Bruce LaBruce signe un nouveau film cette année. Rencontre avec son univers où sexe et pornographie se font art.

Bruce qui ?

La seule évocation de son nom, Bruce LaBruce, prête déjà à sourire. L'on y sent pointer tout l'humour du personnage. Et, malgré l'apparente innocence de ce nom redondant, impossible de décrire avec clarté et précision à qui nous avons affaire, et peut-être encore moins à quoi nous avons à faire s'agissant de ses films. Car dire que Bruce LaBruce fait de la pornographie serait trop simpliste, ou alors la pornographie prend un tout autre sens lorsqu'elle est appréhendée par l'artiste canadien. Et c'est justement ce perpétuel questionnement de la pornographie et du sexe qui rend son oeuvre si fascinante.

Bruce LaBruce débute sa carrière à Toronto où il fait partie d'une bande de jeunes vidéastes se réclamant du mouvement DIY, Do It Yourself ("Fais-le Toi-Même"), qui, comme son nom le laisse deviner, revendique le droit de réaliser et produire soi-même des films et des vidéos en dehors de tout système institutionnel. L'accessibilité de la vidéo, depuis les années 70, joue donc un rôle fondamental dans le développement d'une frange marginale pornographique qui est celle du queer, et qui va permettre à LaBruce de réaliser ses propres films, dans lesquels il fait jouer ses amis et explore ses diverses obsessions sexuelles. No Skin Off My Ass, premier film notable du réalisateur sorti en 1991, met en scène la rencontre d'un coiffeur, incarné par Bruce LaBruce, et d'un Skinhead. Les scènes sexuelles sont explicites mais ce qui frappe surtout dans son travail, c'est le sens esthétique et le soin apporté aux rôles, à la rencontre amoureuse entre deux univers que tout oppose, la coiffure et le punk. Car dans un film de Bruce LaBruce, l'humour et l'amour sont constamment en jeu dans le désir et le sexuel, ce qui permet le dépassement de situations a priori incompatibles. La pornographie LaBrucienne repose donc sur une revendication d'ouverture et de liberté.
Cette position explique sans doute le succès qu'il rencontre dès son premier film et malgré les critiques de ses confrères pour qui la reconnaissance constitue nécessairement une compromission, il prend soin de conserver un esprit DIY et marginal qui lui valent les faveurs du cinéma indépendant. En effet, même si les scènes de ses films revêtent un caractère hautement sexuel, LaBruce est largement diffusé dans les circuits de cinéma indépendant, en témoigne la projection de Hustler White en 1996 au festival de Sundance. Il n'en demeure pas moins que les films restent sur une tonalité, pour le moins hardcore, qui entraînera par exemple à Sundance, selon LaBruce, le départ d'une bonne moitié de la salle lors des scènes sadomasochistes et de pénétration par membres amputés. Si l'humour et l'ironie sont parties prenantes de l'expérience Labrucienne, mieux vaut toutefois être averti de son approche non conventionnelle de la sexualité.

On est loin du film érotique avec sa musique de fond jazzy et ses pin-up ou même du film pornographique classique hétérosexuel ou homosexuel où la génitalité est centrale pour la performance. Sans nier cet aspect dans les films de LaBruce, sa démarche se révèle toutefois plus ambitieuse. Nostalgique d'une homosexualité qui se vivait cachée, le réalisateur canadien est particulièrement critique envers la communauté gay qu'il juge trop conventionnelle et ennuyeuse. A l'instar d'un Jean Genet, qu'il considère d'ailleurs comme un de ses modèles, il rejette tout mouvement qui tendrait à s'institutionnaliser, y voyant non pas un progrès mais plutôt une limite à ce qui devrait être en perpetuelle construction. Se qualifiant de "pornographe réticent"   , il ancre ainsi son projet artistique dans une démarche militante et conflictuelle envers non seulement ceux qui prônent l'indifférence et la normalité mais également envers ceux qui sont attachés à toutes formes de catégorisation. Il refuse par exemple le qualificatif queer, qu'il estime baffoué par son évocation-même :"Non, je ne suis pas "queer", et je ne sais pas non plus pourquoi ils devaient s'approprier et ruiner ce beau mot. Ils sont si gay."   . C'est pourquoi il s'amuse à qualifier ses entreprises de noms saugrenus tels que "queercore" ou d'"homocore", dont il est le premier à reconnaître le côté artificiel et quelque peu ridicule.

Vers le post-porn

La pornographie doit être donc prise dans un sens large, celui revendiqué par Laurent De Sutter ou encore Julien Servois, à savoir une collection d'expériences, ou encore une exploration infinie des plaisirs et non uniquement dans sa version ultra commerciale. Elle laisse, par définition, le champ libre à la représentation des obsessions les plus étranges sans jugement moral. Dans Hustler White (1996) par exemple, un jeune homme fasciné par les hommes amputés se fait pénétrer par une jambe sans pied, un vieil homme se fait scarifier, un autre est complètement bondé; dans Otto (2008), un zombie éventre son petit-ami afin de le pénétrer. Une telle conception de la pornographie entre également dans la définition avancée par George Molinié qui voit en elle l'instrument transgressif le plus radical et le plus représentatif de l'intérêt sexuel. L'auteur y voit même l'intérêt central dans nos sociétés: "c'est le seul intérêt émouvant en tant qu'il vise l'invisable, qu'il regarde l'irregardable, qu'il recherche l'impossédable, qu'il désire l'inatteignible".   .

Les films de Bruce LaBruce entretiennent un rapport de confrontation avec le public puisqu'au lieu de servir à l'assouvissement du désir, au contentement du spectateur, ils lui montrent ses obsessions les plus obscures en même temps que toute l'hypocrisie de notre société. En effet, le réalisateur canadien n'officie pas seulement sur la représentation de la sexualité en soi mais aussi dans le but de produire un discours critique sur ladite représentation. Le fait qu'il mélange violence et sexe dans des scènes  hardcore entres zombies ou qu'il filme des masturbations impliquant des revolvers, constitue un moyen de dénoncer tout l'arbitraire sociétal qui range du côté de l'admissible certaines formes de violence et de celui de l'inadmissible certaines formes de sexualité. Le politique fait donc partie intégrante de l'oeuvre de Bruce LaBruce au même titre que l'esthétique. Et à ceux qui, sur ce point, se plaignent parce que ses films n'iraient pas assez loin pour être qualifiés de pornographiques, il répond : "ce n'est pas parce que je ne montre pas le sexe comme une collection de plaies béantes et d'organes baveux l'un sur l'autre, que je ne suis pas un pornographe. Pourquoi cela ne devrait-il pas être joli?   "

Le mélange des genres n'atténue donc pas la force pornographique du travail de Bruce LaBruce. Il ne sort pas du porno mais le développe et peut donc être considéré comme un des fondateurs du mouvement post-porn.

Le post-porn est, comme le définit Marie-Hélène Bourcier, une critique de la pornographie classique venant des marges et des minorités, que ce soient des queers, trans, prostituées, sadomasochistes, etc. Il s'agit donc de jouer avec les codes du porno et de se les réapproprier afin de mettre en place un contre-discours. Issu d'Amérique du Nord, le post-porn s'est depuis largement développé, notamment en France avec le travail de Virginie Despentes ou de collectifs moins connus, tels que Panik Qulture, lesquels revendiquent directement l'héritage de Bruce LaBruce.

Avec le post-porn, est remise en cause l'appréhension de la sexualité mais egalement des identités, de la place que l'homme occupe dans la société. Bruce LaBruce est un des premiers réalisateurs à avoir, entre autres, manifesté le desir de réunir les homosexuels et les punks dans un discours contestataires.

Même s'il reste fidèle à cette esthétique punk, l'artiste canadien a depuis fait évoluer sa pensée et chacun de ses films peut témoigner de sa propre évolution post-pornographique. Les personnages sont, comme leur réalisateur, dans une recherche perpétuelle de nouvelles formes de sexualités et, plus généralement, en quête de leur place dans la société. Dans Hustler White (1996), le personnage de Jurgen, tel un anthropologue du sexe, s'intéresse à la prostitution et aux lieux de drague, dans Otto (2008), le jeune adolescent lit du Marcuse, et confronte son identité de zombie, à la réalité du monde dans lequel il vit, dans Raspberry Reich (2004), un grouspuscule révolutionnaire se réclame de Wilhelm Reich et prône la bisexualité pour tous. Les personnages de Labruce ont donc comme dénominateur commun cette envie d'exploration et, surtout, le refus de se figer dans un modèle ou sur une idée particulière. D'ailleurs, ils sont souvent mis en echec, soit par le regard que le cinéaste porte sur eux, soit par l'incompatibilité même de leurs idées avec la société. Un film de Bruce LaBruce ne nous impose donc rien si ce n'est le besoin de toujours remettre en cause nos prejugés.

Affirmant lui-même encore rougir devant ses films, non pas pour leur teneur en sexe ou violence, mais pour l'amour et les sentiments dont font preuve leurs héros, Bruce LaBruce entend persister dans cette voie qui, bien qu'aventureuse et cohérente, semble lui fermer l'accès à une renommée plus large et sans conteste méritée. Qualifiant son recours à la pornographie de "mauvaise habitude", il semble prendre un malin plaisir à plaider coupable une nouvelle fois avec son film Gerontophilia, qui sort en cette année 2013 et met en scène la rencontre improbable d'un jeune homme hétérosexuel attiré par un octogénaire : tout un programme !
 

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