Kelsen refuse la nation et le lien moral qu'elle présuppose. Il lui substitue le droit qui institue entre les hommes de purs rapports juridiques. Mais ce modèle, à l'heure des réseaux, est entré en crise.

Le droit juridique français traverse depuis quelques années une crise et ce pour au moins deux raisons : le droit est de plus en plus produit par la base et il se privatise ce qui a pour conséquence une inversion des priorités nationales. C’est l’entreprise, par exemple, qui se substitue de plus en plus aux décisions dans le cadre du droit au travail, par des négociations d’entreprise. C’est le bilan que dresse Christophe Bouriau, directeur du Département de philosophie de l’Université de Lorraine et chercheur au sein du Laboratoire d’histoire des sciences et de philosophie, de sa lecture des deux théoriciens du droit que sont Vaihinger et Kelsen et des faits de l’actualité européenne. On comprend mieux l’emprunt du droit français et européen à Kelsen, lui-même lecteur de Vaihinger. Des contradictions avec le droit européen donnent lieu ces derniers temps à des rappels à l’ordre ou des amendes auxquels l’Etat français semble peu sensible. Ainsi la garde à vue n’obéit-elle pas à la juridiction européenne. La France s’en remet à sa constitution, privilégiant l’Etat-Nation à l’Europe. Mais du fait que les intérêts privés priment sur le national, on peut affirmer que la crise est une mise en contradiction de la théorie de Kelsen et que la Nation semble ancrée dans une tradition, un bastion   indépassable.

Les « fictions » selon Vaihinger.

Pour le philosophe, il est fréquent de dire par exemple que l’Etat est une personne juridique. Si on considère que c’est une vérité, alors comment est-il possible pour ce dernier de se juger lui-même ? Réponse de Hobbes à cette question : l’absolutisme. Si par contre on le pose comme une « fiction », quelque chose qui n’existe pas dans la réalité, mais on fait « comme si » elle existait, il est possible de le juger, et cette dernière est utile pour garantir la paix sociale. Autre exemple, si on dit que les hommes sont libres dans leurs actions, il est clair que cela sera contradictoire avec le poids des déterminations. Cependant comment penser la responsabilité d’un acte à partir du moment où il n’y a pas de liberté ? C’est pourquoi Vaihinger pose la liberté comme fiction efficace pour maintenir l’ordre public.

La position de Kelsen

La vraie opposition avec Vaihinger sera le refus de faire disparaître la fiction après usage. Pour Vaihinger elle est tout au plus un expédient. Pour Kelsen il faut une norme fondamentale qui ne soit pas comme l’état de nature le fondement de la légitimité de l’Etat. Il ne s’agit pas de postuler un droit naturel. « Il s’agit d’une pure fiction, sans aucune prétention à la réalité, servant uniquement à clore la procédure de validation des normes par la supposition d’une norme fondamentale »   . Elle sert « à penser la cohérence de la pratique juridique de validation des normes »   donc à vérifier s’il n’y a pas contradiction entre une norme et celle qui lui est supérieure. Ce système est celui du droit français. On comprend mieux alors ce que nous écrivions au début : à partir du moment où le droit français ne respecte pas le droit européen, il met en péril tout le système d’un droit pyramidal.

De la pyramide au réseau.

Ce système est à l’opposé de celui de Kelsen. Il est fondé sur un modèle horizontal et pluriel permettant également à plusieurs instances juridiques de valider telle ou telle décision. Il est plus ouvert. Ce qui est clair pour Christophe Bouriau, c’est que le système de la norme fondamentale ne fonctionne plus. Cela veut dire que prendre la constitution comme norme fondamentale est dépassé au vu par exemple des entreprises qui donnent un tout autre modèle de fonctionnement, en associant les salariés et en pratiquant la « négociation d’entreprise »   . Se met en place dans le droit français la « négociation collective ». La difficulté avec l’Europe, c’est que n’ayant pu se faire reconnaître par les constitutions historiques, elle a imposé la sienne.

Le but initial de Christophe Bouriau était de présenter sa traduction et sa lecture de deux textes de Hans Kelsen : le premier, Contribution à une théorie des fictions juridiques, centrée sur la philosophie du comme si de Hans Vaihinger, et en second, La fonction de la Constitution. Cependant un deuxième niveau de lecture est à l’œuvre, celui de Hans Kelsen, qui reprend à Vaihinger certains concepts, et en particulier celui de « fictions ». Enfin il ne faut pas nous oublier, nous, lecteurs, face à la fois au texte de l’auteur et de sa traduction de Kelsen. Quel est notre rôle ? Christophe Bouriau soumet ses propos à une sorte de vérification expérimentale. Nous sommes face à une « fiction »de lecture. Comme toute « fiction » elle a son utilité. Il le dit à la fin : « c’est en référence à la théorie kelsénienne que nous prenons une conscience aiguë de cette évolution du droit et des problèmes qu’elle soulève »   .

La nation est hors sujet…l’économie et le modèle numérique entrent en force

 

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