Un dialogue à trois voix entre l’œuvre de Pasolini, la psychanalyse de Lacan et les gender studies. 

Les lecteurs de Nonfiction connaissent bien la signature de Fabrice Bourlez, philosophe, psychologue clinicien et psychanalyste. Dans son premier essai au graphisme soigné, Pulsions pasoliniennes, il propose une lecture de l’œuvre de Pier Paolo Pasolini à la lumière des apports de la psychanalyse et des théories queer. C’est aussi sous l’égide des maîtres à penser que sont Barthes, Foucault, Deleuze et Guattari qu’il écrit, inscrivant son étude dans le sillage de leur questionnement du réel contemporain. Il écrit : « Pour faire face à l’apathie, pour affronter la souffrance, pour réveiller la réalité désabusée, comment tirer parti de la descente pasolinienne aux enfers ? Comment son travail peut nous aider à mieux accueillir le contemporain sans le condamner d’une traite ? »  

Fabrice Bourlez nous livre une pensée située dans l’espace et dans le temps. En témoignent les mentions des lieux et dates ouvrant des questionnements spécifiques : « 1975, Paris », « 1975, Ostia », « 2015, Paris », « 1975, USA ». Novembre 1975 : Pasolini est assassiné à Ostia, Gayle Rubin publie The Traffic in Women, essai sur l’économie politique du sexe, et Lacan ouvre son séminaire Le Sinthome. En mettant en regard ces événements ainsi que d’autres, l’auteur enquête sur les filiations susceptibles de relier les champs et les mythes explorés par l’œuvre de Pasolini – Œdipe, le Père, les corps, l’Eros, la société capitaliste –, les travaux critiques qui émergent outre-Atlantique sous le nom de gender studies, et la psychanalyse de Freud ou de Lacan. Sans dévoiler toutes les conclusions de son enquête, en voici quelques éléments.

 

Œdipe et ses pères

 

Pasolini travaille l’inconscient et la sexualité dans ses textes comme dans ses films, mais il est avant tout poète, nous dit F. Bourlez : « son œuvre déjoue. Elle se refuse à l’application systématique d’une quelconque lecture clinique »   . Le poète déclarait : « On m’a dit que j’ai trois idoles : le Christ, Marx et Freud. Ce ne sont que des formules. En fait, ma seule idole est la réalité »   . Cela étant dit d’emblée, quel rapport établir entre la figure du mythe œdipien de Pasolini et l’interprétation psychanalytique du mythe ? Que dit le poète du désir, de l’ordre du Père, de la parole, de la pulsion ?

Pour Lacan, la loi de l’Œdipe fonde l’ordre symbolique, l’ordre du père transmis dans son nom. Or, dans sa pièce de théâtre Affabulazione, Pasolini écrit : « I padri vogliono uccidere i loro figli » (« Les pères veulent tuer leurs fils »), comme inversant l’Œdipe. F. Bourlez montre donc que les deux interprétations du mythe ne s’accordent pas si aisément : « Pasolini refuse de croire à la figure du Père autoritaire [...]. De manière tout-à-fait visionnaire, l’échec du Père à organiser le monde se dégage de l’œuvre pasolinienne. »   Il fait dialoguer tout au long de son texte cette œuvre multiforme avec la psychanalyse, Pasolini devenant comme une gageure pour la théorie. Car si Pasolini se nourrissait des écrits de Freud et de Lacan, il semble se jouer des concepts-clés de la psychanalyse et renverser le symbolique. N’écrivait-il pas, dans son Sonnet 57 : « Ce Freud qui vous amuse, n’explique pas – ne vous explique pas ce qu’en réalité je désire »   . Dès lors, dans sa tentative d’articuler le refus du père pasolinien avec l’hypothèse freudienne, F. Bourlez fait appel aux théories du genre, elles-mêmes héritières et critiques de Freud, pour démêler, si cela se peut, la langue nouvelle qui est celle de Pasolini.

 

Diversité des corps, subjectivités diverses

 

Qu’est-ce qui échappe à la théorie sexuelle et que sait mettre en scène le travail de la poésie pasolinienne ? C’est du côté de l’aspiration révolutionnaire propre à la vie et à l’œuvre du poète, et présente jusque dans sa mort, que l’on trouvera une réponse. Pasolini est un défenseur de la diversité, un praticien de l’ironie, un combattant du fascisme sous toutes ses formes et notamment la plus insidieuse, celle de la société de consommation et des médias de masse. Il questionne sans cesse les normes morales de la société bourgeoise capitaliste, notamment la norme hétérosexuelle, dans l’élaboration de son Eros. Pour autant, peut-on voir un lui un père pour les théories du genre ? « Queer Pasolini ? » s’interroge F.Bourlez   .

En confrontant les ADN respectifs du corpus pasolinien et des théories queer, la méthode d’investigation de l’auteur se révèle riche de dévoilements. Il procède en effet tantôt en biologiste, tantôt en archéologue, interrogeant l’œuvre pasolinienne d’un œil chargé des conquêtes queer : « Sous nos yeux, dans un immense plan séquence, défile la virilité de Franco Citti en Accattone coiffé d’un chapeau de dame (1961) ; éclatent les rires et les larmes de Mamma Roma (1962), où Anna Magnani incarne à la fois une maman et une putain ; virevolte le corps de Ninetto Davoli sautillant et dansant d’un film à l’autre de l’itinéraire pasolinien (1964, 66, 68, 69, 71, 72, 74) ; se fige la sensualité sulfureuse du Christ dans l’Evangile selon saint Matthieu (1964) ; débarque le mystérieux hôte de Théorème (1968), couchant indifféremment avec tous les membres d’une même famille ; prend place la fête des corps s’aimant avec espièglerie et liberté dans la Trilogie de la vie (1971-72-74) ; échouent les corps manipulés, déguisés, dénudés, brimés, torturés de Salò (1975). [...] »   . En défendant le rapport homosexuel pour être « un rapport sexuel comme un autre », Pasolini rejoint-il le militantisme de Leo Bersani appelant de ses vœux, dans Homos, la nécessité pour les gays et les lesbiennes « de se rendre visibles selon les exigences propres aux lois de la visibilité capitaliste » ?   Approuverait-il Monique Wittig, lesbienne, écrivaine, féministe, pour qui « l’hétérosexualité n’ordonnerait pas seulement toutes les relations humaines mais sa production de concepts en même temps que tous les processus qui échappent à la conscience »    ?

Pour F. Bourlez, « la rencontre entre les positions pasoliniennes et celles de la militance queer s’avère moins simple et moins jouissive que prévu. [...] D’un côté, un Auteur qui finit par refuser sans concession le présent et même son propre passé. De l’autre, des subcultures qui veulent agir, subvertir le pouvoir, le faire circuler autrement, s’approprier le présent pour réinventer le futur »   . Car les théories du genre invitent plutôt à penser à nouveaux frais le paradigme œdipien par la lumière qu’elles mettent sur son corrélat hétéro-normatif : le modèle de « la famille petite bourgeoise – papa-maman-bébé »   . C’est alors la théorie psychanalytique qui se trouve bousculée par ce dialogue pasolinien et queer : « Pour penser le sujet de l’inconscient, la psychanalyse ne peut plus s’engager dans la clinique avec l’Œdipe comme seul passage obligé »   . C’est pourquoi, à cette même fin, Judith Butler propose de se tourner vers la performance d’Antigone.

Enfin, la lecture de psychanalyste que livrent ces Pulsions pasoliniennes met au jour les pulsions, précisément, dont l’œuvre de Pasolini est traversée, et y ouvre un accès empreint de la diversité chère au poète. En orchestrant un dialogue imaginaire entre ces figures de la pensée contemporaine que sont les structuralistes, les théoricien.ne.s queer et la psychanalyse, Fabrice Bourlez s’est donnée une tâche ardue, relevée avec maestria. Il rappelle l’incroyable fécondité du travail de Pasolini et montre la force de la vision du poète, pour toujours notre contemporain

 

 

Rencontre avec l'auteur, à Paris le 19 mars :

Salon du livre de Paris 

19 mars, 14h-17h

Espace Franciscopolis (1-F39)