Une vue surplombante unique sur les significations, les effets et les limites des actions d’indemnisation des 'préjudices de l’histoire'.

Antoine Garapon n’est pas un magistrat tout à fait comme les autres. Ancien juge des enfants, pétri d’une large culture philosophique et sociologique dont il fait montre à nouveau dans ce livre, il a pris le relais de Robert Badinter à la tête de l’Institut des hautes études de la justice fondé en 1990. Preuve certaine qu’il aime à réfléchir sur le rôle, les pratiques, et l’ancrage du juge dans les sociétés démocratiques. Dans ce cadre de réflexion, il a pour lui une double connaissance des cultures juridiques européenne ("continentale", comme on dit) et américaine. La comparaison de ces deux ordres procéduraux lui permet, dans ce livre, d’adopter une vue surplombante unique sur les significations, les effets et les limites des actions d’indemnisation des "préjudices de l’histoire", qui se multiplient depuis une dizaine d’années. Enfin, à la manière d’un "philosophe de l’actualité" au sens où Michel Foucault pouvait l’entendre, A. Garapon réagit, critique, élucide, et rend aux problèmes juridiques les plus techniques toute la saillance que les évidences morales et les routines judiciaires leur avaient peut-être retirée. Engagé sur plusieurs fronts, A. Garapon se révèle un excellent observateur des mutations de son temps. Son dernier ouvrage attire forcément l’attention.

Ne nous fions pas d’emblée au sous-titre (Colonisation, esclavage, Shoah) qui donne certes les points de repère nécessaires au lecteur effrayé par l’ampleur de l’interrogation du titre lui-même (Peut-on réparer l’histoire ?), mais qui ne représentent pas tout à fait la multiplicité des exemples que Garapon mobilise dans cet essai ni ne constituent les axes structurants de l’ouvrage. Il est question des indemnisations des Indiens d’Amérique du Nord comme du droit de propriété des natives d’Australie, des Maoris de Nouvelle-Zélande, des stolen generations au Canada   , ou encore des oeuvres d’art confisquées par Goering et dont les familles demandent aujourd’hui dédommagement. Dans une écriture d’une limpidité remarquable, bien servie par des encadrés sur lesquels le plus curieux des lecteurs pourra s’attarder à loisir lorsqu’il souhaite une illustration technique du propos, A. Garapon expose les trois moments historiques, philosophiques et juridiques qui ont scandé la "judiciarisation de l’histoire" depuis une soixantaine d’années.


De la criminalisation à la réparation

Nous gardons en mémoire les procès de Nuremberg et de Tokyo au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Ce premier moment criminalisait l’histoire, dans le cadre de grands procès pénaux, spectaculaires, visant les bourreaux encore vivants. Une deuxième phase du jugement  des préjudices de l’histoire correspond aux commissions « Vérité et Réconciliation » en Afrique du Sud bien sûr, mais aussi au Canada, ou au Rwanda, dont on peut d’ailleurs s’étonner que l’auteur en parle si peu, alors que le récent reportage de Jean Hatzfeld publié sous le titre La stratégie des antilopes (Seuil, 2007) tâche encore et toujours de réveiller les mauvaises consciences occidentales (françaises !) sur la question. Lors de cette seconde phase, le modèle pénal a donc été dépassé par une justice dite "reconstructive" (parce que l’objectif est de ressouder la communauté politique), ou "transitionnelle" (car elle intègre un volet matériel de réparations pour les victimes). Enfin, "nous voici entrés, depuis quelques années, dans une troisième phase : nous ne cherchons plus à réprimer quelques acteurs ou à réconcilier les peuples après une grave crise, mais nous prétendons réparer les crimes du passé, et ce indépendamment de toute situation paroxystique".

Alors oui, les critiques les plus violentes ont fusé à l’encontre du principe des réparations monétaires, de la part d’"intellectuels" comme Pascal Bruckner qui, avant que le candidat Sarkozy n’en fasse ses choux gras, dénonçaient la "repentance" et autres signes de "faiblesse" que la métropole pourrait "malencontreusement" adresser à ses anciennes colonies. Antoine Garapon lui a choisi d’expliquer sereinement pourquoi et comment cette nouvelle forme de "judiciarisation de l’histoire" s’est mise en place.

Au glissement de la "criminalisation" à la "réparation" de l’histoire correspondent, selon A. Garapon, deux autres grandes mutations : l’une microscopique et procédurale a fait passer les sociétés démocratiques et leurs juges de l’utilisation univoque du droit pénal à celle plus polymorphe du droit civil ; l’autre macroscopique a fait basculer l’Occident du modèle westphalien étatique et souverainiste né des débris de l’Europe napoléonienne (et du Printemps des peuples) à la "mondialisation" dont A. Garapon a le mérite de repérer les raisons juridiques. Trois mutations majeures donc, en moins de 50 ans. Dans la première partie, A. Garapon examine les principes "philosophiques" qui animent les procès d’indemnisation. Il fait de la class action (l’action de groupe) juive américaine, menée contre les banques suisses entre 1996 et 2000, un cas paradigmatique et décisif. Elle a en effet inauguré l’idée d’utiliser toutes les ressources du droit civil pour obtenir une réparation des préjudices de l’histoire, elle s’est passée de l’intervention de l’État américain, elle a joué énormément sur la mobilisation de l’opinion publique, et enfin s’est régulièrement située à un niveau infra-légal, puisque les tractations en coulisses se sont avérées aussi déterminantes que la scène du procès elle-même. Ce sont ces éléments que nous retrouvons, à moindre degré parfois, dans toutes les affaires d’indemnisation qui se succèdent depuis une dizaine d’années. L’effacement de l’État souverain, garant de la loi et tout-puissant sur le plan judiciaire, est particulièrement notable. Désormais, le modèle américain de la Commonwealth prend le dessus, qui favorise largement les initiatives individuelles. Les demandeurs se passent sans difficulté de la médiation étatique et s’en remettent à la seule "procédure" et à l’inventivité en la matière, parfois stupéfiante, des (cause) lawyers.

Premier principe philosophique donc : l’individualisme, pour le dire très vite. Mais les actions d’indemnisation reposent sur deux autres principes : l’espoir d’un dépassement de l’histoire, d’une "liquidation" de l’histoire même, qui passerait par l’acquittement des dettes ; et l’espoir d’une justice objective parce que matérialiste et chiffrée. A. Garapon s’appuie sur Ricoeur et ses émules d’un côté, sur le sociologue Simmel de l’autre. Il cite le premier pour la "mise en intrigue de l’histoire", en soulignant que ces nouvelles demandes judiciaires instaurent en effet un nouveau rapport au temps puisqu’elles "échafaude[nt] un drame tourné vers le futur, vers la rédemption au sens propre du terme, c’est à dire le rachat des captifs". Puis il reprend l’historien allemand d’inspiration ricoeurienne, Koselleck, pour expliquer la mise en place d’un nouvel "horizon d’attente", d’un "espace d’expérience" qui fait le lien entre générations passées et générations présentes, dont le legs est tissé de dettes et de reconnaissances répétées. Le troisième et dernier principe est celui de "la conversion de l’histoire en argent", adossé à l’espoir d’une justice chiffrée, d’une justice matérialiste, qui mesurerait les souffrances en toute objectivité. Ces actions d’indemnisation confèreraient ainsi au droit toute sa positivité, mais aussi sa force de fascination puisque l’implacable "médiation des biens", l’imposition d’une dette en argent, viendraient se substituer avec aisance aux enjeux éminemment moraux du préjudice, à savoir la reconnaissance symbolique, ou le deuil inachevé, jamais terminé.


L'argent répare-t-il vraiment ?

Toutefois, A. Garapon renverse la vapeur dans la deuxième partie de son essai philosophico-juridique puisqu’il pointe les limites politiques du droit civil et par là même de la judiciarisation de l’histoire. L’argent répare-t-il vraiment ? L’auteur rappelle que le coût des procès est souvent exorbitant, parfois même plus important que l’indemnisation des victimes (la commission Volcker, chargée de l’indemnisation des juifs lésés par les banque suisses, a dépensé 700 millions de dollars!). En outre, ces procès génèrent une "concurrence des victimes"   et plus encore : "entre victimes". Enfin, ils mettent fin à toute nouvelle action à justice en la matière, et clôturent la mémoire, imposant le deuil à toutes les victimes. En soi, l’argent ne peut suffire. A. Garapon envisage donc plusieurs moyens de rendre à l’argent sa valeur à la fois instrumentale et symbolique – il évoque le cas des fondations, la Fondation pour la mémoire de la Shoah par exemple. Deuxième problème soulevé par la multiplication de ces actions réparatrices : l’absence régulatrice de l’État. On l’a vu lors du procès intenté contre la SNCF, en 2001, par la famille Lipietz, pour obtenir réparation du préjudice d’avoir été internés puis déportés durant l’Occupation. Le tribunal administratif de Toulouse a condamné l’État à verser la somme de 40 000 euros et la SNCF 20 000 euros pour "faute de service". Ce droit civil qui se passe de l’État prête le flanc aux critiques, surtout dans un système français si peu habitué aux informalités juridiques et à l’inventivité procédurale. Et que penser de la floraison de ces initiatives individuelles (plus de 1800 plaintes ont été déposées contre la SNCF), sinon qu’elles risquent peut-être de générer un effet pervers, celui de la banalisation de l’événement ?

Mais A. Garapon n’écrit pas pour juger de la pertinence ou pas des actions civiles en réparation. De ces deux limites, à laquelle il ajoute une troisième, celle de l’impossible retour au statu quo ante et même de l’impossible chiffrage, "contrefactuel", des pertes subies à cause de l’esclavage, de la Shoah ou de la colonisation des terres indigènes, Garapon tire la conclusion qu’en fin de compte seule une parole politique peut venir combler le "déficit symbolique" laissé par le désanchantement du monde et creusé par cet argent donné en compensation mais qui n’a jamais d’odeur. Le formalisme juridique atteint des limites auxquelles les juristes ne pourront rien changer, mais que les politiques, eux, peuvent aisément dépasser. On pense au discours du Président Chirac au Vel d’Hiv’ le 16 juillet 1995, plus récemment aux lois mémorielles reconnaissant le génocide arménien ou demandant la réparation de l’esclavage (loi Taubira). La justice ne peut suffire à panser les plaies de la mémoire. Prenant acte de l’échec de la conférence de Durban en 2001 qui prônait un apurement généralisé des dettes, A. Garapon préfère clamer son utopie européenne sur une "communauté de dettes" assumée et par les citoyens et par les États qui, seuls, peuvent "dépasser les risques de concurrence entre victimes".

Il est peut-être étonnant de voir l’auteur, fin connaisseur de la culture juridique américaine, se tourner in fine vers l’État, garant de la société civile, fondement de la communauté politique, et médiateur des relations judiciaires. Plus philosophe qu’historien, notre magistrat se révèlera d’ailleurs peut-être trop "culturaliste" au goût des historiens de la justice. Il durcit les traits de deux ordres procéduraux, continental et anglo-saxon, dont l’histoire reste pourtant largement à faire. Le clivage entre système accusatoire (anglo-saxon) et système inquisitoire (franco-italien) mérite peut-être d’être révisé à partir d’une histoire longue, depuis le XIIe siècle au moins. A. Garapon place l’infra-légal, l’idée de transaction, la culture de la négociation du côté américain, tandis que le droit français reposerait (depuis quand et pourquoi ?) sur la souveraineté de l’État, sur sa toute-puissance incarnée dans les institutions judiciaires. Or, il n’est pas certain que les modèles doivent être maintenus tels quels, sans être historiquement revisités à nouveaux frais. Sur un autre point, A. Garapon occulte l’histoire des institutions et des procédures. L’idée de réparation et de compensation pécuniaire semble, dans cet ouvrage, étroitement liée aux crimes contre l’humanité (esclavages, colonisation, Shoah). Mais que dire alors du wergeld, cette "composition" versée en réparation du crime commis, dans les cultures germaniques du Haut Moyen Âge ? Que dire des pénitences "tarifées" de la même époque (VI-IXe siècles), importées sur le continent par des moines irlandais, et qui consistent souvent à payer une amende pour "liquider" sa faute ? Face à cette nouvelle forme de judiciarisation de l’histoire qu’Antoine Garapon décrit si bien pour le présent et qu’il corrèle à l’indemnisation et à la qualification de la dette, il semble difficile de faire l’économie d’une anthropologie historique, même sommaire, ou plus exactement d’une généalogie, des justices occidentales.

Au moins A. Garapon échappe t-il au débat traditionnel qui anime depuis trop longtemps la philosophie du droit, et qui manifestement s’avère caduc aux yeux d’un magistrat, entre naturalisme et positivisme. Sans célébrer aveuglément la cohérence interne du droit positif, Garapon n’en revient pas pour autant aux vieilles lunes de l’universalisme juridique. Voici simplement le livre de quelqu’un qui ne redoute pas la mondialisation, d’un Européen convaincu, d’un serviteur de l’État et de la communauté politique. D’un juge grec dans une Cité moderne.
 

 

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Crédit photo : Album de Céline / Flickr.com