Une histoire vivante de l’édition française de 1975 à nos jours.

Dans moins de deux mois, la valse de la rentrée littéraire reprendra avec ses rituels bien particuliers : la dénonciation de la surproduction éditoriale, la recherche du premier roman événement et le sempiternel débat sur le déclin des lettres françaises. On trouvera quelques réponses à ces interrogations dans le dernier livre d’Olivier Bessard-Banquy, professeur des universités à l’université Michel-de-Montaigne (Bordeaux-3), L’Industrie des lettres, qui reprend et actualise un ouvrage publié en 2009 aux Presses universitaires de Bordeaux sous le titre de la Vie du livre contemporain.

L’édition de poche bénéficie par ailleurs d’une préface de Pierre Jourde, l’auteur de La littérature sans estomac, qui a lui aussi fustigé l’état de l’édition littéraire française dans son œuvre et qui estime dans son texte introductif que “Nous vivons, dans l’histoire du livre, un moment au moins aussi important que celui qui a vu, vers la fin de l’Antiquité, le remplacement du volumen par le codex, ou celui où l’imprimerie a supplanté les copistes, à la fin du Moyen Âge”   .

Plus qu’une analyse des mutations de la lecture à l’œuvre, que Bessard-Banquy a abordé dernièrement dans un ouvrage collectif, il propose de brosser un tableau des péripéties de l’édition française, principalement littéraire, depuis 1975. Un tel projet n’a pu être mené sans rencontrer des obstacles tels que la “loi du silence” d’un milieu plutôt enclin au secret, l’absence d’archives disponibles et le possible manque de recul. Toutefois, le dépouillement de la littérature professionnelle, Livres Hebdo en premier lieu, et le recours aux entretiens avec des acteurs du monde de l’édition ont permis de compenser ces écueils potentiels. Cette histoire débute donc à la mort d’un monument de l’édition traditionnelle, Gaston Gallimard, alors que la télévision, symbolisée par l’émission Apostrophes de Bernard Pivot, marque le début d’un nouveau tournant pour la sphère éditoriale.

Au début des années 1970, l’édition est en effet en crise : le livre de poche a désacralisé le livre qui devient un objet de consommation courante, dont les coûts de production s’élèvent alors que son prix reste bloqué. La libéralisation des prix qui intervient à cette époque laisse rapidement la place à une bataille pour le prix unique du livre menée par le patron des Éditions de Minuit, Jérôme Lindon, face à une Fnac en plein essor, qui souligne le poids croissant de la distribution sur le secteur. Si tout n’est pas au beau fixe, cette décennie a enregistré de belles réussites dans le domaine des sciences humaines alors que les lettres sont désormais un peu en retrait. Pour Bessard-Banquy, l’irruption de la télévision comme premier prescripteur de littérature joue un rôle indéniable dans la reconfiguration des pratiques éditoriales et littéraires.

L’idée qui parcourt le livre de Bessard-Banquy est relativement simple : l’emprise de la distribution, la main mise sur les éditeurs par des grands groupes et leur concentration, sans compter le rôle des médias dans la prescription, conduisent les maisons d’édition à privilégier les best-sellers et autres fast books à une production plus littéraire devant s’imposer sur le long terme. Les best-sellers ne sont pas une invention de la fin des années 1970, loin de là. Toutefois, ce qui semble être remis en cause avant tout, c’est l’équilibre ancien qui voulait qu’un éditeur publie des livres ayant de fortes chances d’être vendus en masse tout de suite afin de financier des productions plus difficiles mais pouvant s’imposer symboliquement plus tard. Le soutien à la création, autrefois pris en charge par les grandes maisons, ne serait plus qu’effectué par les petits éditeurs aux moyens limités.

Aujourd’hui, cet équilibre serait rompu et c’est le chemin parcouru pour en arriver là que l’auteur raconte en donnant vie à une galerie de personnages hauts en couleur, principalement des éditeurs. En effet, il s’agit avant tout une histoire de la production littéraire contemporaine vue sous l’angle de l’éditeur que nous propose L’Industrie des lettres. Bessard-Banquy réussit à offrir une synthèse vivante grâce aux nombreux entretiens réalisés qui se retrouvent dans les petites vignettes qui émaillent un récit chronologique, qui s’efforce d’éviter de traiter à part chaque maison d’édition mais de les relier entre elles, montrant en quoi elles sont toutes affectées par des bouleversements semblables à des époques différentes.

En conséquence, certains lecteurs reprocheront peut-être au livre d’être trop événementiel, de se lire comme un roman – ce qui est le cas et c’est à son avantage – ou de trop se focaliser sur des grandes figures d’éditeurs comme Bernard Fixot, Robert Laffont ou Jean-Claude Lattès. Les analyses ne sont pourtant pas absentes et le fil conducteur de l’ouvrage est clair et étayé par de nombreuses démonstrations, qui donnent une impression de quasi-exhaustivité. Par moments, on apprécierait peut-être plus de nuance ou de recul historique, comme sur la figure du journaliste écrivain, qui est loin d’être une nouveauté de la fin du XXe siècle, même si le phénomène s’est naturellement métamorphosé.

À cette occasion, le livre rentre plus dans le cadre de l’essai (voire du pamphlet), comme lorsque l’auteur se livre – avec succès – à l’exercice du portrait (de Pivot à Paul-Loup Sulitzer) ou de l’analyse sur le mode de l’interrogation dans les intermezzos qui scandant la chronologie du livre. Celui consacré au défi du livre numérique aurait mérité d’être plus étoffé par rapport à ce que la quatrième de couverture annonce. Enfin, si le libraire est souvent évoqué comme médiateur crucial du livre, en compagnie bien sûr de l’éditeur, le traitement accordé aux bibliothèques est parfois un peu léger, ces dernières apparaissant seulement à propos de la controverse sur le droit de prêt, tout comme elles sont oubliées par son appel à l’union des acteurs du livre en fin d’ouvrage. C’est bien dommage mais cela n’enlève rien à la pertinence de ses derniers propos, auxquels elles pourraient aussi souscrire