La retranscription d’un des derniers entretiens de François Furet revenant sur "Le Passé d’une Illusion".

En amont de la publication de sa biographie de François Furet, Christophe Prochasson a édité Inventaires du communisme dans la collection « audiographie » des éditions de l’EHESS, dont il est par ailleurs le directeur. Ce texte, le dernier écrit par Furet avant sa disparition brutale, reprend des thèmes abordés dans Le Passé d’une Illusion, sorti deux ans plus tôt : il évoque ainsi les conséquences de la Première Guerre mondiale et des nationalismes sur la montée en puissance du communisme, les passions intellectuelles générées par ce dernier et plus généralement des réflexions portant sur la démocratie européenne.

Inventaires est issu d’un échange entre l’historien et le philosophe Paul Ricoeur, que Furet a brièvement côtoyé à l’université de Chicago où ils étaient tous deux enseignants. Toutefois, ce fut avant tout par l’entremise de François Azouvi, philosophe et éditeur chez Calmann-Lévy à l’époque, que l’échange put avoir lieu entre ces deux intellectuels aux œuvres dissemblables. Ricoeur avait en effet exprimé son intérêt pour l’essai de Furet qu’il avait lu et commenté attentivement.

Une mise au point

Cet échange était resté à l’état d’archive, d’œuvre inachevée bien que retravaillée en partie par François Furet qui ne supportait pas de voir son discours oral retranscrit sans altération à l’écrit. De son côté, Ricoeur n’avait pas entrepris une telle tâche, la mort de Furet le conduisant à abandonner le projet du livre. En conséquence, Christophe Prochasson a estimé que seules les interventions de François Furet se devaient d’être reproduites en raison de leur caractère plus abouti.

Dans ce dialogue transformé en monologue par la force des choses, Furet revient sur les thèmes qui parcourent Le Passé d’une Illusion. Ainsi, l’entretien est indissociable de son essai sur l’idée communiste. Il apporte des compléments, nuance quelques affirmations et offre des perspectives sur la situation contemporaine de la fin des idéologies qui laisse finalement peu d’espoir aux démocraties occidentales puisque l'horizon d'attente communiste qui devait permettre la réalisation de l'égalité a disparu en même temps que l'URSS. Furet aborde aussi la question des nationalismes   en Europe aux XIXe et XXe siècle, insistant sur leur mauvaise gestion européenne et sur le dépassement des idéaux universalistes légués par la Révolution Française qu’ils finirent par opérer. En effet, même dans le cas français, si les idéaux des Lumières président à la Révolution, c'est au nom de la Nation française que le peuple part en guerre contre ses voisins européens.

Par ailleurs, le totalitarisme, concept sur lequel Furet se penche au regard des travaux du controversé Ernst Nolte, serait le résultat de l’aboutissement de deux logiques : l’universaliste (le communisme) et la particulariste ou nationaliste (le fascisme et le nazisme). Dans la lignée de son maître à penser, Alexis de Tocqueville, Furet creuse ainsi inlassablement un nombre réduit de concepts ou de définitions. En début d’entretien, il revient par exemple sur la distinction entre le mensonge, qui est délibéré, et l’illusion, qui « provient d’une croyance sans fondement, induite par le jeu des passions sur l’imagination. »   Pour Furet, rien ne pousse à croire que les dirigeants soviétiques n’étaient pas aussi les victimes de cette dernière.

Un dialogue devenu monologue

En définitive, le texte exhumé est important parce qu’il peut être considéré comme un « testament intellectuel »   revenant sur les derniers développements de la pensée de l’historien de la Révolution Française. Certains éclaircissements sont bienvenus, et Christophe Prochasson s’est d’ailleurs servi de ce texte comme d’une source essentielle pour sa biographie. L’intention de présenter un autre François Furet dont la pensée jaillit d’abord de l’oral est louable. Toutefois, même si elle se dessine en creux, l’absence de la voix de Paul Ricoeur est regrettable. Cela n’enlève rien au gros travail éditorial et critique fourni par Christophe Prochasson, qui livre une introduction fouillée revenant à la fois sur la réception du Passé d’une Illusion,  sur le contexte de la rencontre entre les deux hommes et sur les modalités de leur collaboration et de la réécriture. Cependant, Inventaires du communisme ne constituera pas, en dépit de sa brièveté et de sa forme, l’introduction la plus aisée à la pensée historique de Furet

 

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