Dans cette deuxième partie, Emmanuel Saint-Fuscien et Nicolas Mariot débattent de la cohésion dans les tranchées. La guerre transformait-elle les relations sociales ? Y avait-il un maintien, au combat, des hiérarchies préexistantes ? Emergent deux visions, qui, sans être irréconciliables, dessinent une image très différente de la Grande Guerre.

Le Centenaire de la Première Guerre mondiale est non seulement l’occasion d’une pléthore d’événements commémoratifs, mais aussi d’un bilan au sein des sciences historiques. Deux chercheurs, l’un historien, l’autre sociologue, proposent dans ce débat pour Nonfiction.fr, d’interroger notre connaissance du conflit, à travers la question de l’autorité et de la cohésion dans les tranchées. Le Poilu, figure omniprésente du Centenaire, finirait-il par masquer les dissensions au sein des troupes ? Quel a été l’impact de la guerre sur les différences entre classes sociales ? Homogénéisation ? Maintien des distances ? Emmanuel Saint-Fuscien, maître de conférences à l’EHESS, et Nicolas Mariot, Directeur de recherche au CNRS, répondent à ces questions.

Dans une première partie, les deux chercheurs évoquaient la possibilité, aujourd'hui, de dépasser le débat qui a agité l'historiographie de ces dix dernières années, pour savoir comment les soldats avaient tenu, par la "contrainte" ou par le "consentement".

Dans cette deuxième partie, Emmanuel Saint-Fuscien et Nicolas Mariot débattent de la cohésion dans les tranchées. La guerre transformait-elle les relations sociales ? Y avait-il un maintien, au combat, des hiérarchies préexistantes ? Emergent deux visions, qui, sans être irréconciliables, dessinent une image très différente de la Grande Guerre.


Nonfiction.fr : Au centre de vos deux études, il y a la question de la cohésion dans les tranchées – relation hiérarchique d’une part, inégalités sociales au front d’autre part. Emmanuel Saint-Fuscien, vous donnez une image d’une troupe assez unie, au moins dans la relation des simples soldats avec les « officiers de contact ». Souscrivez-vous à l’idée d’une certaine « communauté combattante » qui se serait construite face au danger et à la mort ? La guerre a-t-elle été un creuset ?

E.S.-F. : Un rappel tout d’abord : la société des tranchées n’a pas seulement mis face à face des intellectuels bourgeois et les classes populaires. Elle a mis face à face toutes les identités professionnelles et sociales masculines de la société de 1914. Et de ce point de vue, les centaines de milliers de caporaux, de sous-officiers et (dans une moindre mesure) les officiers combattants appartenaient à des ensembles très divers. S’il est vrai qu’il n’existe pas d’étude quantitative générale sur l’appartenance sociale des sous-officiers et des officiers subalternes, les archives militaires régimentaires d’une part et les archives judiciaires d’autre part, donnent de précieuses indications. Elles permettent déjà de constater la grande diversité des métiers ainsi qu’une proximité sociale entre hommes du rang, caporaux et sous-officiers. Cette proximité est logique et s’explique notamment par le besoin de chefs intermédiaires qu’entraîne d’abord la masse inédite d’hommes mobilisés (entre 3 et 4 millions de soldats en effectif constant) et ensuite le taux de perte colossal dès le début de la guerre dans le rang des sous-officiers et des officiers subalternes. De plus, la maîtrise parfaite de l’écrit n’étant pas nécessaire avant le grade de sous-lieutenant, cela permettait à des soldats sortis du rang avec une éducation élémentaire d’exercer les fonctions de caporal et de sous-officier. Parmi les professions fréquemment mentionnées dans les archives régimentaires, celles rattachées à l’atelier, à la boutique, au commerce et à l’école (instituteurs notamment) apparaissent largement représentées. Aussi, les caporaux semblent pour l’essentiel issus des mêmes catégories que les hommes de troupe auxquels ils sont rattachés par ailleurs (métiers de la terre, de l’atelier, de l’usine et du petit commerce). Or, c’est surtout au sein des escouades et des demi-sections que s’est joué l’essentiel des relations complexes d’autorité et que s’est échangé un vaste ensemble de pratiques, de représentations, de gestes et de mots en un partage dont les officiers subalternes (du grade de sous-lieutenant à celui de capitaine) ne furent pas tout à fait exclus. 

Ensuite il me semblait (et il me semble toujours) que l’identité d’un groupe social ne représente pas la totalité de l’identité de chaque individu qui le constitue. L’identité d’un individu est certes composée de caractéristiques communes constatées chez d’autres membres de sa catégorie sociale mais elle ne peut s’y réduire. Ses caractéristiques doivent être pensées dans leur articulation avec la trajectoire de chaque individu, enseignement décisif de la microhistoire. Or, la guerre concentre les trajectoires, rassemble les individus, met en contact au sein d’une même institution fortement hiérarchisée une foule d’acteurs qui vont partager une expérience singulière : celle d’une guerre d’une durée et d’une violence inédite. Ce basculement dans la guerre est rapide, il est vécu simultanément par des centaines de milliers d’individus dès le mois d’août 1914, projetés brutalement vers la violence de masse. Rappelons que le 22 août 1914 est le jour le plus sanglant de toute l’histoire de France avec 27 000 morts sur les champs de bataille du front ouest (et un taux de pertes chez les officiers combattants dépassant les 30 % dans certaines unités). Cette expérience du combat transgresse ainsi de façon extrêmement brutale les normes du temps de paix. Cette transgression partagée de l’expérience de la violence extrême, ses conséquences sur les corps et le psychisme, son souvenir au cours de la guerre elle-même et son rejeu lors des combats sanglants qui scandent les cinquante-deux mois du conflit, ont constitué une communauté combattante à laquelle les soldats se sentirent fortement attachés au-delà du temps des combats et de toutes ses activités contigües (attente, repos, soins, déplacement).

L’expérience du front a ainsi forgé une forte identité se superposant aux identités de classe (ou de métier) du monde civil du début du XXe siècle, souvent en les déplaçant, parfois en les atténuant, momentanément au moins. Je souscris évidement à la notion de communauté combattante et j’ajoute même qu’elle s’est construite en partie indépendamment de la hiérarchie de terrain. Les principales organisations d’associations d’anciens combattants des années 1920 et 1930 réunissant en leur sein hommes du rang et officiers de contact, attestent ainsi d’un sentiment commun d’appartenance « transgrade » à l’identité d’ancien combattant.

N.M. : Emmanuel insiste à juste titre sur le rôle des caporaux et sergents dans l’encadrement direct des hommes, et sur le fait que ces « petits gradés » (en rappelant toutefois, et cela me semble tout à fait significatif, que les caporaux sont encore des « hommes du rang » pour la hiérarchie) appartiennent souvent aux classes populaires ou à la petite bourgeoisie. Il en appelle alors à une prise en compte plus fine des identités multiples « feuilletées » qui composent un même individu. L’ambition est évidemment heureuse, mais encore faudrait-il, je le répète, qu’on dispose d’abord d’une vision claire et précise de la composition sociale de l’armée. Or on n’en a qu’une vision vague, floue et partielle : il serait ainsi très intéressant de connaître ce qui distingue socialement les caporaux des sous-officiers, si une telle « marche » sociale sépare effectivement les uns des autres, ce que j’ai tendance à penser sans avoir les moyens de le montrer. Il me semble qu’Emmanuel va dès lors vite en besogne en souhaitant ainsi sauter les étapes. Enfin et surtout, je ne suis pas certain, loin s’en faut – et en tout état de cause la démonstration n’est, en l’état, pas faite –, que le partage « horizontal » de pratiques, d’un vocabulaire, d’une « identité » combattante ait suffit à atténuer les identités et différences de classe. De la même façon, la réunion au sein des associations d’anciens combattants d’hommes du rang et d’officiers de contact ne me paraît pas constituer, à elle seule, un argument permettant de déduire un sentiment commun d’appartenance « transgrade ».


Nonfiction.fr : Dans votre étude, Nicolas Mariot, vous montrez cette permanence, y compris dans la hiérarchie militaire, de fortes divisions de classe, que ce soit dans les salaires, les habitudes ou dans la manière dont les intellectuels, entre autres, « découvrent le peuple » dans les tranchées. « Tous poilus, mais pas tous égaux », comme titrait Libération ?


N.M. : Sans grande surprise, le livre montre, notamment dans sa première partie, que l’armée de 14-18 reste une société très inégalitaire dans laquelle le système hiérarchique des grades reproduit globalement les formes de domination observables dans le monde civil. Bien qu’on connaisse encore mal, comme je l’ai souligné ici, la composition sociale de l’armée de la Grande Guerre, je me suis efforcé de rassembler quelques uns des indicateurs possibles de ces distinctions en insistant sur l’homologie qui existe entre l’appartenance aux milieux aisés et le statut d’officier, et sur les distinctions très fortes qui en découlent. L’officier a une solde qui lui permet d’épargner, on lui octroie une ordonnance, c’est-à-dire un domestique ou un homme à tout faire, enfin il dispose de privilèges très marqués dans sa vie quotidienne : un repas amélioré et individualisé, bien souvent sinon une « chambre à soi », au moins une pièce ou un abri où il échappe en partie à la promiscuité du rang, bien sûr l’absence de corvées pénibles. Je ne suis d’ailleurs pas le seul à le montrer : Emmanuelle Cronier, dans son livre sur les permissionnaires, montre bien combien le système des congés temporaires est profondément inégalitaire entre hommes du rang et officiers   . Mais au-delà même de ces différences matérielles très marquées, j’essaye de montrer combien la découverte, par les membres des classes supérieures du temps, des hommes du peuple avec lesquels ils se retrouvent contraints de vivre s’organise principalement sous la forme d’un réflexe de classe.

Evidemment, le brassage social et géographique a bien lieu. Les hommes de tous milieux découvrent d’autres langues, d’autres habitudes régionales. La plupart de mes témoins intellectuels, notamment au début, vont se montrer curieux des capacités et savoir-faire manuels des hommes du rang. Tous sont admiratifs de la connaissance intime de la nature dont font montre les ruraux. Certains vont même les questionner longuement pour tenter de mieux comprendre leurs modes de vie. Mais avec l’allongement de la guerre, ce sont plutôt la déception et la désillusion qui prennent le dessus. Ces lettrés se mettent à rechercher désespérément la compagnie de « ceux de leur espèce », comme ils l’écrivent. Les bruits, les odeurs, les cris, les cartes, l’alcoolisation des hommes leur font horreur. Tout à leur désir de rester ce qu’ils étaient, de persévérer dans leur identité d’intellectuel, ils se replient sur eux-mêmes pour lire, écrire et penser au calme. Tout à leur volonté de montrer l’exemple et de maintenir vivants les idéaux qui les ont fait s’engager corps et âme dans le conflit, ils se mettent à faire la leçon pour « redresser » ces soldats qui savent si peu et si mal pourquoi ils se battent. Ils ne supportent plus ni la promiscuité du front ni ce qu’ils jugent être la médiocre docilité de ces compagnons d’infortune qui tiennent sans idéaux en tête. En cela, la prolongation de l’épreuve et son immobilité ont sans doute contribué à renforcer encore les distances existantes entre groupes sociaux. Passée la découverte des premiers mois, ne reste souvent plus que l’amertume à devoir supporter une situation en très fort décalage avec la guerre d’épopée dont ils avaient rêvé.

E.S.-F. : Je suis en partie d’accord avec Nicolas, lorsqu’il déclare que le système des grades reproduit certaines formes de domination observables dans le monde civil. Mais l’objet de mon travail portait justement sur ce que la guerre transformait du point de vue des formes de l’autorité et des modalités de l’obéissance. Et j’avance que les façons d’exercer l’autorité comme les manières d’obéir se sont transformées singulièrement et profondément au cours de la Première Guerre mondiale. D’abord parce que l’armée inverse aussi certaines hiérarchies du monde civil. Un caporal ou un sous-officier lettré partage le même statut et le même rang (relativement modeste) que celui des sous-officiers, traditionnellement d’extraction populaire et ceci à grande échelle du début à la fin de la guerre. Rappelons encore une fois que les 400 000 caporaux de la grande Guerre et les 270 000 sous-officiers ont eu en charge, avec les officiers subalternes, l’essentiel de l’autorité de contact. Aussi, c’est entre hommes du rang et sous-chefs de classes sociales voisines ou similaires que s’est jouée une part importante de l’exercice de l’autorité dans les unités combattantes. Ceci oblige à ne pas se contenter d’une lecture de l’autorité et de l’obéissance au seul prisme des rapports de domination de classe. Il faut enfin ajouter qu’au sein de la communauté combattante, certains gestes, certains mots, certains signes, certains objets, certaines pratiques imposées par la durée et la violence des combats, circulent à grande vitesse et forment une culture partagée qui vient modifier en profondeur les relations d’autorité sociale du temps de paix, y compris tel qu’elles existaient dans une armée de caserne. L’autorité de l’ancienneté par exemple, symbolisée par le chevron de présence cousu en « v » renversé sur les manches des uniformes après un an de front, de même taille et de même couleur pour les hommes du rang et les officiers, a fortement concurrencé, parfois en le dépréciant, le signe même de l’autorité militaire : le galon. Nous pourrions multiplier les exemples de mots, d’attitudes, de goûts et de comportements qui circulèrent « horizontalement » au sein de cette communauté combattante   .


Nonfiction.fr : Cette différence dans vos conclusions tient-elle à une question d’espaces ? E. Saint-Fuscien, vous montrez que l’obéissance se dégrade à mesure que les soldats s’éloignent du front, notamment au cantonnement. En quelle mesure le combat est-il un espace d’aplanissement des identités sociales, les autres espaces étant des lieux de leur maintien ou de leur progressive réaffirmation ?

E.S.-F. : La déhiérarchisation partielle des unités combattantes, qui se lit dans le partage des signes, des objets, des mots, des gestes et des pratiques (dont le jeu et l’alcool ne sont pas absents), a créé une société des tranchées obéissante à l’avant mais aussi désobéissante aux règles du temps de paix. Difficultés disciplinaires dès le début de la guerre dans les transports, longues marches désordonnées des gares à la ligne de front, pillages systématiques des villages évacués à l’échelle des armées combattantes, indiscipline généralisée dans les gares lors des permissions ou dans les dépôts de convalescents, alcoolisation des hommes dans les cantonnements, impatience et insubordination massive envers les autorités non combattantes lors de la démobilisation : la guerre crée aussi (surtout ?) de la désobéissance. La relation d’autorité de l’avant, pour préserver le lien hiérarchique, a dû s’adapter, s’assouplir et devenir différente de celles qui existaient dans la société d’avant 1914. Le retour aux disciplines professionnelles pouvait d’ailleurs être difficilement ressenti. Dans les mondes scolaires par exemple, les rentrées de 1919 et 1920 semblent très difficiles pour les enseignants revenus du front.  Bien des instituteurs démobilisés ou des normaliens « récupérés » ont du mal à renouer avec la discipline scolaire, à accepter les  règlements des écoles élémentaires ou ceux des écoles normales. Certains comme Erich Maria Remarque, Célestin Freinet ou Roger Cousinet, les refuseront définitivement tandis qu’une multitude de travaux sur la discipline scolaire et l’autorité pédagogique seront publiés à partir de 1920. Il n’est d’ailleurs pas impossible qu’une fois revenus pleinement à la vie civile, les anciens combattants réinvestissent de leur expérience de guerre quelque chose de définitif dans leur vie professionnelle (parfois malgré eux). Mes recherches actuelles sur les instituteurs des années 1920 et 1930 m’invitent à penser que les mutations de la relation d’autorité entre 1914 et 1918 n’ont pas compté pour rien dans l’évolution de la relation pédagogique au moins entre 1918 et 1939.

Pour revenir à la notion d’espace, celle-ci en temps de guerre est en effet à penser en terme d’éloignement avec les lieux (et le temps) de l’activité combattante. La violence de la première ligne est telle qu’elle déhiérarchise les unités combattantes, ou crée de nouvelles hiérarchies qui parfois s’affranchissent du grade et/ou des dominations de classe en cours dans la société civile. Toute autorité étant située, il est parfois impossible pour les chefs, après un long séjour en tranchées, de revenir aux exigences disciplinaires de l’arrière, et encore moins à celles du temps de paix. Les difficultés commencent d’ailleurs dès le retour au cantonnement à l’arrière du front, espace où l’officier tente de remettre à distance les hommes avec qui il vient de partager une longue période de tranchées rétablissant par exemple corvées et appels quotidiens. Cette autorité « de caserne » devient insupportable aux hommes du rang ce qui explique en partie pourquoi l’essentiel des refus d’obéissance retenus par la justice militaire eurent le cantonnement pour théâtre.

N.M. : C’est là une question très intéressante, qui renvoie effectivement aux postulats de départ des différentes approches historiographiques. L’histoire culturelle du combat et des violences part effectivement de l’idée simple que, face aux obus, aux balles des mitrailleuses voire au couteau de tranchée, il n’y a plus de différences entre riches et pauvres, croyants ou athées, travailleurs manuels et travailleurs intellectuels. Devant la violence, ce sont les sentiments les plus « biologiques » qui s’expriment et marquent les individus. Dès lors qu’on traite de la peur, de l’effroi ou de la terreur des corps, il n’est plus besoin de savoir si le soldat concerné était enfant de la bourgeoisie lyonnaise ou le fils d’un artisan lozérien, s’il s’agit d’un militant de la SFIO, d’un catholique silloniste ou encore d’un paysan que les choses publiques laissent indifférent. Evidemment ceux qui adoptent ce point de vue n’ont pas totalement tort. Pourtant on peut encore discuter cette position (l’analyse du combat est socialement indifférenciée) de deux manières.

La première consisterait à aller y voir du plus près en reprenant le dossier des différences sociales devant la mort et la blessure, mais aussi devant les rôles guerriers. Y a-t-il égalité des groupes sociaux devant la mort ? Que sait-on exactement des correspondances entre milieu social d’appartenance et type d’arme (infanterie, artillerie, génie, train, etc.) ? Qui sont, socialement, les fameux « nettoyeurs de tranchées » ? Comment sont choisis ceux chargés de faire le « sale boulot », ceux qu’on envoie prendre des risques ? A l’inverse, peut-on mettre au jour une équivalence entre origine sociale, statut de cadre militaire (sous-officiers et officiers de proximité) et risque de blessure ou de mort au combat ? Peut-on même prétendre établir un lien entre puissance de l’engagement guerrier, tel qu’il est lisible dans les témoignages par exemple, et « chances » d’être victime d’un assaut ? Ce type de questions reste, en l’état des connaissances, bien souvent sans réponse.

La seconde manière de discuter le postulat de l’indifférenciation sociale de la violence combattante revient à dire que les différences d’espace qui sont en jeux (entre premières lignes et arrière-front, entre tranchées et cantonnements) doivent en fait être lues non pas sur un mode spatial mais suivant une logique temporelle. Il me semble qu’on s’apercevrait alors que l’image de la guerre donnée par l’historiographie culturelle, celle d’une sorte d’éternel combat, d’une violence qui ne s’arrête jamais, ne correspond que très imparfaitement à la réalité temporelle de la guerre de tranchées. De fait, le combat prend une ampleur temporelle limitée dans la carrière guerrière des soldats. Je veux dire par là que si les bombardements sont dans la plupart des secteurs réguliers et fréquents (notamment parce que les états-majors ne veulent pas que s’installe un trop grand calme), les assauts et attaques sont beaucoup plus rares, et les « chances » d’en connaître plus de deux dans une carrière guerrière sans être grièvement blessé ou tué faibles. Il faudrait mener une enquête approfondie à partir des « journaux des marches et opérations » (JMO) pour vérifier cette proposition et estimer avec précision combien de fois une même compagnie régimentaire connaît effectivement le feu. Reste que si on accorde une certaine vérité à cette redéfinition des temps du combat, d’ailleurs lisible dans la part restreinte des descriptions d’assaut dans les témoignages, alors il me semble qu’on est conduit à repenser autrement la question de l’égalisation des différences sociales au front. Si elles peuvent momentanément s’abolir le temps de l’attaque, le fait est que, pour l’essentiel, le temps du front reste un temps où les inégalités sociales sont particulièrement marquées. On peut évidemment penser que le souvenir de l’assaut est bien plus marquant et fort que celui des attentes dans le froid et la boue (encore que, il faudrait là encore chercher à le vérifier). Il n’est pas sûr, euphémisme, que sa puissance supposée suffise néanmoins à gommer ou effacer la prégnance du sentiment de domination éprouvé par les soldats du rang.


Nonfiction.fr : Nicolas Mariot, vous remettez en cause le « rêve démocratique » qu’une « fraternité interclasse » ait existé. La figure du « Poilu », consensuelle et métonymique, gomme-t-elle l’existence et la persistance, dans la guerre et après la guerre, d’une société de classe ?

N.M. : Je ne peux ici que répéter ce que j’ai déjà largement exposé dans les questions précédentes. Oui, il me semble que la figure du poilu dont s’affublaient y compris mes témoins intellectuels auprès de leurs familles gomme largement la persistance, au front comme après guerre, d’une société de classe très marquée. On peut ici ajouter plusieurs éléments. Dans mon enquête proprement dite, cette impression est encore renforcée par le fait que la progressive spécialisation et technicisation des fonctions dans l’armée française, bien mise en lumière par Emmanuel Saint-Fuscien dans la troisième partie de son livre, mais encore le retrait vers l’arrière des ouvriers spécialisés dans les usines d’armement, tendent à laisser face-à-face, dans l’infanterie, des « extrêmes sociaux » : d’un côté quelques rares bourgeois lettrés, le plus souvent promus officiers lorsqu’ils ne l’étaient pas à leur mobilisation, de l’autre des paysans souvent patoisants. Dans une telle configuration sociale, il faut bien reconnaître que les amitiés interclasses semblent avoir été fort rares (ce qui ne contredit évidemment pas l’idée d’une camaraderie des tranchées, mais, comme dans le monde civil, « entre soi »). Et que, pour autant qu’on le sache (j’aimerais beaucoup avoir des exemples s’il en existe), elles n’ont pas perduré après guerre. Il ne faut pas s’en étonner : chacun est retourné à sa ferme, son atelier, ou sa chaire universitaire dans un monde plus ségrégé socialement et spatialement qu’il ne l’est aujourd’hui. De fait, il était particulièrement improbable que les différences sociales s’abolissent dans la guerre. D’une certaine façon, on peut même avancer que le discours sur l’unité au front est d’autant plus marqué que la hantise des inégalités devant l’impôt du sang (inégalités sociales, géographiques, religieuses, liées à « l’embusquage », etc.) est forte. Après guerre, les porte-parole des anciens combattants, les leaders politiques ont joué sur le souvenir de l’égalité devant les balles (« unis comme au front » proclamait la devise de l’UNC), d’autant que les officiers d’infanterie avaient payé, en proportion, un prix plus important que la troupe au sacrifice national. Reste que, sous réserve d’une enquête approfondie qui viendrait me démentir, cette « fraternité interclasse » me semble avoir été bien plus un mot d’ordre officiel (ou si l’on veut une leçon intellectuelle) qu’une réalité effective.

E.S.-F. :
Si la guerre avait aboli les distances de classe dans les sociétés d’après-guerres, il me semble que cela se saurait. Aucun historien ne l’a bien évidemment jamais avancé. Ceci dit le fait que les identités sociales (et pas seulement de classe) se reconfigurent rapidement après la guerre, peut-être parfois même en se renforçant, n’empêche pas qu’elles se sont réduites de façon inédite pendant et autour de la guerre. Georg Simmel l’avait d’ailleurs avancé, lui qui voyait toute activité conflictuelle (et parmi elles les « guerres extérieures » plus que toutes) mieux capables que les entreprises pacifiques de s’assurer « la coopération du plus grand nombre »   . Ainsi, la Grande Guerre comme l’appelèrent ses contemporains a impliqué et renforcé une contraction des identités attesté selon moi par une circulation et un partage inédits de pratiques, de mots, de gestes, de signes et d’objets au sein de l’armée combattante. Ce partage s’opère au cœur de l’expérience de guerre et de sa violence ce qui n’a pas empêché les identités sociales de se redéployer rapidement dès la guerre terminée.

N.M. : Que la guerre ait impliqué, au sein des armées belligérantes, la coopération d’un nombre énorme de soldats, entre eux et avec la hiérarchie, la proposition me semble évidemment indéniable. De la même façon qu’on peut dire que la guerre a conduit à un important brassage social et géographique. En revanche je ne vois absolument pas en quoi faire ce type de constats autoriserait à en déduire la réduction, qui plus est inédite, des identités ou des distances sociales pendant le conflit. En l’état, aucune étude ne vient démontrer un semblable phénomène, et je dirais même, sur la foi de ma propre enquête et des travaux que je poursuis, qu’on peut soutenir le contraire. Déduire de la coopération entre les individus la réduction des différences sociales, c’est à mon sens opérer le même glissement indémontré que celui qui a pu être proposé jadis du constat de la participation aux combats à l’énonciation d’un consentement à la guerre. Tout comme mettre en œuvre voire banaliser la violence n’est pas l’accepter ou l’assumer, la coopération entre les soldats ne saurait devenir l’indice permettant de déduire une hypothétique égalisation des liens sociaux


                                                                                                    * Propos recueillis par Nicolas Patin.

 

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- La première partie du débat entre Nicolas Mariot et Emmanuel Saint-Fuscien: "Au-delà de la "contrainte"' et du "consentement", propos recueillis par Nicolas Patin 

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- La lecture croisée de Emmanuelle Cronier, Permissionnaires dans la Grande Guerre, Nicolas Mariot, A vos ordres? La relation d'autorité dans l'armée française de la Grande Guerre, et Emmanuel Saint-Fuscien, Tous unis dans la tranchée? 1914-1918 Les intellectuels rencontrent le peuple, par Nicolas Patin