Laure Marchand et Guillaume Perrier démontrent de manière convaincante comment la présence arménienne continue de hanter la société turque.  

Depuis une vingtaine d’années, la question du génocide arménien défraie régulièrement la chronique. Ce regain d’intérêt trouve sa source dans la lancinante candidature de la Turquie à l’Union européenne ainsi que dans les reconnaissances politiques dont ce génocide a fait l’objet de la part de plusieurs Parlements occidentaux.

En dépit de cette publicité cependant, ou peut-être précisément à cause du soupçon d’instrumentalisation de la question arménienne contre l’adhésion de la Turquie, aucun ouvrage ne s’était jusqu’alors attelé à la tâche pourtant indispensable d’illustrer toute la prégnance et toute l’actualité d’évènements vieux de presque cent ans au sein de la Turquie "moderne".
A cet égard, La Turquie et le fantôme arménien, essai servi par la sobre qualité des éditions Actes Sud, constitue une remarquable réussite. En quelques 218 pages, Laure Marchand et Guillaume Perrier démontrent de manière convaincante comment la présence arménienne continue de hanter la société turque que ce soit en négatif, dans l’élusion du discours et la destruction des mémoires, du patrimoine et des identités, ou en positif à travers la résurrection des crypto-Arméniens, des convertis ou de Turcs découvrant leur ascendance avec des sentiments partagés.

Mais, à travers une écriture trahissant tout autant la rigueur journalistique qu’elle témoigne d’une sensibilité empathique, le lecteur découvre aussi le fil sanglant qui, de la sale de guerre contre les Kurdes en passant par les assassinats politiques des années de plomb, constituent la trame de violence d’impunité prenant naissance dans le génocide des Arméniens et corsetant la société turque depuis 1915.

Il faut dire que les auteurs sont aux premières loges. Respectivement correspondants du Figaro et du Monde en Turquie depuis 2004, Laure Marchand et Guillaume Perrier ont côtoyé les plus hauts responsables du gouvernement islamiste de l’AKP, au pouvoir depuis 2002, tout autant qu’ils ont sillonné le pays et les différentes strates de sa population, des palaces de la Corne d’or aux confins désolés de l’ancienne Arménie occidentale, désormais engloutie.

Comme les auteurs l’indiquent en introduction, La Turquie et le fantôme arménien n’est pas œuvre d’historien et ne prétend pas l’être. Son objet n’est pas le crime passé mais le crime présent : celui par lequel, depuis 1915, un Etat détruit férocement toute expression d’altérité par rapport à une "turcité" fantasmée qui se réduirait à une adhésion sans faille aux valeurs kémalistes de "race" et de "patrie", et à une pratique ostensible de l’Islam sunnite. Comme le rappelle la préface de l’historien Taner Akçam, c’est au sein de cette matrice idéologique exclusive que se sont façonnées l’identité et la société turque, leur "gauche", leur "droite" et les débats qui les ont agités. Une nation qui s’est en fait construite à côté d’un non-dit, d’un "trou noir" dont le rappel constitue au mieux un motif de gêne, au pire une source d’irritation même pour les plus "progressistes" des Turcs. En conséquence, ce rappel de l’existence préalable des Arméniens et du Génocide relève d’un exercice cathartique que beaucoup ne peuvent supporter. Parce que, comme l’écrit Taner Akçam, "notre existence est fondée sur leur absence ou leur disparition".

A cet égard, La Turquie et le fantôme arménien brille par son honnêteté intellectuelle. Celle, par exemple par laquelle les auteurs reconnaissent que les "démocrates" turcs sont scindés en deux groupes : celui issu de la gauche radicale, qui porte depuis longtemps et avec sincérité la revendication de reconnaissance du génocide, et qui reste durement réprimé par les gouvernements successifs. Et celui qui gravite dans les coulisses du pouvoir et qui a enfourché avec opportunisme cette revendication pour trouver une solution qui satisfasse aux intérêts nationaux de la Turquie. Mais cette honnêteté intellectuelle passe également par l’évocation des "Justes" turcs – ces hauts fonctionnaires et ces simples sujets ottomans qui, en 1915, firent de leur mieux pour désobéir aux ordres de déportation et sauver des Arméniens – une évocation qui dérange aujourd’hui les Turcs nationalistes mais aussi nombre d’Arméniens pensant que leur réhabilitation pourrait être utilisée par la Turquie pour s’exonérer de ses crimes.

On pourra s’étonner qu’un tel ouvrage n’ait finalement pas été écrit par celles et ceux qui ont jusqu’alors dénoncé avec le plus de constance et de pertinence la violence physique et surtout la violence symbolique de la Turquie, à savoir les Arméniens de diaspora eux-mêmes. Cependant, le paradoxe n’est qu’apparent dans la mesure où l’un des effets les plus pervers et les plus destructeurs du fait génocidaire reste l’impossibilité faite aux descendants des victimes d’articuler l’horreur du déni dans laquelle ils se débattent. Le constat n’est pas nouveau. En 1929 déjà, Armen Lubin – alias Chahan Chahnour – écrivait dans La retraite sans fanfare que désormais, après la catastrophe, l’Arménien serait "stérile, sans descendance ; sans fruit" et donc, d’abord et avant tout, privé du Verbe.

A cet égard, on peut espérer que La Turquie et le fantôme arménien participe d’une véritable maïeutique qui permettra tout autant aux descendants des victimes de rétablir la légitimité de leur parole – à leurs propres yeux comme à ceux des autres – et aux enfants des bourreaux d’examiner sans complaisance leur passé. Afin que la parole recouvrée des uns et le regard dévoilé des autres triomphent d’un déni mortifère. Et afin aussi que la communauté internationale prenne véritablement la mesure d’un problème politique qui, n’en déplaise à certains historiens dogmatiques, est bien loin de se réduire à une question de liberté d’opinion sur un évènement historique passé