Un histoire économique de la construction européenne à la fois réussie et stimulante.

Alors que les élections européennes se profilent à l'horizon, que la crise de l'euro semble avoir succombé sous le coup de la lassitude des médias, le temps serait-il venu pour un réel débat sur l'avenir de l'Europe et les formes que devraient prendre les prochaines étapes de sa (dé-)construction ? Si tel était être le cas, le dernier livre de Robert Salais, ancien administrateur de l'INSEE, chercheur en économie et figure de l'"économie des conventions"   , Le Viol d'Europe tombe à point nommé.


Une contre-histoire de la construction européenne

Reprenant le mythe antique de l'enlèvement d'Europe par un Zeus déguisé en taureau, Robert Salais revient sur le récit de la construction européenne, bien souvent enseigné comme linéaire, lisse et téléologique. L'histoire européenne de l'après-guerre est en effet habituellement présentée comme un processus continu : de la CECA   qui unit autour des ressources de la guerre – le charbon et l'acier – les deux ennemis d'hier, au Traité de Rome de 1957, en passant par celui Maastricht en 1992, pour en finir par la monnaie unique et  l'élargissement continu.

À l'origine de l'Europe, il y a une certaine idée, dont la genèse peut remonter aussi loin que le XVIIIe siècle et que Robert Salais envisage comme une "communauté politique de peuples libres et égaux, épris de démocratie, s'unissant pour trouver dans le monde un chemin autonome qui lui soit propre, un chemin qui s'inscrive dans la diversité de leurs identités, valeurs et aspirations et montre aux peuples non européens épris des mêmes ambitions que c'est possible."   De ce vénérable idéal, nous sommes bien éloignés, en dépit de quelques réalisations intéressantes obtenues en cours de route.

Alors que depuis quelques années, l'Union européenne traverse une crise constante, les nouvelles décisions économiques, politiques et sociales prises par les dirigeants européens ne débouchent sur aucune solution durable et trahissent un manque de réflexion criant sur les adaptations nécessaires au monde contemporain, en particulier en termes de modèle social, économique et écologique. Au contraire, l'Europe sociale est de plus en plus sacrifiée sur l'autel de la finance et de ses exigences au nombre desquelles figure un coût minimisé du travail ainsi qu'un marché du travail dérégulé alors que "la compétitivité ne se réduit pas, loin de là, à la baisse du coût salarial."  

Les vraies réformes, celles qui n'imposent pas des sacrifices à terme inutiles pour les populations, ne sont pas entreprises. Sans elles pas de retour à une réelle "attractivité" de l'espace européens. Les "solutions" avancées actuellement n'aboutissent qu'au renforcement de la mise sous tutelle par les marchés d’États souverains, les précédents payant la facture du sauvetage de banques irresponsables.

Les politiques nationaux perdent progressivement de leur pouvoir au profit des institutions européennes : plutôt que de crier au vol, ils apparaissent dans leur ensemble soulagés d'être délestés de ces responsabilités trop lourdes à porter. Sanctions pour les nations, liberté accrue pour les banques, pour désigner cet état de fait, Robert Salais emprunte le terme de Cécile Barbier : nous serions entrés dans l'ère de l'"approche punitive de la construction européenne" (p. 12), causée par des décisions prises le plus souvent à la limite de la légalité et sans aucun respect des fondements de la démocratie, toute consultation risquant de se retourner contre le processus européen. Pour Robert Salais, "la classe politique européenne, celle des partis de gouvernements (gauche modérée et droite classique), est-elle en train de choisir comme voie d'avenir pour l'Europe la mise sous tutelle politique et financière de ses peuples par des institutions bureaucratiques et sans légitimité démocratique."  

Derrière ces institutions, l'on retrouve aussi des relations en passe de devenir "incestueuses" avec les multinationales européennes, qui n'en ont souvent plus que le nom...

En bref, pour Robert Salais, il existerait un divorce profond "entre l'Idée au nom de laquelle tout est fait et la réalité de ce qui se passe. [L'énigme européenne] est dans ce paradoxe qu'en travaillant soi-disant à réaliser l'idée d'Europe le processus européen la fait disparaître." L'auteur entreprend ainsi de démystifier ce récit linéaire d'une Europe désirée par tous et marchant inéluctablement vers le progrès, alors que, dès ses origines, elle a des airs de "malgré nous" et constitue avant tout une façon commode pour les Américains de répartir l'aide du plan Marshall, de relancer l'économie mondiale et de lutter contre le péril communiste.

Ainsi, son projet originel, le rapport Spaak de 1956, qui préfigure le traité de Rome intervenant un an plus tard, n'est pas tant un plaidoyer pour l'harmonie entre les peuples européens qu'une feuille de route offrant une "conception si abstraite des réalités économiques qu'on peut la qualifier d'hallucinée tant elle n'a aucun rapport avec les économies telles qu'elles sont et fonctionnent."   , s'attirant par ailleurs la critique de la gauche comme des libéraux à la sauce Hayek. Privilégiant la libre circulation des capitaux - "autrement dit la libéralisation financière" - au détriment d'un libre échange plus modéré, associant deux conceptions à première vue antinomique – le plan et le marché – l'Union Européenne aurait mis au monde "une chimère non connue jusqu'alors, la planification du marché parfait."  

C'est donc le récit d'un grand espoir trahi que Robert Salais entreprend de raconter ici tout en prenant soin de "montrer au lecteur d'aujourd'hui qu'il y a toujours eu une pluralité de chemins qui auraient pu s'ouvrir. Même si, à chaque fois, le mauvais choix a été fait, ces chemins n'en sont pas pour autant définitivement fermées." En effet, "le projet d'Europe, le vrai, attend toujours qu'on s'en occupe"  


De l'histoire alternative aux alternatives

Ne se cantonnant pas à la déploration, Salais revient longuement dans sa conclusion sur quelques pistes pour une autre Europe, sachant utiliser avec plus d'adresse la liberté puisque "fondamentalement, la construction européenne a mis de la liberté là où il n'aurait pas fallu, elle n'en a pas mis où il aurait fallu. Elle a libéré les forces du marché et de la finance. Elle a entravé la liberté de création, la seule à même d'inventer l'avenir"   . La crise actuelle pourrait-elle nous aider à faire advenir un nouveau modèle de développement plus préoccupé de considérations humanistes et durables ?

L’Europe agit déjà dans la définition de normes environnementales marquant une prise de conscience mais cette dernière tarde à en faire de même dans le domaine social. Pour survivre, l'Europe doit produire sur son sol, luttant par la qualité et non par les prix, en imposant des règles aux produits entrants ne respectant pas certaines normes environnementales ou de production. La libéralisation financière, qui devra être bridée par une stricte séparation entre capitaux productifs et spéculatifs, doit ainsi laisser la place à une libéralisation des échanges "entre égaux", devant se distinguer entre eux par l'innovation et la qualité. La monnaie unique, d'instrument de la libéralisation financière, pourrait devenir un outil de solidarité entre les nations, en reprenant les préconisations de Keynes concernant le FMI lors de sa création   , visant à responsabiliser autant le créancier que le débiteur, ce dernier devant investir dans les pays dont il détient la dette, afin de rétablir l'équilibre de la balance commerciale entre les deux pays. Plus qu'une concurrence contre-productive, la convergence européenne serait alors réellement obtenue.

Pour qu'un tel programme ait une chance de réussir, il faut redonner une voix au travail dans les décisions d'investissement. Loin d'être eurosceptique, Salais est avant un tout un déçu de notre Europe actuelle. Il se rallie ainsi à la thèse fédéraliste comme le seul moyen d'articuler le besoin de démocratie avec une entité de cette taille et permettant de dépasser le concept dévoyé de subsidiarité, ce dernier ayant joué le rôle de "barrage"   à une vraie réflexion sur l'approfondissement politique via le fédéralisme, considéré comme le seul moyen de libérer les peuples et leur redonner à nouveau voix au chapitre.

Dans cet essai extrêmement fouillé et stimulant, dont le propos n'est résumé ici qu'à gros traits, Robert Salais nous raconte l'histoire d'une Europe livrée à l'économie au nom du politique ou, comme l'auteur l'écrit à propos de l'échec de la monnaie commune ECU au profit d'un euro monnaie unique beaucoup moins souple : "Comme toujours dans l'histoire européenne, il aurait fallu faire de l'économie et non de la politique."   Tragiquement, cette construction européenne, où la politique finit par être dévorée par l'économie, a été porté par des européens convaincus, sincères et bien souvent sociaux-démocrates comme Jacques Delors, président de la Commission européenne de 1985 à 1995, qui "rétrospectivement, [...] apparaît, non comme l'apprenti sorcier, mais comme le grand sorcier qui s'est trompé de magie."  

La requalification des places respectives de l'économie et de la politique au sein de la construction européenne constitue l'une des plus grandes qualités de cet essai, qui livre un récit économique de l'histoire de l'Europe là où l'on parle pudiquement avant tout de politique, pour mieux se concentrer sur la première. Défaut de ses qualités, la bibliographie se montre assez chiche en références issues de l'histoire politique ou culturelle : un Tony Judt n'a par exemple pas sa place en dépit de son colossal Après-guerre. Une histoire de l'Europe depuis 1945.

L'histoire alternative exposée dans cet essai par Robert Salais n'en reste pas moins réussie et nécessaire, parce qu'elle révèle les aspects économiques de la construction économique et parce qu'elle met en lumière les autres chemins qui auraient pu être empruntés et pourraient l'être à l'avenir, pour éviter que l'Union Européenne ne persévère dans sa réalisation du marché parfait, évoquée et redoutée par le grand historien de l'économie hongrois Karl Polanyi, auteur de La Grande Transformation,   pour qui le libéralisme économique, utopique par essence, se devait paradoxalement d'être planifié pour exister...