Une monographie de Miles Hyman s'interroge sur l'art de la narration du dessinateur américain, reconnu pour son art du cadrage et son sens de la couleur.

 « Des images qui tiennent toutes seules et qui racontent une histoire » Miles Hyman définit ainsi ses récentes recherches picturales. Le livre Drawings, édité par Glénat, Hors collection, tente de cerner à travers les textes de ses collaborateurs   le parcours de ce dessinateur éclectique, une vision monographique largement illustrée par les planches d’Hyman sourcées en fin de livre dans un index. Par sa présentation, même si l’œuvre est abordée tantôt sous forme de souvenirs (la première fois que j’ai vu Hyman par Marc Villard lorsqu’il nous parle de son ami américain) tantôt de façon thématique (« la ville », « les femmes », « l’ailleurs », « l’absence et le mystère ») – ceci en fonction des différents témoignages d’auteurs – la lecture met en relief le caractère narratif des images d’Hyman perçues isolément. Elles ne s’inscrivent pas dans une perception sérielle. D’où la prépondérance de son travail d’illustrateur pour la presse (Libération, Le Monde, Télérama, XXI, Muze, Marianne aussi bien que The New York Times, The International Herald Tribune, The Boston Globe et The New Yorker Magazine) pour des éditions (insérer un lien) (notamment ses couvertures pour Baleine et la collection le Poulpe) ou pour des livres comme Manhattan Transfer de Dos Passos, L’Agent secret de John Conrad et Lorsque Lou de Philippe Djian. Il ne s’agit pas de revenir sur le statut narratif de l’iconographie présentée (cf. l’approche sémiotique de Thierry Groensteen dans Bande dessinée et narration) mais de tenter de cerner cette notion à partir des textes fragmentaires de Drawings.

 

L’œil cinématographique

Ainsi l’œil cinématographique d’Hyman est largement évoqué par Étienne Robial. L’éditeur revient sur le premier livre de Miles Hyman paru en novembre 1987 chez Futuropolis dans la collection X de Marc Thévenet intitulé L’Homme à deux têtes, un premier livre signé du pseudonyme de Milo Daax. Robial après avoir cerné les sources d’inspiration du jeune Hyman (Gus Bofa, Tardi, Munoz, Loustal, Gôtting) et évoqué sa texture d’image particulière mentionne « un trait qui limite les surfaces, mais surtout, ses cadrages sont cinématographiques. Champs, contrechamps, plongées, contre-plongées, plans serrés, plans larges. L’œil de Miles est un objectif ». Sens du cadrage exceptionnel également pour François Guérif qui prend soin de détailler les images. Il donne en exemple les ambiances européennes de Miles Hymes (qui lui insiste plutôt sur son triangle de prédilection Paris, New York et Los Angeles) : « On y retrouve aussi des ambiances européennes, tel cet escalier à ciel ouvert montant vers un immeuble à l’angle de deux rues qui évoque Strasbourg – Saint-Denis, ou cette rue encaissée sous des passerelles qu’on croirait sortie du Doulos de Melville ». L’image cinématographique permet de souligner l’originalité du cadrage (dans les cas précédents contre-plongée et plongée), parfois comparée à celle de Hopper.

Mais se mêle à la notion de cadrage celle de l’atmosphère des films, plus précisément des films noirs. Miles Hyman est également le dessinateur de l’adaptation en bande dessinée du Dahlia noir de James Ellroy chez Casterman, réalisée à partir de coupures de presse du Los Angeles Examiner et de films des années cinquante (Chasse au gang d’André de Toth, Mort à l’arrivée de Rodolphe Maté) sur un scénario de Matz et Fincher. Comme si l’illustration littérale et littéraire laissait la place à un point de vue oculaire décalé. Cette métamorphose et cette évolution sont clairement explicitées par Fromental qui parle du « soin chirurgical de ses cadrages. Comme si, au fil de ses rapports de plus en plus intimes avec l’écrit, ses illustrations de grands textes (spéciale dédicace à l’Agent secret de Conrad chez Futuro), ses adaptations de Jim Thompson ou James Ellroy, il avait progressivement laissé le cinéma entrer dans sa méthode ». L’ambiance dégagée par ces cadrages est celle du mystère inquiétant, ainsi la contre-plongée est utilisée pour les silhouettes de personnages menaçants qu’il s’agisse du Mystère de la chambre jaune (pastel de 1997), ou de la couverture du Poulpe : Les derniers des colts (pastel sec de 1997). La tête d’un personnage flouté traversant une gare devient fantomatique (Chroniques ferroviaires chez Futuropolis fusain, 1989). Dans le brouillard, la gare semble plongée dans un sommeil hypnotique, peu importe qu’il s’agisse de la Gare de l’Est à Paris, à Milan, à Berlin, à Saint-Pancras de Londres ou à Grand Central de New York. Le cadrage frontal apparaît en revanche lorsque l’Amérique fait l’objet d’un guide sur New York (collaboration entre Casterman et Lonely Planet). Un classique plan moyen cadré sur un personnage souligne en arrière-plan l’architecture de la ville. L’humain retrouve sa place au premier plan des compositions urbaines.

 

Ciel vacant et temps suspendu

« Représenter un lieu, c’est aussi représenter les gens qui l’habitent, ceux qui l’animent et lui donnent vie. Un personnage ajoute un narratif à ce qui pourrait être un simple décor. Celui-ci devient alors accessible au lecteur et lui permet d’investir la situation, de vivre un moment de dépaysement intérieur, et, je l’espère de voyager par l’esprit ». Myles Hyman décrit ses sujets sous l’angle narratif à partir du personnage, le spectateur est pour lui un lecteur qui aborde l’image de différentes façons : d’abord par identification puis par allusion. L’identification est première, le dessinateur indique que ses personnages sont en situation, précisons le plus souvent ils sont en situation d’inactivité : dans les transports, abandonnés à leur rêverie, homme regardant un revolver, femme interrompant sa lecture, contemplateurs de paysages avec la main en visière constituent une vision du quotidien saisi dans ses interstices, hors du champ de l’animation. Ils semblent plus détachés qu’absorbés, dégageant une vacuité diffuse. À propos d’Images interdites, cosigné par Philippe Paringaux qui paraît chez Casterman en automne 2010, Michel Rime constate : « Il en émane un calme trompeur. Le lecteur y trouve d’abord du répit. C’est comme si l’action était suspendue, accrochée à un instant que l’on a extirpé de la course du temps. » Toutes ces figures prennent le temps de se forger des histoires dont nous ne possédons pas les clefs. Ils restent songeurs et muets. Chacun pouvant ainsi se projeter dans une interprétation de leur absence. Nous les regardons, eux regardent au loin. Toujours plus vaguement, dans un lointain hors cadre.

Le regard est projeté à l‘extérieur de la planche, par des relais qui sont des aplats. Ciel vacant pour Fromental. C’est ce que nous avons appelé le niveau allusif qui renvoie la spatialité à un temps suspendu. Aucun événement n’arrête la vision qui s’échappe à travers la longitude architecturale de l’arrière-plan le plus souvent troué par un ciel ouvert en bordure de l’image. Les relais procèdent par glissements, d’une surface à une autre. La caractérisation d’un visage est déjà surinterprétatif. Têtes coupées ou silhouettes présentées de dos remplissent cette fonction de retrait. Miles Hyman précise la finalité allusive de cette soustraction volontaire « plutôt que d’imposer un message, je préfère ouvrir une porte. Pour moi, un bon dessin interroge mais ne donne pas directement une réponse : les paramètres ne doivent pas être définis par avance. « Les jeux sur la texture permettent également d’échapper au sens et à sa littéralité. Ils plongent l’œil dans une matérialité qui n’a d’autre but qu’elle-même. La technique du fusain, par exemple dans son illustration du Manhattan Transfer de Dos Passos, permet de densifier l’épaisseur de l’air et des différentes luminosités. Robial, au sujet de l’adaptation de Conrad, L’Agent secret (91) parle du « flou minéral » du Londres de 1894. La ville devient le véritable sujet. Les compositions reposent alors sur une architecture découpée en différents pans. Pour Rimes « on pense aux espaces métaphysiques d’un De Chirico. Morceaux de villes paysages urbains vides où le temps est suspendu ». Chez Miles Hyman, le personnage reste en creux. On le sent, on l’attend comme s’il était momentanément sorti.

Pour Jean-Luc Fromental, les références sont ailleurs « ses sujets en couleur, élégants et bien coiffés, dressés sur fond de grand ciel vacant ou d’architecture typée, évoquaient davantage à mes yeux, la manière d’un Leyendecker ou d’un Rockwell en couverture du vieux Saturday Evening Post, que celle d’Edward Hopper, auquel on l’a si souvent associé par la suite. Ses images possédaient une force narrative peu commune, comme des polaroïds de scènes complexes en train de se jouer, dont l’origine et les implications seraient laissées à la sagacité du spectateur. Les lunettes du Dr T.J Eckleburg de Gasby au pied du Pont-Neuf ». La lecture se révèle sous forme d’énigme, notons le transfert de l’image cinématographique à celle de l’appareil photo. Le cliché est parfois récurrent. Pour un ciel vacant, combien de sièges vides nous interrogent ? Les personnages qui s’absentent hantent les représentations. Une chaise inoccupée dans un paysage enneigé avec des cadavres de bouteilles dans une ambiance post-festive de cotillons sinistres, une télé restée allumée dans un salon sombre où trône un bureau, pièce déserte avec en punctum une paire de bottines abandonnée sur fond de murs et de plafond laissés à l‘abandon. Comme si l’illustrateur déposait çà et là des indices d’une présence, à la manière d’une enquête criminelle. Cadrage laconique ? Conjointement à la parenthèse temporelle comment se conjuguent les paramètres du cadrage ? La suspension provient de l’assemblage des lignes de force et de textures comme le montre A Long Courtship – Recherche personnelle, fusain, couleur numérique 2015. La discussion entre les deux personnages semble incluse dans un paysage mixte. Le déhanchement du personnage principal de l’homme dessiné de dos est la zone d’ancrage du regard. La technique récente de colorisation numérique jointe au dessin noir et blanc manuel au fusain n’est pas sans incidence et marque une évolution dans le travail de l’illustrateur. Or comme le souligne Miles Hyman au sujet du Dahlia noir « la mise en couleur ne doit pas dénaturer le trait ». Mais est-ce encore lui le porteur du récit ?

 

Colorimétrie

La narration est liée à une continuité temporelle qui doit acquérir une épaisseur. La lumière est un élément prenant de plus en plus d’importance dans le travail d’Hyman. Les travaux sur les ombres étant plutôt réservés à une période antérieure de ses recherches au fusain   . L’impression d’hyperréalisme est liée à la disposition des flaques de lumière tout autant qu’à la Ligne claire (titre du chapitre de Fromental). Jean-Bernard Pouy – collaborateur d’Hyman sur la collection du Poulpe – parle au sujet du dessinateur de la « justesse cinéphilique de la couleur », de « faux hyperréalisme ». Cette nouvelle manière est particulièrement apparente sur une série comme celle consacrée à la jeunesse pour le journal Libération : Moi, Jeune série de 2015 fusain et couleur numérique. Une nouvelle manière pour Fromental, qui peut être liée aux productions récentes de Miles Hyman qui dessine au fusain avant de coloriser à l’ordinateur ses dessins par un système de calques. Ces derniers se superposent et confèrent de la netteté au rendu graphique. Fromental détaille du point de vue du spectateur le résultat de cette approche. Le pastel (qui fonctionne par superposition de couches avec visibilité du « coup de crayon ») va être remplacé par la peinture. « Sa technique de l’époque, le pastel, donnait à la plupart de ses représentations le flou de l’estompe, intéressant contraste avec la précision extrême de leur composition. Nous y voyions un style. C’en était un assurément, mais aujourd’hui – avec ce recul salutaire qui permet d’apprécier en entier la trajectoire d’un artiste – j’y discerne aussi ce qu’on pourrait appeler la « pudeur du dessinateur ». Une crainte d’exposer crûment les maladresses (ou les habiletés) de sa main. Certains se retranchent dans l’excès de couleurs ou la hachure, d’autres se cachent derrière la gouge, inquiets de révéler le trait nu montant directement de l’âme. Le temps, le travail, l’assurance ont permis à Miles de quitter sa coquille, de sortir de sa prudente myopie, cette condition que James Thurber décrit dans sa nouvelle L’Amiral sur la bicyclette comme un rempart contre la laideur et la banalité du monde. Son travail est devenu franc et net, affûté et tranchant, exprimant sans ciller ce qu’il a à dire, éclatant de lumière, souvent éblouissant. » La nouvelle technique est confirmée par Hyman lui-même « La grande fragilité du pastel me limitait. La peinture me permet d’élargir ma palette, d’explorer les textures et les lumières ». La finalité étant toujours celle d’une narration autonome.

L’impression de glacis s’est modifiée. Les harmonies de couleur également. La prédominance des teintes mordorées, les tons d’automne, les couleurs chaudes attribuent aux œuvres récentes une unité sériale, elles contrastent avec les couleurs plus franches et vives des couches et sous-couches de pastel (évoquées par Marc Villard), dans des harmonies plus rose/violet. La gamme de couleur s’est déplacée, les « accords », pour reprendre l’expression d’Étienne Robial, ont varié : « Et puis c’est la rencontre avec Philippe Djian. Lorsque Lou (92). Pour moi, c’est mon premier Hyman couleur ! Pastel sec, accords froids et sucrés pour un Canada glacial. Court, précis tellement juste. » Ces « Accords froids et sucrés » se retrouvent dans les illustrations pour enfants ou l’album Un Noël d’enfant au pays de Galles chez Denoël Graphic, pastel sec qui date de 2005. La dimension temporelle s‘en trouve décalée, la narration est prise en charge par l’histoire que l’on se raconte et qui appartient à un passé plus ou moins proche. La note de couleur fondamentale, sortie tout droit d’un vieux Saturday Evening Post, que lisait Hyman enfant et lié à ses grands-parents, est proche du sépia. Vintage sans être rétro. Associée au souvenir, cette dimension confère au récit un écart temporel, une distance qui souligne l’éloignement sur l’air du « je me souviens ». Chez Miles Hyman l’image se fait mélancolique, devient un lieu mémoriel de passage : « Le fait de vivre en France crée chez moi une sorte de chimie fantasmagorique lorsque je dessine les États-Unis. C’est comme si la nostalgie de ces lieux influait sur sa représentation picturale. Mes dessins sur ou autour de mon pays d’origine sont toujours des images hybrides, mélange de souvenirs, d’observation et de fiction. »

Permettant de comparer le point de vue de Miles Hyman et celui de ses différents collaborateurs, cette monographie, largement illustrée, cerne la progression du dessinateur sur l'ensemble de son travail. Un discours s'élabore autour de la notion centrale de narration qui met en avant une pratique évolutive avant d'en envisager les enjeux théoriques. La confrontation des commentateurs, scénaristes ou éditeurs, fournit des angles d'analyse à la fois variés, nuancés et justes