Une anthropologie des sociétés européennes en guerre qui met au jour les logiques de l’acceptation et du refus.

Il paraissait probable, en 2013, que les deux « écoles » de l’histoire de la Première Guerre mondiale en France, l’école du  « consentement » et l’école de la « contrainte », s’affrontent de manière violente, à la faveur de l’intérêt massif qui serait porté à leur objet de recherche. S’il est bien trop tôt pour tirer des résultats scientifiques du flot de publications liées au Centenaire, il est en revanche aisé de constater que cet affrontement n’a pas eu lieu. Peut-être parce que les protagonistes, lassés de ces étiquettes réductrices, ont décidé de dépasser l’ancien clivage ? Nous en avions rappelé les contours à l’occasion d’un autre débat   : à la question centrale de savoir comment soldats et civils avaient « tenu » face à l’horreur de la guerre, on peut grossièrement dire que les chercheurs rassemblés autour de l’Historial de Péronne répondaient par les formes d’adhésion des populations à la guerre, le fameux « consentement », quand un autre groupe de scientifiques, réunis autour du CRID   , soulignaient les refus, le poids des « contraintes », et les marges d’autonomie très réduites du temps de guerre.

 

Dépasser les clivages

 

Ces slogans, à bien des égards journalistiques, ont fini par lasser : à la faveur de l’émergence d’une nouvelle génération d’historiens, le débat s’est déplacé autour de questions méthodologiques, comme les frontières de l’histoire culturelle et sociale ou l’utilisation des sources. S’il y a bien eu quelques tentatives de croiser le fer   , les deux tendances ont suivi leurs agendas respectifs, le CRID organisant un grand colloque sur « Les mises en guerre de l’État »   , l’Historial de Péronne s’intéressant, quand à lui, aux « Premières fois de la Grande Guerre »   .

Le livre édité par Nicolas Beaupré, Heather Jones et Anne Rasmussen tente de s’inscrire dans ce dépassement des clivages. Son titre même est un programme : si le terme « accepter » renvoie à la traditionnelle interprétation en terme de « consentement », le terme « refuser » renvoie à l’étude de la « contrainte ». Entre les deux a été inséré une troisième expression, « endurer », revendiquée par les auteurs comme un moyen de dépasser les postures, devenues stériles, et d’introduire de la complexité   . Pour ce faire, les auteurs publient donc les actes d’un colloque international tenu à l’Historial de Péronne en 2008, qui comptent quatorze contributions. Ce genre d’entreprise présente toujours des inconvénients : les délais de publication, d’abord, car entre l’événement scientifique et sa transformation en livre, sept ans ont passé, et un certain nombre des chercheurs ont, depuis lors, publié des recherches beaucoup plus fouillées sur leurs thématiques (on pense, notamment à Emmanuel Saint-Fuscien, Manon Pignot ou Emmanuelle Cronier). Par ailleurs, si les entreprises collectives permettent de rendre la pluralité des configurations, elles tendent parfois vers l’éparpillement. Dans le cas présent, le parti d’une problématique resserrée est plutôt réussi.

L’un des avantages indéniables du volume est son ouverture internationale : il regroupe ainsi des analyses sur une dizaine de pays européens, la France étant certes bien représentée, mais les études concernant l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie, la Russie ou la Croatie apportent des éléments d’histoire comparative très bienvenus. Si la revendication d’une recherche internationale n’est pas toujours « un gage de qualité » – Nicolas Mariot critiquait ainsi   l’idée que le débat consentement/contrainte serait dépassé parce que trop « franco-français » – les comparaisons internationales permettent ici, au contraire, de montrer que la question de l’acceptation de la guerre ou de son refus se pose dans de nombreux pays.


Endurer, refuser… résister ?


Quels résultats tirer de la lecture de l’ouvrage ? La distinction entre « accepter », « endurer » et « refuser » se révèle, à l’usage, parfois artificielle : à travers tous les articles, on voit l’évolution de la temporalité des postures, ce que rappelle Leonard V. Smith en introduction. Un acteur qui accepte la guerre à contrecœur en 1914, peut très bien terminer celle-ci en rejetant son adhésion première, après avoir, comme beaucoup d’autres, enduré une guerre sur laquelle il n’a que peu de prises. Ce faisant, la lecture pousse parfois vers le doute, car dans des catégories relativement difficiles à circonscrire de l’histoire des mentalités – comme l’adhésion, le consentement, la résignation – on a parfois l’impression que les limites du « refus », notamment, s’étendent à l’infini. Tout devient refus, et le moindre acte revêt alors le caractère d’une « résistance » : tenir un journal   , ne pas répondre aux inspecteurs allemands   … Ces débats ont déjà été soulevés dans le cas du IIIe Reich   , mais on ne peut pas tracer aussi rapidement des parallèles avec la Seconde Guerre mondiale sans les approfondir. Les raccourcis sont parfois rapides, comme lorsque dans un article sur les prisonniers de guerre, l’auteur écrit que l’évasion était une forme  « de ‘refus’ de la captivité et d’acceptation de la guerre… »   Si cette idée est corroborée par les sources, on ne peut pas, aussi directement, postuler que telle ou telle attitude de refus des conditions de la guerre correspondait nécessairement à une adhésion plus globale à la guerre elle-même, ce que certains articles font cependant.

Dans l’ensemble, la tentative de complexification est cependant réussie, notamment en intégrant une meilleure analyse de la temporalité qui évite d’étiqueter des pratiques de manière immuable et d’essentialiser ainsi des positions. Les mots, cependant, sont importants : en passant du terme de « contrainte » au terme de « refus », les auteurs décalent le regard vers les réactions individuelles et collectives, délaissant dans une certaine mesure l’étude des institutions qui produisent de la contrainte. Emmanuel Saint-Fuscien est l’un des rares à s’interroger, dans son article sur la justice militaire, non seulement sur la réaction des individus, de l’acceptation au refus, mais aussi sur les formes de la contrainte, ainsi que sur les marges de manœuvres réelles. Car si le terme « endurer » permet de sortir de la dichotomie préalable, il réoriente le regard sur l’individu. Les sources des différents articles s’en ressentent : si le recours aux sources sérielles et institutionnelles existent, les témoignages individuels, qu’il est souvent tentant de généraliser abusivement, sont le fondement principal des analyses. Les chercheurs essayent tous de marier histoire culturelle et histoire sociale, pour dépasser le clivage méthodologique, mais le choix de l’objet tend tout de même vers une histoire des mentalités, revendiquée par les auteurs, et très centrée sur « des acteurs, des affects, des émotions, des attitudes et des pratiques »   .


Le poids du conformisme


Un des leitmotiv des nombreux articles est la place du genre et des rôles masculins et féminins. Si certaines études en font le centre de leur analyse (notamment l’article de Galit Haddad sur le féminisme), la problématique traverse tout l’ouvrage. John Horne, dans son étude sur la bienfaisance, montre comment, dans cette activité traditionnellement féminine, jouent les logiques de la guerre, les femmes pouvant participer, depuis l’arrière, au soutien du front, masculin   . De même, Manon Pignot et Emmanuelle Cronier, dans leur étude conjointe de la famille en guerre, montrent bien les logiques de transformation de la société patriarcale   . La famille, par sa résilience, a été un pilier de l’endurance dans la guerre. L’étude de Heather Jones, sur les prisonniers de guerre, montre bien comment la virilité joue un rôle très important dans la culture des prisonniers de guerre   .

La question du genre, du maintien des identités genrées ou de leur transformation dans la guerre, débouche sur celle, encore plus générale, du conformisme. En effet, l’ouvrage opère toute une série de déplacements : il y est moins question d’une « culture de guerre » au sens idéologique du terme, que de ses manifestations anthropologiques (dans la famille, dans les rapports hommes-femmes, dans les groupes de solidarité primaire au front…). Ainsi, il n’est pas besoin d’être violemment patriote pour avoir peur, en tant qu’homme, de se défiler face au devoir militaire masculin ; ou d’être follement nationaliste, pour une femme, pour pousser son mari à assumer ce devoir. Ces constats sont très forts pour la France, pays envahi. Mais dans d’autres pays aussi, cette vague d’acceptation – également portée par un conformisme social fort – joue à plein : au Royaume-Uni, par exemple.

C’est tout l’intérêt d’un certain nombre des articles sur les cas étrangers : ils corrigent, finalement, par petites touches, un certain nombre de « faits acquis ». Ainsi, pour le Royaume-Uni, dans un pays où la conscription n’existait pas, les engagements massifs de volontaires révèlent-ils une acceptation massive et patriotique de la guerre ? Si on considère, dans l’analyse précise, que les vagues d’engagement se font au moment où les premières défaites sont enregistrées, à la fin août, le tableau en est profondément modifié. Il y a moins un enthousiasme va-t’en guerre, qu’une résignation face à l’avancée des puissances centrales. De même, dans l’article de Arndt Weinrich concernant cet enthousiasme dans les pays germaniques : l’auteur défend l’idée que la déclaration de guerre n’a été reçue qu’avec une grande gravité, une résignation angoissée. En revanche, un réel enthousiasme se fait jour plus tard dans le mois d’août 1914, face à la capacité des États européens à se mettre en guerre. Ces petits changements ne sont pas anodins : ils changent la nature des événements.

Ressort de l’ouvrage une image qu’il resterait à compléter : celle d’un arrière plutôt prêt à accepter et à endurer, et où les effets de décrochement sont tardifs ; et d’un espace du front où le refus est plus massif, plus précoce, plus profond. L’exemple russe ou l’analyse faite par Gerd Krumeich sur l’Allemagne sont à ce titre éclairants des logiques de circulation contestatrice entre les deux espaces. L’arrière n’est cependant pas exempt de refus et de résistance, comme le montre l’article de Charles Ridel qui décortique les logiques complexes de « l’embuscage », de la recherche du bon emploi à l’abri des combats   . Ainsi, si le triptyque lexical choisi par les auteurs n’est pas toujours convaincant   , les résultats, eux, le sont : ils débouchent sur une histoire qui prend en compte avec brio la temporalité de la guerre, ses configurations nationales diverses, et une partie de son épaisseur sociale, en renouvelant notre vision des attitudes durant la guerre.

 

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