Présentation du mouvement "post-porn" ou quand la théorie queer devient une pratique.

Depuis une dizaine d'années, le mot "post-porn" est devenu l’un des protagonistes des réflexions et des pratiques queer. Les initiatives queer portant l'expression "post-porn" dans leurs titres ou dans leurs manifestes se sont multipliées.

Performances   , festival   , actions dans l'espace public   , ateliers "théoriques"   (théoriques et pratiques), blogs   fanzines, livres   , articles écrits par et sur la scène post-porn internationale ont permis de diffuser une pensée provenant des marges, produite par des gens souvent considérés comme "dégenréEs", "extrêmes", "radicaux/ales", "a-genréEs". Cette émergence de travaux sur le genre et la sexualité a également contribué à diffuser plus largement le travail et la production post-pornographique en France et à l'étranger. Les réponses des milieux féministes ont été des plus variées : de l'enthousiasme et de l'adhésion totale du milieu queer-trans-pédé-gouine, on passe à la méfiance de certains milieux lesbiens pour arriver à la critique ouverte ou au refus de certains milieux féministes matérialistes.

Malgré les différents retours que les sollicitations post-porn produisent, la curiosité et l'envie d'en savoir plus est souvent la réaction commune de celles et ceux qui rentrent en contact avec la production culturelle post-porn et avec ses activistes. Bien loin de vouloir offrir un cadre complet de la scène post pornographique ou de vouloir donner un cadre exhaustif de "ce qu’est" le post-porn (opération assez risquée et quelque part contradictoire...), je voudrais partager quelques hypothèses sur les dénominateurs communs de la production post-porn et, peut-être, donner quelques éléments de repères pour s'orienter dans l'archipel "post-porno" (même si la meilleure façon de découvrir un tel archipel est de s’y perdre !).

Il est difficile de donner une image d’ensemble de cette mouvance. Il n’est pas non plus possible de définir de manière rigide une production artistique et culturelle post-porn, parce que cette appellation englobe une multitude de facettes, de nuances, parfois même de contradictions. Nous sommes en face d’un phénomène fluide, qui cherche à se libérer des catégories. CertainEs pourront se définir comme "post-porno" et rejeter dans un même temps l’idée d’appartenir à un mouvement homogène, d’autres refuseront jusqu’à l’idée d’un mouvement collectif, doté de caractéristiques distinctives   .

Marie-Hélène Bourcier, qui n'a pas seulement contribué à développer la théorie queer en France mais a aussi introduit la réflexion post-porn dans le milieu académique comme dans l’espace militant, écrit : " L'émergence d'un mouvement et d'une esthétique post-pornographique (post-porn) à la fin du vingtième siècle constitue une critique de la raison pornographique occidentale. Elle peut être analysée comme un "discours en retour", pour reprendre les termes de Foucault, venu des marges et des minoritaires de la pornographie dominante : les travailleurs(ses) du sexe, les individus qui se prostituent, les gays, les lesbiennes, le BDSM (bondage, discipline et sado-masochisme), les queer, les trans, les déviants du général assumés comme tel. Le déclic post-porn relève également d'une déconstruction et d'une dénaturalisation de la pornographie moderne comme technologie de production de la "vérité du sexe", des corps et de genres (masculinités, féminités) qui n'auraient pas été possibles sans l'apport des théories féministes, post-féministes pro-sexe et queer   .

Cette définition nous aide déjà à comprendre pourquoi s'approcher du post-porn comme étant simplement un courant esthétique ou une avant-garde (entre autres d'artistes) reste assez réducteur. Le post-porn permet de relire des dynamiques sociales contemporaines au prisme du régime de vérité de la sexualité et procède par interconnexion des luttes des minorités sexuelles avec les questions de l'autodétermination de sujets "hors-norme", des politiques d'immigration, du droit au logement, des prisons, de batailles environnementales. C'est pour ces raisons que le post-porn est, d'abord, un mouvement politique.

Fan du post-porn  

Pourquoi le post-porn fait-il vibrer autant d'esprits queer féministes ? Parmi les chantiers qu’il invite à reconsidérer et déconstruire, citons en quelques-uns. Porosité de la distinction entre public et privé, usage de l’ironie, rupture avec la dichotomie sujet/objet, effacement de la frontière entre culture légitime (l’art) et pratiques culturelles illégitimes (la pornographie), implication des spectateurs, exposition publique de pratiques traditionnellement inscrites dans la sphère privée, dénonciation de la médicalisation des corps, renversements, mise en question du lien entre genre, sexe et sexualité, usage de prothèses, sont quelques unes des caractéristiques de la production culturelle identifiable comme "post-pornographique". Le post-porn rompt avec tous ces binarismes, afin de mettre l’accent sur la dimension politique du genre et de la sexualité et de l’extraire de la sphère privée dans laquelle elle est habituellement reléguée.

Le post-porn procède à un renversement de l’usage du corps dans la pornographie, en lui donnant une valeur politique fondamentale. De ce point de vue, on peut le voir comme la partie "pratique" de la théorie queer, théorie qui justement est souvent accusée d’être "trop théorique" et difficile à réaliser dans la vie des gens qui s'en s'approchent.

Selon le collectif Go fist fundation : "Le post-porn est le seul art qui représente les pratiques sexuelles telles qu’elles existent : avec des fluides, des odeurs, de la sueur, des bruits. C’est l’art qui se charge de montrer "notre" sexualité dépouillée de tout romantisme et qui nous rapproche de notre animalité. C’est une revendication de notre sexualité, c’est une expérimentation ouverte à toutes les personnes aux corps, tailles, orientations sexuelles, genres différents. Il a pour objectif de donner un autre point de vue sur ce qui est, ou sur ce qui cesse d’être, sexuel ou excitant à travers le déplacement génital. Il essaie d’ouvrir le débat, de découvrir de nouvelles sensations [...]. Le post-porn n’a pas de limites, il ne se limite pas à montrer un acte sexuel, il ouvre la porte à la visualisation de nos fantasmes et de nos désirs. Il essaie de partager et de rendre visible notre sexualité et des manières de sentir. Dans nos sociétés hétéronormées et patriarcales, on nous apprend à sentir et à vivre la sexualité comme quelque chose de secret. Nous la rendons publique pour revendiquer et partager ce dont nous ne voulons pas faire un secret "   .

Le chercheur et artiste queer Tim Stüttgen ajoute : " Le post-porn est un enchaînement transversal qui pénètre les sphères les plus diverses de la sexualité et de la production d’images, que ce soit sur Internet ou dans les industries culturelles de masse, dans l’art ou dans la théorie, dans la micro comme dans la macro-politique"   . La plupart des performeuses post-porn s’inscrivent plus ou moins explicitement dans le cadre de la théorie queer transféministe, en faisant référence à des auteures et des textes tels que le Manifeste contra-sexual de Beatriz Preciado qui insiste sur les outils conceptuels hérités du féminisme et de la tradition philosophique française pour produire des stratégies efficaces dans le contexte politique contemporain. Le transféminisme légitime l’existence d’identités fluides caractéristiques de la post-identité, selon lesquelles "nos alliances les plus étroites devraient être transgéniques, transsexuelles, anti-coloniales. Ce sont nos alliances, c’est la place du féminisme aujourd’hui"  

Testo Yonqui de Beatriz Preciado avec King Kong Théorie de Virginie Despentes ainsi que la trilogie des Queer Zones de Marie-Hélène Bourcier, le  Devenir Perra de Itziar Ziga, le Post-Porn Modernist d’Annie Sprinkle et le Pornoterrorisme de Diana Torres constituent les références de toutes les "perras", de toutes les "chiennes", de toutes les "perras horizontales" qui peuplent l'univers post-porn. Un univers construit sur les relations et sur les échanges d'idées, de savoirs, de réflexions, de pratiques, des fluides corporels, de godemichés, de prothèses, de créativité, de rébellion et de dissidence sexuelle en tous genres  

 

* Lire aussi sur nonfiction.fr : 
L'intégralité de notre dossier "Penser le porno aujourd'hui"