Cet article constitue la poursuite d’un travail entamé sur ce site depuis quatre ans, consistant à analyser la programmation et les concerts du plus grand festival de musiques extrêmes de France, avec l’ambition plus large – en prenant appui sur cette base – de développer une approche esthétique et expérientielle des musiques metal. En invitant 160 groupes chaque année, et en accordant une place à quasiment tous les courants de la vaste galaxie metal, les éditions successives du Hellfest nous permettent en effet de brasser large, et, tout en tenant la chronique d’un rendez-vous culturel central, de décrire un certain état du paysage des musiques extrêmes à un instant T. C’est parti, donc, pour la cuvée 2015.

 

SCENE PAR SCENE

Bien que la programmation du Hellfest soit toujours un modèle d'équilibre entre formations reconnues et découvertes, entre courants mainstream et d'autres plus radicaux, il n’en reste pas moins que chaque édition possède sa propre identité, dépendante de l’accent mis par les programmateurs sur tel ou tel courant musical. Pour ce qui est des têtes d'affiche, il faut reconnaître que l'édition 2015 aura du mal à faire oublier celle de 2014 qui était assez exceptionnelle : Iron Maiden, Black Sabbath, Deep Purple, Slayer, Emperor, Megadeth, Status Quo, etc., se produisaient alors sur les deux grandes scènes (Main Stage) du festival. Cette année, à part Judas Priest, Killing Joke, Faith No More et Motörhead les têtes d’affiche sont moins attrayantes, l'accent étant mis sur un nu-metal qui n’a plus rien produit de notable depuis des années (Korn, Slipknot, Limp Bizkit), sur une récente vague metalcore dont il faut dire qu'elle rend assez sceptique à l’écoute (A Day to Remember), et sur des groupes dont l’univers et les compositions ont du mal à séduire au-delà du public à la sensibilité adolescente (Marilyn Manson, Lamb Of God). Ainsi, sur ces deux grandes Main Stages, on pourra regretter l’absence de ce hard-rock seventies (Deep Purple, Blue Öyster Cult, Uriah Heep) qui avait si pertinemment agrémenté les fins d’après-midi des précédentes éditions au moyen de son feeling blues, de ses complexités harmoniques et de ses ambiances planantes et progressives. C’est à l’approche plus brute et séminale (AC-DCienne) de formations power-rock comme Airbourne ou The Answer que reviendra cet été la mission de proposer ce type d’alternatives.

Mais il faut bien avouer que si l’offre du Hellfest impressionne tant, en France comme à l’international (environ 25% de festivaliers étrangers sur 130.000), c’est surtout par la programmation de ses quatre autres scènes, à la jauge (relativement) plus réduite. Cette année, sur la Warzone (scène punk, hardcore, rap metal), ce sont le punk et la oi! (courant du punk simple et direct, branché sur les valeurs ouvriéristes et la culture skin) qui sont mis à l'honneur. Outre les très bons groupes punk que sont The Dead Kennedys, mais aussi The Exploited, Les Wampas, Les Ramoneurs de menhirs, Lion's Law, on trouvera notamment deux formations majeures de la scène oi! anglaise : Peter And The Test Tube Babies et Cock Sparrer. La soirée de vendredi devrait d'ailleurs être bouillonnante puisque ces deux derniers groupes s’y produiront, en précédant les mythiques Dead Kennedys. Quant à la programmation hardcore, elle est comme toujours de haut niveau, avec notamment ces groupes développant une énergie ronde, brutale et entraînante que sont Madball, Terror et Biohazard. On remarque aussi le retour sur scène des sulfureux Body Count, que l’on ira écouter avec curiosité pour voir si leur mixture rap-metal et leur radicalité politique du début des années 90 tiennent toujours sur scène – bien que beaucoup d’eau ait coulé sous les ponts pour les membres d’origine du groupe, quasiment tous décédés, et pour le frontman Ice-T, qui, c’est peut-être pire, est passé par la case télé-réalité…

Il fera aussi bon traîner, voire camper, sous le chapiteau de la scène de la Valley (programmation doom, stoner et sludge), où se produiront notamment Brant Bjork (un des membres originaux de Kyuss, le groupe qui a lancé le stoner), les new-orleanistes destroy d'Eyehategod (dont le set peut être aussi bien catastrophique que majestueux), mais aussi des références telles que High On Fire, Saint Vitus, Mastodon, Orchid et Orange Goblin. D’autres groupes peut-être moins connus vaudront également le détour, comme les Allemands d’Ahab, qui produisent un "funeral doom aquatique" (appellation brevetée) directement inspiré du Moby Dick d’Herman Melville – roman fabuleux dont on peut préciser qu’il est aussi à l’origine du meilleur album de Mastodon, Leviathan. On peut en outre mentionner : les très intéressants The Wounded Kings qui, un an après le concert marquant (bien que matinal) de Conan sur la même scène, viendront porter haut le flambeau d’un doom britannique très massif ; les Français de Monarch!, dans un registre drone extrêmement lent et lourd, avec un aspect progressif marqué ; enfin, les Américains de Elder, dont le style rappelle à bon escient le stoner-doom de Sleep.

Sous le chapiteau nommé Altar, la scène death metal (sous toutes ses formes, allant du grindcore au death progressif) est, comme toutes les années, extrêmement bien représentée au Hellfest, avec des formations confirmées qui comptent parmi les références incontournables du style (Obituary, Meshuggah, Bloodbath, Dying Fetus, Cannibal Corpse, The Crown), mais aussi des reformations inattendues de groupes très underground (Desultory) et de belles découvertes : le groupe japonais Coffins qui joue un death / doom assez costaud, Cock And Ball Torture dont le chant grindcore trafiqué est une attraction à lui seul, ou encore le duo suisse Bölzer, qui propose un black/death très inspiré (mais il faudra arriver tôt pour en profiter, le groupe étant programmé à 11h40 le premier jour du festival). Un dernier petit coup de projecteur sur les Anglais de Vallenfyre, qui jouent un death plutôt lent, tirant parfois vers le doom, avec des accélérations ponctuelles bien senties, et un son très « épais », que ce soit pour les riffs ou pour le chant.

Magnifiquement mis à l’honneur l’an dernier sur la scène Temple (1349, Tsjuder, Gehenna, Gorgoroth), le black metal est moins représenté cette année, même s'il faut noter la présence (le même jour), comme surgie du fond des âges, de Venom, que l’on peut considérer comme les quasi-fondateurs du genre, et de Mayhem, que l’on s’accorde souvent à citer comme le premier groupe de true black metal. Il ne manquait plus que Bathory, mais les amateurs de son true black malsain et épuré pourront se rabattre sur certains de leurs meilleurs successeurs comme Enthroned et Mutiilation. Pour les âmes un peu plus sensibles et romantiques, on recommandera le live de Satyricon, dont le black’n’roll évolue dans un registre plus puissant et moins glacial, mais également ceux des Allemands de Craft et Der Weg Einer Freiheit, ou des Norvégiens de Khold : leurs thèmes peuvent être violemment nihilistes et misanthropes, mais leurs formes musicales sont (relativement) plus atmosphériques et mid-tempo que celles des représentants du true black sus-cités.

 

UN HELLFEST ENTIER SANS METAL : C'EST POSSIBLE

Si l’on s’autorise, après ce premier panorama, à revenir sur la « couleur » générale de la programmation du Hellfest 2015, on est frappés par la place importante faite à des genres musicaux qu’il est difficile de rattacher pleinement au metal. Ce n'est pas du tout un reproche, au contraire : il est important de montrer que le champ metal ne s'arrête pas aux frontières balisées par le hard et le heavy des débuts, mais qu'il s'est inspiré d'autres courants, qu'il en a créé d'autres, etc. Mais c’est sans doute la première année où il est possible d’assister aux trois jours du Hellfest sans voir aucun concert de "metal" (au sens fort du terme). Ceux que cela intéresse pourront tenter l’expérience en assistant aux concerts suivants (on vous prévient, dans le tas, il y a du bon et du moins bon) :

·         vendredi : We Are Harlot / Godsmack / Billy Idol / Envy / Cock Sparrer / Wovenhand / The Dead Kennedys

·         samedi : Giuda / Backyard Babies / L7/ ZZ Top / Scorpions ou Triggerfinger / Marilyn Manson

·         dimanche : Terra Tenebrosa / Ne Obliviscaris / Les Wampas / Les Ramoneurs de Menhirs ou Grave Pleasures / Rise Against

Une programmation que l’on pourra à la rigueur compléter avec une poignée de concerts de ce que l’on appelle improprement le « folk-metal », avec des musiciens déguisés en pirates ou en vikings sur scène, et des principes de composition musicale qui, pour rester diplomate, s’éloignent radicalement de l’expérience esthétique sombre et agressive que promet originellement le genre metal (l’avantage, c’est que l’offre de concerts est tellement abondante qu’il est possible d’échapper au folk-metal sans jamais s’ennuyer par ailleurs).

 

JOUR APRES JOUR

Dans l’expérience vécue d’un festival, une chose compte beaucoup : ce sont les enchaînements de concerts. Chaque visiteur du Hellfest compose évidemment les siens selon ses goûts (et ses besoins physiologiques), mais lorsqu'on s’inscrit dans une vision du champ metal, certes ouverte et éclectique, mais également exigeante et sincère (comme on a tenté de le faire ici), certains enchaînements sont particulièrement recommandables. Par exemple, le vendredi en début d'après-midi, il peut être intéressant de voir Enthroned et son black metal très brutal sous le chapiteau Temple, et d’assister tout de suite après sur la scène Altar à la prestation de Shape Of Despair, dans un style qu'on pourrait qualifier de doom atmosphérique. Toujours le vendredi, les amateurs de musique heavy et doom peuvent, en se déplaçant entre les scènes, voir à la suite Orchid, High On Fire, Motörhead, puis les japonais d’Envy, soit quatre groupes aux styles distincts, mais plus ou moins apparentés dans l’inspiration, comme s’ils incarnaient chacun une étape particulière d’un certain courant blues-rock-metal. Passé minuit, on aura enfin le privilège d’assister coup sur coup aux live de ces deux groupes scandinaves à la démarche de composition exigeante et expérimentale que sont Shining (les Norvégiens, auteurs du fameux Blackjazz) et Meshuggah (sans doute une des raisons n°1 de se rendre au Hellfest cette année).

Mais le samedi est sans conteste la journée où la programmation sera la plus relevée. Voici à quoi un parcours d’enchaînements pourrait ressembler ce jour-là : cela commencerait avec le pornogrind de Cock And Ball Torture, puis il y aurait le black atmo de Der Weig Einer Freiheit, puis les français de Monarch! avec leur doom lourd et progressif. Ensuite à partir de 16h30, se succèdent le black haineux de Mütiilation, le doom aquatique d'Ahab, le hardcore de Terror et enfin, soit Coffins, soit Brant Bjork (qui se produisent en même temps). On enchaîne avec Body Count sur la Warzone ou Killing Joke sur la Main Stage (choix à faire), et le soir, en restant sous le double chapiteau Altar/Temple, on n’a plus qu’à faire un quart de tour sur soi-même toutes les heures pour assister, l’un après l’autre, aux live des trois groupes légendaires que sont Mayhem, Obituary et Venom.

La journée de dimanche sera dans l’ensemble plus relax. La scène de la Valley y propose un beau programme de post-hardcore instrumental (Russian Circles), de sludge sudiste (Weedeater et Eyehategod) et de doom (Saint Vitus), tandis que Cannibal Corpse (brutal death) passera en début de soirée sur la scène Altar, pour ce qui sera sans doute, après le passage des Suédois de The Crown, la dernière grande déflagration sonore du Hellfest 2015 – les concerts programmés ensuite s’inscrivant globalement dans des registres plus calmes et/ou plus convenus. Au vu de la programmation, il manquera probablement une grande claque de fin de festival que les précédentes éditions avaient su aménager (Sunn O))) en 2012, Swans en 2013, Unida en 2014). Peut-être les Superjoint Ritual, menés par Phil Anselmo (ex-Pantera, Down), sauront-ils se charger de cette mission honorifique ? A vérifier sur place, dans la nuit du 21 juin 2015.