Ukraine, été 1941 : sous l'uniforme mussolinien, l'ambigu Curzio Malaparte couvre le front de l'est pour le Corriere della Sera.

Carcasses en putréfaction, cavaleries d'acier, hennissements figés dans la glace : d'une extrémité à l'autre de la ligne des combats, la mort honteuse des chevaux tisse la toile de la guerre totalitaire qui emporte dans sa fureur toutes les règles d'un art militaire révolu. Étrange nostalgie : l'odeur du fer et de l'huile a remplacé celle du cuir et du crottin, les officiers font la guerre aux enfants, les soldats se donnent à eux-mêmes la mort, le commandement s'acharne dans une lutte sans merci contre les poissons. On n'enterre plus les chevaux : on déjeune sur leur charogne.

Pudeur devant une réalité glaçante ? Sobriété devant un texte dont les fioritures baroques poussent jusqu'aux limites du tolérable l'esthétisation de l'anéantissement d'un monde kaputt ? De la farce macabre et curieusement sublime de Malaparte, Fred Pougeard n'a retenu que les scènes les plus symboliques, laissant de côté celles dont les mots terribles modèlent la pâte indistincte de la mort des hommes. Dire et entendre le pogrom de Iași ou le destin tragique des « oiseaux » - des filles des vaincus - aurait été insoutenable.

De ces scènes à chevaux, puisées ça et là et dont l'ordre redistribué n'est plus celui du livre,  Fred Pougeard compose un récit finalement très personnel et remarquablement cohérent. Et si Malaparte est déjà un raconteur d'histoires extraordinaire, le conteur les porte avec l'habileté discrète et subtile de celui dont la voix et les gestes épousent en s'effaçant la munificence d'un lyrisme délirant comme la guerre. Son récit est plein des bruissements, des cris, des odeurs, des lumières et des couleurs qui saturent la fresque du repenti de Capri.

Sur la scène, une chaise. Simple comme une chaise, familière comme le monde d'hier, d'un bois quelconque qui évoque peut-être ceux de la Finlande à feu et à sang, et qui prolonge insensiblement le corps du conteur avant d'imposer son insignifiance avec fracas. Sur fond noir, une lumière parfois brûlante, d’autres fois glaciale enveloppe un conte infâme et sensoriel à l'excès. Avec Kaputt, la compagnie L'Allégresse du pourpre s'est commise avec le témoignage difficilement jugeable d'un événement historique à jamais impensable : on en sort bouleversé par la force de sa sobriété



Kaputt, de Curzio Malaparte, par la compagnie L’Allégresse du pourpre

Choix de textes et interprétation par Fred Pougeard
Mis en scène par Pascal Adam
Durée : 1h20