Parce qu’elle est contemporaine du premier âge du cinématographe, l’histoire de la Première Guerre mondiale n’est pas vraiment dissociable de celle du cinéma. Les tranchées ont donné leur matière à ses bandes ; les armées et les gouvernements ont pour la première fois mobilisé les opérateurs au service du divertissement des soldats, de l’information des populations et de la propagande ; et de très nombreuses façons, l’intensification et la diversification de la production cinématographique en a transformé les techniques, l’esthétique, et jusqu’à la géographie. Mêmes et autres, l’histoire de la Grande Guerre et celle du cinéma sont aussi un entrelac centenaire, puisque de 1914 à 2014, des Croix de Bois à Un long dimanche de fiançailles, de Capitaine Conan à Apocalypse, on n’a cessé de remonter ou de recréer des images de la guerre.

Parler de l’histoire cinématographique de la guerre 14-18, ou encore, de 14-18 dans l’histoire du cinéma, c’est ainsi traverser un champ de questionnements particulièrement vaste, structuré par un faisceau d’interactions singulièrement vertigineux, et entrecoupé d’innombrables plis. C’est une aventure pionnière, dont Laurent Véray est incontestablement l’un des explorateurs les plus expérimentés. Professeur d’études cinématographiques et audiovisuelles à l’université Paris III – Sorbonne Nouvelle, il a écrit ou dirigé de nombreux ouvrages sur le cinéma « de » et « sur » 14-18 :
Les films d'actualité français de la Grande Guerre   , La Grande Guerre au cinéma : de la gloire à la mémoire   , Une Grande Guerre qui n’en finit pas : 1914-1918, à l’écran et sur scène   , Les images d'archives face à l'histoire : de la conservation à la création   , et Les mises en scène de la guerre au XXe siècle au théâtre et au cinéma   . Dernièrement, il a également participé à un ouvrage collectif sur le paysage sonore de la Grande Guerre (Entendre la guerre : silence, musiques et sons en 14-18   ), et a collaboré à la programmation du « Centenaire de la Grande guerre au cinéma » organisé par la Cinémathèque française.

Dans une première partie de cet entretien pour nonfiction.fr, il revient sur le cas exceptionnel du film de Raymond Bernard
Les Croix de bois, présenté au printemps à Cannes dans une version restaurée : longtemps oublié, cet exercice hybride de fiction, de témoignage et de documentation se présente comme une forme exemplaire du film d’histoire, qui se saisit pleinement des ressources propres au langage visuel et sonore du cinéma pour produire un discours véridique sur le passé. Dans un second temps, l’entretien s’attache au moment 14-18 : temps inaugural de l’entrée du cinéma dans l’histoire politique, sociale, militaire et culturelle, la Grande Guerre constitue aussi l’une des premières ruptures dans l’histoire du cinéma, et l’une des plus conséquentes. Dans la dernière partie de cet entretien, le premier conflit mondial est envisagé sur le long terme comme un objet privilégié d’un siècle de production de films, à travers la survivance et la recréation d’images du passé dans des présents toujours renouvelés. 

 
SOMMAIRE
1. Les Croix de bois : un film d’histoire (sur cette page)
2. De l’archive au témoignage : le premier cinéma de guerre
3. Retrouver 14-18 : cent ans de cinéma



« LES CROIX DE BOIS » : UN FILM D’HISTOIRE (1/3)

Nonfiction.fr – Cette année comme tous les ans, certaines chaînes de télévision ont diffusé des films sur 14-18 à l’occasion des célébrations du 11 novembre. Mais aucune d'entre elles n'a diffusé Les Croix de bois, l’adaptation du roman de Dorgelès réalisée en 1932 par Raymond Bernard, qui a pourtant servi cette fonction dans le passé. Aujourd’hui, Pathé en propose pourtant une nouvelle version restaurée, et vous a par ailleurs demandé de la commenter avec Marc Ferro, pour un bonus. Pourquoi cet oubli, et qu’est-ce qui justifie d’y revenir aujourd’hui ?

Laurent Véray – Ce film est effectivement ressorti à plusieurs reprises : entre les années 50 et 70, c’était un des films qu’on montrait pour le 11 novembre, et qui a servi de vecteur à la mémoire collective en période de commémoration. Mais c’est effectivement un film aujourd’hui oublié de tous ceux qui n’en ont pas gardé un souvenir d’enfance. Je crois qu’il existe deux raisons principales à cet oubli. La première, c’est que dans les histoires du cinéma français, on parle rarement de Raymond Bernard comme d’un grand cinéaste, mais plutôt comme d’un bon artisan. La deuxième raison, c’est que le film est sans doute la première tentative extraordinairement réussie de représentation réaliste de la Grande Guerre. Et c’est justement ce qui le rend intéressant du point de vue de l’histoire du cinéma, puisqu’on dirait presque un film néo-réaliste avant l’heure : on y retrouve tous les éléments du courant italien qu’on présente comme une chose nouvelle en 1945-46. Dès 1931, Bernard part d’un texte qui est presque un témoignage, il travaille le scénario avec Roland Dorgelès, tous les acteurs et les figurants sont des anciens combattants ou des gens qui ont l’expérience de la guerre, et en-dehors de quelques plans tournés en studio, Bernard filme in situ, en Champagne, aux endroits même où Dorgelès est passé et dont il parle dans son roman.
 

On est donc là entre la fiction, le documentaire et la reconstitution, avec des images dont le statut est ambivalent.

Il y une indéniable volonté documentaire dans la démarche de Bernard, qui veut être très près d’une forme de réalité : celle de la guerre. C’est pour ça qu’à l’époque de sa diffusion, ce film a eu autant de succès auprès des anciens combattants : à ma connaissance, c’est le seul film qui ait eu un tel degré de reconnaissance de leur part. Beaucoup d’entre eux considéraient que c’était « LEUR film », parce qu’ils avaient le sentiment, pour la première fois au cinéma, de « revivre » l’expérience visuelle et sonore de le Guerre – car le travail sur le son est aussi assez exceptionnel pour l’époque. Cette dimension documentaire a frappé les contemporains, qui ont clairement fait la différence avec les films américains, souvent présentés comme dénaturant complètement l’événement, ou avec les films allemands, parfois considérés comme trop symbolistes.

Mais c’est donc peut-être aussi pour cette raison qu’il a ensuite été considéré comme un film documentaire plutôt que comme une fiction. De fait, il est peu romanesque ; peu politique, aussi, ou en tout cas, moins idéologique que la plupart des autres films de l’époque, qui sont toujours soit pacifistes, soit internationalistes, comme c’est le cas de La Grande Illusion de Renoir (1937). Le film de Raymond Bernard se contente d’être au plus près des hommes pour montrer le peuple en arme ; un peuple constitué d’ouvriers, de petits artisans, de paysans, avec certes un étudiant en droit qui sort d’un milieu plus bourgeois.
 

Cette dimension documentaire, particulièrement réaliste, presque d’archive, n’a donc pas ouvert un nouveau genre, une nouvelle tendance dans le cinéma français ou européen. Malgré le succès de son parti pris dans la représentation du passé, il n’a pas fait école.

Non, mais en revanche, de très nombreux cinéastes y ont eu recours, puisque par ce caractère réaliste et « documentaire », il a pu combler certains vides des représentations originales. De nombreux cinéastes de fiction et même des documentaristes ont puisé dedans pour utiliser des images et des sons qui deviennent de vraies-fausses images d’archive. On en retrouve des images d’explosions et d’assauts – qu’on ne pouvait pas filmer en 14-18 – dans des films américains comme dans des documentaires français, où elles sont présentées comme des images authentiques. Mais la bande-son a aussi été exploitée comme une ressource unique : jusque dans les années 1990, c’est presque toujours elle qui sert à sonoriser les images d’archive muettes. Elle est presque devenu le son référence de la guerre – qui n’avait pas pu, lui non plus, être enregistré à l’époque.
 

Qu’est-ce que cette bande-son avait de particulier pour bénéficier, elle-aussi, de ce statut de quasi-archive sonore ?

Si ce son a semblé – et était vraiment – si réaliste, c’est qu’il s’agit là aussi d’une reconstitution. En 1931, Bernard a bénéficié du soutien de l’armée, qui lui a permis de faire tirer sur le champ de bataille avec de vraies armes, de reproduire des explosions. Là aussi, on a de nombreux témoignages d’anciens combattants qui disaient y avoir retrouvé l’ambiance sonore de la guerre. A côté de ça, on retrouve également la tentative de Dorgelès de reconstituer le langage des soldats, les expressions populaires, un certain argot, mais aussi des chansons : c’est le premier film qui montre à quel point elles étaient importantes, qu’elles soient grivoises, ou qu’il s’agisse d’un air de Schuman ou de chants religieux.
 

Cette question de la chanson est d’ailleurs devenue un objet de la recherche historique sur la guerre    : à de nombreux égards, ce film semble porter des éléments privilégiés par l’historiographie contemporaine de 14-18.

Ce film est effectivement beaucoup plus en accord avec de nombreuses questions de l’historiographie actuelle que d’autres films contemporains. Notamment parce que Les Croix de bois est très proche du vécu des soldats, du quotidien des hommes, au front comme dans les cantonnements ou à l’arrière. Mais son rapport au temps est aussi très proche de nos questionnements historiographiques : au contraire d’un film américain qui passe de manière très rythmée d’une scène à l’autre, le film de Bernard ne contient que très peu de moments marquants : il y a l’arrivée au front du jeune homme qui rencontre les poilus déjà aguerris, puis la très longue scène de la mine – au moins vingt minutes – où la compagnie enfoncée dans son gourbi entend les Allemands creuser le tunnel pour placer l’engin explosif qui va sans doute les faire sauter, et enfin la séquence de l’assaut, qui dure aussi particulièrement longtemps. De tels plans donnent une impression sans doute plus juste de ce que pouvait être l’attente, l’angoisse, la frayeur ressentie au moment du début de l’attaque puis lors de la course pendant laquelle les soldats avançaient sans voir grand-chose, dans la confusion et dans la violence. Ce respect de la temporalité du vécu des combattants est sans doute assez proche des problématiques de l’histoire culturelle de 14-18.
 

Dans un débat publié sur nonfiction.fr, Nicolas Mariot et Emmanuel Saint-Fuscien reviennent sur les modalités de la rencontre sociale dans les tranchées : Bernard et Dorgelès donnent-ils aussi un point de vue sur cette question de la reproduction des rapports sociaux au front ?

Le propos de Bernard est moins évident que celui de La Grande Illusion de Renoir, qu’on présente souvent comme le film qui montre la rencontre et la mixité sociale, traitée sous un mode presque marxiste. Dans ce film, de manière un peu particulière, les combattants ne sont que des officiers qui représentent néanmoins une certaine diversité sociale : on y trouve aussi bien un aristocrate issu d’une famille de tradition militaire (joué par Pierre Fresnay) qu’un ouvrier (joué par Jean Gabin) – puisque la guerre permet certaines ascensions sociales pour les classes populaires, au moins jusqu’au grade de capitaine –, un juif (joué par Marcel Dalio), un instituteur (joué par Jean Dasté)… Ce sont des types sociaux, servis par des dialogues magnifiques qui ont pourtant tendance à déréaliser ce que devait être la réalité de la guerre. Surtout parce que nous sommes dans un camp de prisonniers loin de la boue des tranchées. Dans le film de Bernard, qui s’appuie sur le texte de Dorgelès, les officiers sont moins présents que les soldats et les sous-officiers, même si la confrontation des classes sociales est déjà une question importante : dans une scène très subtile, on voit un des copains de l’étudiant Gilbert Demachy, issu de la bourgeoisie, rentrer en permission et rendre visite aux parents de Demachy pour leur donner des nouvelles ; or cet homme (joué par Gabriel Gabrio), qui est un ouvrier, se sent un peu mal à l’aise lorsqu’il est invité à dîner par cette famille dont les manières et la façon de s’exprimer ne sont pas les siennes. Le message social est ici assez fort, mais d’une manière différente de celle de Renoir dont les dialogues décortiquent les relations. Il passe par des gestes, des attitudes, par un réalisme documentaire plus proche de ce que dont le cinéma peut rendre compte à la différence d’autres types de discours plus démonstratifs.
 

Et pour autant, il ne s’agit pas d’un cinéma symbolique.

Il y a pourtant quelques passages symboliques, plus proches de ce que Raymond Bernard avait fait dans les années 10-20, avec des incrustations sur plans fixes. C’est par exemple le cas de la scène de la revue militaire, où on voit des soldats tout juste rentrés du front, fatigués, couverts de boue, défiler musique en tête devant les habitants d’un village à la demande de leur commandement : cette scène dit quelque chose du fossé qui existait entre les hommes du rang et les officiers supérieurs, mais aussi entre les soldats et les civils, entre les soldats qui ont l’expérience du front et les jeunes recrues qui vont y monter. En arrière-plan, on voit aussi une église, symbole religieux, mais surtout des soldats qui montent au ciel en portant des croix : ce sont les morts, ceux qui ne sont pas revenus, qu’on voit derrière ceux qui reviennent du front et ceux qui vont y monter. C’est une composition picturale symbolique comme on en faisait du temps du muet. Mais pour le reste, on est bien plus dans une démarche documentaire.

Dans tous les cas, je pense que ce film va être une sorte de révélation pour ceux qui ne le connaissent pas : un film assez pertinent par rapport aux problématiques qui procèdent de l’histoire de la Grande Guerre aujourd’hui, un film particulièrement novateur du point de vue esthétique et de l’histoire du cinéma, et un film particulièrement riche d’un point de vue didactique.

D’un point de vue technique aussi, puisque c’est un des premiers films français de l’histoire du cinéma sonore et parlant : c’est le premier sur la Grande Guerre, et l’un des premiers films de grande qualité. La bande son est même assez riche dans la mesure où Pathé-Nathan, qui avait mis beaucoup d’argent dans ce film, avait utilisé du matériel allemand très moderne, avec douze pistes d’enregistrement, un vrai travail de mixage, etc.

C’est aussi un objet important pour la réflexion sur l’adaptation littéraire, puisqu’en plus d’adapter le roman de Dorgelès, Bernard a associé l’écrivain à la confection du scénario : sur ce sujet, à ma connaissance, c’est le seul exemple. La correspondance entre les deux hommes est d’ailleurs très intéressante, puisqu’on voit Dorgelès suivre les différentes phases du projet, intervenir à divers moments de l’écriture du scénario, et donner encore des conseils au moment même de la réalisation, sur des points de détail – le remplissage des bidons de soupe ou le camouflage des galons des officiers – ou sur des questions de fond. Il tenait par exemple beaucoup à ce qu’il y ait des scènes de pluie, pour revenir sur les images trompeuses des films américains qui montraient des soldats toujours tirés à quatre épingles dans des paysages n’ayant rien à voir avec ceux des lieux des combats. Il intervenait aussi beaucoup sur les dialogues, et à ce sujet, quand dans les années 60 Jaques Meyer écrit un des premiers livres d’histoire de la Grande Guerre à partir des témoignages, il écrit dans la revue Ciné-Monde qu’en voyant le film de Bernard, il a eu le sentiment de relire Dorgelès, et de revivre son expérience combattante
 

A lire également sur nonfiction.fr :

« De l’archive au témoignage : le premier cinéma de guerre », deuxième partie de notre grand entretien avec Laurent Véray

« Retrouver 14-18 : cent ans de cinéma », troisième partie de notre grand entretien avec Laurent Véray

Notre DOSSIER « Historiographies de la Grande Guerre »