Sylvia Duverger et Aurélie Chrestian reprennent le cours de leur entretien avec la photographe et réalisatrice lesbienne et féministe Emilie Jouvet qui a réalisé le film "sexe positif" Too Much Pussy, Feminist Sluts in the Queer X Show, sorti en salles en juillet 2011.
 

 

Sylvia Duverger : Comment s’est fait le choix des performeuses du Queer X show et du Slut Road Movie   qui en a filmé la tournée européenne ?


Emilie Jouvet :  Elles ne se connaissaient pas au moment de partir en tournée. Elles venaient de Paris, Berlin et San Francisco. Wendy Delorme les a sollicitées car elles ont en commun le fait de mener de front diverses activités professionnelles, politiques et créatives de façon intéressante et engagée. On voulait vraiment un show interdisciplinaire, qui mêle différents genres artistiques et discursifs et qui mixe les codes du burlesque, du performance art, du spoken word, du chant, de la danse, le tout doté d’une portée politique. Judy Minx est travailleuse du sexe, militante queer féministe et traductrice. DJ Metzgerei est DJ, photographe et organisatrice de soirées. Madison ‪Young est éducatrice sexuelle, performeuse, galeriste (Femina Potens), actrice, réalisatrice, productrice ("Madison Bound") et écrivaine.  Mad Kate est danseuse, performeuse, chanteuse dans le groupe de cabaret punk Kamikaze Queen et dans le groupe punk-rock Bonaparte.  Sadie Lune est une artiste multimédia, humoriste, dessinatrice, travailleuse du sexe et activiste. Wendy Delorme est docteure en sciences de l'information, actrice, écrivaine et performeuse. Elles ont toutes en commun d’être de grandes bosseuses, et d’avoir des talents multiples. L’idée étant de documenter un moment de création sexe positif et international, il fallait trouver des filles de différents pays qui soient engagées politiquement, qui aient une certaine expérience en tant que performeuses, et soient à l’aise avec le fait d’être filmées en permanence.  

Sylvia Duverger : En quoi, selon toi, le fait de faire des films porno lesbiens, est une démarche féministe, en quoi est-ce engagé politiquement ?

Emilie Jouvet : Je ne suis pas une réalisatrice de porno, comme peuvent l'être d'autres personnes comme Courtney Trouble ou Ovidie. Je suis une artiste multimédia sex-positive, issue des beaux arts et de l'Ecole nationale de la photographie, à la fois réalisatrice et photographe, travaillant sur des thèmes aussi divers que le genre, l'hétérosexisme, le burlesque, la sexualité, le féminisme sex-positif, la représentation des femmes et des lesbiennes dans l'art, etc. Fabriquer et montrer des images de sexualité est une des composantes de mon travail d'artiste et de militante féministe, pro-égalité. Les représentations de la sexualité s'inscrivent dans l'histoire de l'art depuis toujours. La sexualité, l'amour, le désir, la passion, la chair, le corps ont toujours inspiré les artistes. Mais lorsque des femmes artistes s'emparent de ce sujet, ça fait toujours polémique, on ne parle plus d'art, mais de porno... Il est important que les images et les œuvres faites par les femmes et les lesbiennes soient visibles, et reconnues, car elles portent souvent un discours politique et esthétique fort, et différent.

 

"La transgression n’est pas et n’a jamais été mon objectif"  

Aurélie Chrestian : Dans Too Much Pussy! Feminists Sluts in a queer X show, une des actrices reproduit la performance d’Annie Sprinkle et introduit un spéculum dans son vagin afin que les spectatrices/spectateurs puissent en voir l’intérieur. Pourquoi ? 

Emilie Jouvet : Annie Sprinkle a présenté cette performance pendant des années, et aujourd’hui elle a passé le relais à son amie Sadie Lune (la performeuse qui fait le “cervix show” dans Too Much Pussy).  La démarche relève d’une réflexion complexe et multiple et vise la réappropriation du corps des femmes par elles-mêmes, à la fois à l’encontre du corps médical masculin mais aussi comme premier pas vers leur appropriation du désir, du plaisir.‬ L’idée est de s’inscrire dans la continuité des actions des premières sex-positives afin de continuer à faire passer le message et de contribuer ainsi à faire évoluer les mentalités.  

Sylvia Duverger : vous vous donnez pour objectif d’aller toujours plus loin dans la transgression ? 

Emilie Jouvet : La transgression n’est pas et n’a jamais été mon objectif. L’injustice, le sexisme et le puritanisme omniprésent me révoltent. Je veux donner la parole (et des images) à des gens qui tiennent un discours qui diffère de celui-là. C’est donc normal que parfois les mots et les images qui en découlent soient considérés comme transgressifs. La sexualité est un territoire de la pensée et de la créativité. J'ai parfois montré des représentations du désir et des actes sexuels de personnes de genre ou de sexualité habituellement dénigréEs, invisibiliséEs ou passéEs sous silence. La représentation du sexe, dans l'art ou le cinéma, est aussi importante que d'autres sujets, je n'aime pas qu'il y ait une hiérarchie. Je porte une attention particulière aux artistes qui ont ouvert la voie de la réappropriation du corps, de la sexualité des femmes et de ses représentations. Ce qui m'intéresse c'est de mêler les genres, flouter les frontières, c'est explorer le désir, le féminisme, et la créativité avec d'autres artistes. La sexualité est un des endroits stratégiques de l'oppression des femmes, même si l'oppression des femmes est loin de se limiter à la sexualité. Le plus grand des tabous n'est pas le sexe, c'est la parole des femmes et des minorités sur le sexe. C'est dire la violence, la censure, dévoiler les mécanismes qui font de nous des individuEs traitéEs différemment dans le monde entier.  

Too much pussy ! est axé sur la force positive des femmes, sur la puissance de la création lorsqu'elle est libre de toute censure. Les scènes plus érotiques où l'on comprend que les artistes de la tournée ont des aventures sexuelles font partie de la structure narrative du film. Je souhaitais montrer la sexualité de diverses manières : dans sa représentation sur scène (le show), dans son côté politique (les grandes discussions sur la route, entre chaque show), mais aussi la sexualité réelle, dans l'intimité. Ces trois axes sont traités comme faisant partie d'un même prisme, ce sont différentes facettes d'une même interrogation, celle de la liberté sexuelle. Si transgression il y a, c'est celle d'un regard de femme sur des discours et des corps de femmes, un regard qui donne aux autres femmes du pouvoir et la parole, là où le cinéma mainstream nous a généralement habituéEs à un regard masculin plutôt objectifiant. 

Mais ce film est surtout une ode à la liberté, à la création, au voyage et à l'amitié. La liberté peut être sexuelle, mais elle est aussi celle d'aimer, comme on veut, qui on veut. Elle est aussi celle de ne pas faire de sexe. Celle de ne pas vouloir jouer le jeu de la séduction. Au-delà de la question du sexe et avec elle, ce qu'on a voulu montrer, c'est la joie, la liberté de créer ensemble. Si on sort de ce film en sachant où est le col de l'utérus, comment la rage peut se transformer en créativité, la honte en fierté, et le désir de plaire en plaisir de partager, c'est une belle chose.


"La sexualité des femmes entre elles, ça peut être sauvage"

Aurélie Chrestian : La version de Too much pussy qui est sortie en salles est la version soft. Pourquoi deux formules ?  

Emilie Jouvet : Il s’agit de deux films différents. Too Much Pussy est un road-movie documentaire, et Much More Pussy est un film ou j’ai réuni toutes les scènes de sexe qui ont eu lieu lors de la tournée. Dans l’idéal j’aurais aimé ne faire qu’un seul film, mais 1 h 30 est un format beaucoup trop réduit pour rendre compte de la complexité de l’aventure. En France, depuis le scandale de Baise Moi, il est interdit de projeter des films porno dans les salles de cinéma. Le dernier cinéma porno à avoir encore la licence risque même de fermer ses portes bientôt… Il aurait donc été impossible de diffuser Too much pussy à un large public s’il avait contenu des scènes pornographiques. Avec ces deux formules, les gens seront libres d'accéder aux deux films : via les salles classiques pour Too much pussy ou via les festivals pour Much more Pussy.


Sylvia Duverger : Au festival Cineffable de l’automne 2011, certaines scènes de sexe de Much More Pussy n’ont pas fait l’unanimité parmi les féministes…   

Emilie Jouvet : Much More Pussy, contrairement à Too Much Pussy, dévoile les pratiques sexuelles des performeuses dans leur intégralité. C'est donc un porno documentaire, qui montre explicitement la vie sexuelle des filles durant la tournée. Il y a environ 80% de scènes inédites. J'ai filmé les rencontres sexuelles des artistes lors du voyage, le principe étant de ne jamais leur imposer de "scènes de sexe" scénarisées, mais qu'elles choisissent elles-mêmes librement leurs partenaires et leurs pratiques. Au début du tournage, à cause du rythme effréné de la tournée, j'ai pensé que peut-être les filles n'auraient pas le temps ou l'envie d'avoir des aventures sexuelles. Il s'est passé tout le contraire. Les filles ont eu une vie sexuelle très intense, entre elles ou lors de rencontres impromptues, et j'avais parfois du mal à suivre ! Je me souviens de moments comiques ou, épuisée, pensant enfin pouvoir remballer mes caméras et aller dormir, l’une ou l'autre des filles venait me chercher pour que je vienne filmer leurs ébats... Much More Pussy a été présenté pour la première fois au Porn Film Fest de Berlin où il a remporté le prix spécial du public. Il a été sélectionné à Paris pour le festival d'art alternatif Jerk Off puis au festival de cinéma Mix Brasil à São Paulo, entre autres. Il a aussi été diffusé à Cineffable, le festival international du film lesbien et féministe de Paris. Je participe à ce festival depuis 15 ans, en tant qu'artiste invitée (exposition de photos ou projections de mes films), ou en tant que festivalière. C'est grâce à ce festival que j'ai pu voir un vrai porno lesbien pour la première fois. C'était le film pionnier Private pleasures & Shadows produit et filmé par les lesbiennes de Fatale Media en 1985 en Californie, qui présente des scènes SM entre lesbiennes. C’était en 1997, dix ans après la réalisation du film, mais pour beaucoup de Françaises, c'était une première. Ce fut étonnant de voir un porn lesbien pour la première fois. Se voir représentées nous-mêmes, en tant que femmes, en tant que lesbiennes, en pleine action, avec tout ce que ça représente de corporalité, de chairs ouvertes et offertes, de sexes et de langues humides en gros plan, de cris de plaisir, de perte de contrôle. Le public était à la fois surpris, fasciné et excité. Quelques femmes, choquées, sont parties en hurlant et en claquant la porte. Depuis, à Cineffable, la traditionnelle séance de film porn lesbien a toujours autant de succès chaque année. Cette séance attire aussi quelques anti-porn abolitionnistes qui viennent  protester, mais surtout toutes celles qui ont envie de voir du sexe lesbien sur grand écran et qui se battent pour conserver cette liberté.   Au moment du montage de Much More Pussy, j'ai tenu à ne censurer aucune scène, car le principe du féminisme sexe positif c'est aussi de respecter les désirs sexuels des autres, de ne pas juger ni hiérarchiser les pratiques entre elles, même si elles ne sont pas à notre goût ou si nous ne les comprenons pas. Entre adultes consentants, les possibilités sont multiples, et je dois dire que j'ai souvent été étonnée de découvrir autant de diversité et de créativité dans les aventures sexuelles de chacune. J'ai beaucoup appris, autant sur les pratiques que sur mes propres préjugés.   En 2012, l'utilisation de sextoys entre filles, les pratiques SM ou le bondage font malheureusement encore débat pour certaines personnes promptes à juger et moraliser les pratiques des autres. La sexualité des femmes entre elles, ce n'est pas uniquement de la douceur, la beauté des statues, la passivité ; ça peut être sauvage, tout en respectant les désirs et les limites de sa partenaire. C’est fait de sang, de sécrétion, de cyprine, il y a de la salive, parfois des rapports de force, du muscle et de la cellulite.  Dans Much More Pussy, les sexualités et les fantaisies sexuelles sont très diverses : du sexe sur un piano, dans un bâtiment en ruines, dans des loges… On passe d'une scène à deux très sensuelle à une scène de groupe à six vraiment intense, une scène de fist. Le fist-fucking c'est mettre sa main dans le vagin de quelqu'un, le "fist" c’est le poing ; ça peut aussi être anal. Aux États-Unis des féministes pro-sexe comme la réalisatrice Courtney Trouble, ont créé l'Internationnal Fisting Day pour défendre cette pratique, interdite car elle remet en cause la suprématie masculine du pénis comme seule organe "pénétrant"   . On peut y voir de très belles éjaculations féminines, des pratiques anales entre femmes,  et surtout de vrais orgasmes… Lorsque je montre de la sexualité dans mes films, ce n'est pas une “injonction” à être hyperactive sexuellement, ou à être superperformante. Dans une perspective féministe pro-sexe, ce qui compte c’est d’être respectée telle que l’on est, que l’on soit asexuelle, polyamoureuse, monogame, lesbienne, queer, bie… cela veut donc dire aussi respecter le fait que certainEs ne souhaitent pas forcément pratiquer de sexualité.
  

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