Non, les fondamentalismes religieux ne sont pas une réaction au libéralisme économique. Ils s'en accommodent fort bien. Au contraire, ils s'allient pour détruire les valeurs universalistes de la modernité.

Sophie Bessis est historienne et auteure de plusieurs ouvrages, en particulier sur le monde arabe. Dès l'introduction de La Double impasse, l'auteure présente sa thèse. Elle s'oppose à l'idée selon laquelle les fondamentalismes religieux seraient une réaction au manque de sens des sociétés marchandes. Les fondamentalismes religieux, en particulier liés à l'islamisme politique, n'effectuent pas une critique du libéralisme économique. Au contraire, ils s'en accommodent fort bien. Mais le fond de sa thèse se trouve au-delà : elle soutient également que fondamentalismes religieux et économie marchande doivent être opposés à l'universalisme démocratique. En effet, les deux nient le citoyen pour le réduire dans un cas au consommateur et dans l'autre, le fondre dans la communauté religieuse. A partir de là, trois grandes parties organisent l'ouvrage.

La première s'intitule « Le temps de l'anomie ». L'auteure met en valeur l'importance d'un facteur démographique. L'explosion démographique a favorisé le développement de l'islamisme politique du fait de l'existence d'une importante cohorte de jeunes désœuvrés, sans perspectives. Les religieux de tout bord encouragent la natalité, tandis que les tenants de l'économie marchande voient dans une population abondante des consommateurs potentiels. Autre facteur évoqué par l'auteure, il s'agit de la domination du dogme néolibéral dans les instances économiques internationales. La pauvreté n'est alors plus analysée comme un fait politique, mais comme une défaillance individuelle.

L'auteure avance en outre l'existence d'un double mouvement contradictoire : plus les frontières économiques s'ouvrent, plus elles engendrent un repli culturel des populations. Ainsi, l'économie néolibérale ne détruit pas les frontières, mais les reconstitue sous une autre forme. Les fondamentalismes religieux ne seraient donc pas incompatibles avec l'économie marchande néolibérale. Ils s'en accommoderaient fort bien dans la mesure où cette économie est la condition de possibilité du développement de leur emprise. En revanche, l'ensemble des fondamentalismes religieux auraient pour ennemi le libéralisme politique et l'universalisme des droits de l'homme. Les Émirats du Golfe constituent un exemple de ce triptyque : rigorisme religieux, capitalisme marchand, régime politique autoritaire. Mais cette logique n'est pas à l’œuvre uniquement dans les pays du sud. Les discours de Samuel Huntington, ou d'autres, entendent renvoyer l'Occident à des racines judeo-chrétiennes. Sous l'expression de « la querelle des universaux », l'auteure désigne alors la tendance des lectures religieuses à instrumentaliser l'universel en en faisant un instrument de lutte entre deux civilisations fondées sur la religion : l'Islam et le monde chrétien.

La seconde partie de l'ouvrage a pour titre « Révolutions et contre-révolutions ». L'auteure rappelle que l'instrumentalisation du religieux au service du politique est une dimension ancienne déjà présente immédiatement après la mort du Prophète. Les colonisateurs européens et les mouvements nationalistes de décolonisation n'ont pas nécessairement rompu avec cette logique. Le religieux a servi de légitimation pour la construction des identités nationales arabes. La confusion a continué dans l'alliance face aux régimes autoritaires entre des partis islamistes et de tradition marxiste. L'auteure récuse également l'existence d'un Islam des Lumières : aucune religion n'a donné naissance par elle-même à un mouvement de modernisation de la société. De manière générale, la montée du conservatisme religieux n'est pas propre au monde musulman. On constate également avec les églises évangéliques une montée en force d'un nouveau conservatisme religieux chrétien. Ce double mouvement s'est constitué à la faveur de l'effondrement du monde socialiste et de l’expansion du libéralisme économique. Il s'accompagne aux Etats-Unis d'un discours public qui tend à convaincre la population que les problèmes fondamentaux ne sont pas d'ordre social, mais culturel. Dans les pays arabes, se développe également un « islam de marché » porté par des entrepreneurs islamistes. L'auteure s'attaque également à la thèse selon laquelle certains pouvoirs autoritaires dans les pays arabes auraient pu servir de rempart à l'islamisme, ce qui justifierait le soutien reçu de la part des démocraties occidentales. Or ces régimes ont également appuyé leur légitimité sur la norme religieuse.

En ce qui concerne les révolutions arabes, elles sont portées par un désir « universellement ordinaire » des populations citadines  : sortir de l'exception arabe et choisir librement ses représentants. L'auteure met en relief deux phases. Avant la dictature, c'est le temps de l'alliance entre les fondamentalistes et les modernistes. Mais depuis la chute des dictatures, aussi bien en Tunisie qu'en Egypte, on assiste à un retour de chacun sur ses bases idéologiques. Les fondamentalistes, qui avaient pu sembler accepter les principes de la démocratie libérale, laissent paraître davantage les dimensions les moins compatibles avec la modernité. On assiste ainsi à des tensions entre islamistes et « laics ». L'auteure pointe également un autre phénomène : l'opposition entre un islamisme transnational, d'inspiration « wahabite » dont le financement prend appui sur la manne pétrolière de la péninsule arabique, et des islams locaux. Enfin, elle relève une contradiction dans le processus d'individualisation des sociétés arabes entre la revendication d'une liberté politique collective et la résistance à une liberté de moeurs, sur le plan privé, de l'individu.

La troisième partie de l'ouvrage est titrée « l'Occident à sa fenêtre ». L'auteure pointe le fait que le discours occidental dominant sur le monde arabe avait fini par entériner l'idée que les sociétés arabes ne portaient pas d'aspiration à la démocratisation et à la sécularisation. Elle rappelle également que les Etats-Unis ont noué des liens solides avec toutes les organisations dérivées des Frères musulmans. Ces organisations religieuses si elles professent un anti-occidentalisme n'en sont pas moins comme leur interlocuteur américain favorables au libéralisme économique. L'auteure pointe en effet la contradiction entre un discours de lutte contre le djiadisme et les liens économiques qui sont à la source du financement de ces mouvements. A l'inverse, la rhétorique des droits humains fait l'objet d'une instrumentalisation : brandie ou reléguée au second plan, selon les intérêts du moment.

A côté de cela, les discours laissent la part belle aux différentialismes. Il existe certes toujours un différentialisme de droite, mais avec la postmodernité, s'est développé un différentialisme de gauche. Ces discours reposent sur une essentialisation des cultures et leur incommensurabilité. L'une des conséquences de cela, c'est que les pouvoirs publics occidentaux invisibilisent les mouvements de sécularisation des opinions arabes et accordent une visibilité forte aux mouvements fondamentalistes. A gauche, la critique de l'universel est devenue synonyme de l'anti-colonialisme. L'islamisme politique serait alors le stade suprême de la décolonisation. L'auteure critique également le discours qui tend à faire de l'islam la religion des opprimés et à remplacer l'expression racisme anti-arabe ou maghrébin, par islamophobie. Se trouve ainsi dans sa ligne de mire, le Parti des Indigènes de la République. Sophie Bessis s'attaque également à l'ambiguïté de la notion d'islamisme modéré. Celle-ci lui apparaît moins comme un réel positionnement politique que comme une catégorie stratégique : il tend à désigner des mouvements qui ne s'attaquent pas directement aux intérêts occidentaux. A l'inverse de l'islamisme modéré, on a vu surgir sous la plume de certains théoriciens musulmans, l'expression d’extrémistes laïcs. En définitive, l'auteure défend la thèse que l'aspiration à la démocratisation des sociétés arabes et à leur sécularisation est soutenue par un large pan de ces sociétés, et pas seulement par des classes moyennes urbaines.

L'auteure renvoie dos à dos les fondamentalismes religieux et l'économie marchande néolibérale, fondée sur l'innovation technologique, qu'elle oppose à la modernité libérale démocratique. Les deux premières – les incarnations de la postmodernité - seraient en définitive la négation des libertés que la troisième aurait défendue. Les fondamentalismes religieux ne combattent pas le libéralisme économique, au contraire ils s'appuient sur ses ressources pour prospérer. Alors que certains dans les sociétés occidentales semblent renoncer à l'universel, d'autres dans le monde arabe ont fait des promesses de la modernité un vecteur d'émancipation.

La lecture que fait Sophie Bessis de ces deux phénomènes que sont l'islamisme et la marchandisation néolibérale s'inscrit dans une tradition qui est celle d'un libéralisme politique humaniste, souvent présent au sein des élites intellectuelles bourgeoises. Ce discours tend à s'opposer à celui d'une bourgeoisie, soutenant le néolibéralisme économique, en brandissant la tradition humaniste et universaliste issue des Lumières. Contre le consommateur, c'est la figure du citoyen qui est mise en avant. Mais ce libéralisme politique prend pour cible plus encore tous les discours défendant la communauté. Sont visés sous cet ensemble différents protagonistes : les communautés religieuses, le différentialisme de l'extrême droite, le relativisme postmoderne…

La dimension, à notre avis, la plus intéressante de l'ouvrage de Sophie Bessis, réside dans sa tentative, néanmoins pas suffisamment approfondie à notre goût, de pointer la compatibilité entre les fondamentalismes religieux et l'économie marchande. Il  y aurait pu y avoir des éléments pour une lecture matérialiste, dans la lignée de Marx, des phénomènes religieux. Mais l'auteure s’intéresse en définitive davantage à la défense de l'universalisme et de la modernité. Elle soutient la thèse d'une dissociation possible entre libéralisme politique et économique. Néanmoins, rien n'est dit de la manière dont la modernité politique libérale pourrait réinstaurer des solidarités économiques susceptibles de constituer une alternative au libéralisme économique et à la société marchande. Il s'agit là d'un point qui n'étant pas explicité pose des difficultés pour que l'on puisse souscrire au propos de l'auteure