Vingt-deux contributeurs se distribuent la tâche, un peu malmenée, de montrer comme se fabrique la figure de l’écrivain.

De mémoire, même courte, chacun a dans l’oreille les résonances des propos de Michel Foucault (1969), Roland Barthes, et d’autres, à propos de la notion d’auteur. La question se pose désormais de savoir si nous maintenons ces propos, ou si nous les considérons comme datés, alors que la situation de la littérature a changé, quand on ne prétend pas, plus précisément encore, qu’elle a achevé son temps (cf. notre chronique antérieure sur l’ouvrage collectif Fins de la littérature). C’est à un programme scientifique collégial qui a abouti à un colloque (2010), puis à un séminaire de recherche (2010-2011) mené à l’université catholique de Louvain, et à une collaboration avec l’université de Québec, que nous devons l’ouvrage ici présenté.

Les auteurs de ce recueil envisagent l’écrivain comme un produit d’une construction socioculturelle complexe, historiquement et médiatiquement déterminée. Ils en étudient les manifestations dans la littérature et les productions culturelles. Et, plus précisément, ils se concentrent sur la place des figures d’écrivains dans la création littéraire moderne et contemporaine. Dans le même temps, ils étudient les modalités de représentations d’écrivains dans des productions et pratiques culturelles, autres que littéraires.

Quoi qu’il en soit, la figure de l’écrivain, au sens entendu dans l’ouvrage, ne peut relever de la seule relation œuvre-écrivain, quel que soit le mode sous lequel on la pense. Elle enveloppe nécessairement des discours et des représentations qui vont bien au-delà. Par exemple, des images relevant de l’institution littéraire : édition, critique, publicité, médias… Les écrivains apparaissent alors comme des “objets culturels” élaborés à l’interface de la configuration singulière opérée à travers les écrits et les métadiscours et leur réception et reconfiguration par une collectivité. Leur figure est prise entre des hypothèses interprétatives, des représentations, des mémoires, des usages… Afin d’appréhender cet objet, il faut le traiter comme une construction signifiante. En faisant un parallèle avec la littérature, on voit bien que l’un et l’autre ne sont nullement le fruit d’une production simple, mais l’affaire à la fois des milieux littéraires, et des agents de l’institution littéraire, puis des images sociales qui ne relèvent pas uniquement du fonctionnement endogène du champ littéraire. Il est vrai que l’on peut se demander ce qui pousse certains à peindre, sculpter, photographier ou filmer des écrivains.

Ces quelques mots suffisent à souligner qu’un tel ouvrage se déploie à partir de nombreux paramètres : la littérature, les arts plastiques, l’analyse des médias, le plan sociopolitique, le plan juridique… Figurer un écrivain suppose une conception de son statut, de sa nature, de sa fonction. Aussi le programme qui fonde l’ouvrage veut-il éprouver la pertinence et l’opérativité des considérations programmatiques au travers de nombreuses contributions qui ont d’abord valeur exemplative d’un travail à relancer encore par d’autres moyens.

Il est alors curieux de constater que les auteurs aiment à se montrer dans le rôle de lecteur et toujours en pleine forme. Le premier article de l’ouvrage s’intéresse au cas de Saint Augustin, par exemple, et à ce que l’on peut tirer du célèbre passage du renoncement à la chair à partir de la lecture d’un livre (“Prends et lis !”). Il se prolonge par l’analyse des textes de René Descartes qui participent à l’autoprésentation de l’auteur ou de l’auctorialité d’abord en lecteur d’anciens ouvrages renonçant à eux, puis en voyageur du monde, mais pour mieux revenir à l’écriture, quelque temps après, mais cette fois du côté de l’auteur. C’est à partir de là que Descartes devient un auteur souverain, disposant de l’autorité, impliquant de ne plus être soumis à la lecture, de ne plus avoir à converser avec les auteurs du passé.

À l’inverse, un autre article insiste sur le “corps pathétique” de l’écrivain, selon une expression de Daniel Fabre. Le sacre de l’écrivain comme nouveau magistère laïc peut-il se dispenser complètement des incarnations souffrantes du génie littéraire ? Ce n’est pas certain et surtout de nombreux écrivains se font un plaisir d’exalter leur corps souffrant. Chateaubriand ne fut pas le dernier. Balzac a parlé de ses maux physiques. Et les poètes romantiques ont utilisé ces maux physiques comme éléments de mise en scène. Cet article interroge sur ce mode le motif du corps souffrant dans le travail de réécriture de soi qu’entreprend Jean-Jacques Rousseau dans Les Confessions ou les correspondances. Le “gueux philosophe”, selon l’expression de Voltaire reprise par Jérôme Meizoz, se dit souvent malade, paresseux mais libre. Les trois éléments convergent évidemment pour justifier sa retraite et rejeter l’arrogance des puissants. Et par certains traits, les mots de Rousseau annoncent la figure de l’artiste maudit. À cet égard, l’auteur insiste fort bien sur la construction sociale du corps, dans le moment de la mise en scène de la souffrance physique et psychique. La présentation de soi en malade, ajoute-t-il, renvoie à une visée pathétique et argumentative, elle-même redevable des choix posturaux de Rousseau. L’écrivain ne cesse d’évoquer l’état physique et moral dans lequel il se trouve. Il intègre ainsi la maladie à sa posture.

Lorsque l’ouvrage aborde la question de l’installation matérielle des écrivains – Zola chinant dans les brocantes, Balzac collectionneur, Mallarmé et la mode –, avec Geneviève Sicotte, le thème se dissout un peu. Du moins tant qu’on ne voit pas le lien entre ces aménagements et la publicité dont ils pourraient ou auraient fait preuve. La figure de l’écrivain est plus affaire de représentation que de réalité. Seule chose pertinente, toutefois, le relevé de la matérialité luxueuse de l’un ou de l’autre et son rapport avec le nouvel horizon de sens défini par les théoriciens et les praticiens de l’Art nouveau (Gallé, Guimard, Horta, Mayeux ou Lalique). À ce niveau, ce qui est interrogé, se trouve plutôt concentré dans la question des stratégies sociales d’établissement d’une bourgeoisie littéraire. Les signes du luxe, de toute manière, ne participent à la figure de l’écrivain que s’ils sont connus et visibles.

Il est plus juste de faire un sort à la représentation de soi, telle qu’elle est conçue lorsqu’elle doit participer de la littérature même. Cioran, par exemple, ainsi que le commente Sylvain David, lit fortement son œuvre et son existence, au point de se faire le “secrétaire de ses sensations”. Il est ainsi poussé à une représentation accrue de soi au sein de son œuvre. À dire vrai, on s’aperçoit en ce point de la lecture de l’ouvrage qu’il faudrait absolument reconsidérer l’ensemble des contributions et sans doute séparer ce qui relève de la littérature et ce qui relève de la philosophie. Il est d’un autre intérêt de savoir que Cioran établit son propos à partir de sa personne et de savoir qu’il recourt finalement à des formes de clichés pour parler cette même existence. Veillées d’écriture, promenades, dimensions d’intimité, et autres avatars de l’existence sont effectivement, chez lui, conçus à partir d’éléments littéraires. Sorte de retour des choses, en quelque manière.

Une réflexion serrée est réservée dans l’ouvrage à la figure de Michel Henry. Le texte, un peu hagiographique tout de même, détourne, nous semble-t-il, l’objectif général de l’ouvrage. Il ne s’agit plus d’analyser la fabrique de l’écrivain au travers des nombreux paramètres qui lui donnent une visibilité publique, il est surtout question de la manière dont Michel Henry se conçoit comme écrivain. L’auteur Jean Leclercq s’attache surtout à justifier le lien entre la phénoménologie et l’écriture tel que le pense le philosophe. On pourrait reprendre à ce propos la belle question que pose l’article suivant, signé Philippe Marion, et qui est beaucoup plus original : “Comment l’auteur s’invite-t-il dans sa propre œuvre ?”

À dire vrai, plus on avance dans la lecture de l’ouvrage, plus son objet se dissout. Entre la construction de son auteur par l’œuvre et la question de la fabrication de l’écrivain les confusions se multiplient. Au point que, rapidement, l’ouvrage vire à la série de documents juxtaposés. Or, des documents associés ne forment pas un livre. Juste une archive un peu disparate. La qualité des articles n’est évidemment pas en question. Nombre d’entre eux portant sur le cinéma, la poésie, et d’autres portant sur la fictionnalisation de l’écrivain dans les œuvres sont passionnants. Mais l’agencement de l’ensemble finit par partir dans tous les sens. Un article cependant revient sur le problème posé. Il est consacré à Mallarmé, à travers une politique de la lecture dans les années 1960. Où l’on recadre – il s’agit de Jean-François Hamel –, effectivement, le problème autour de la fabrication d’un écrivain, au demeurant à partir d’une théorie de la résistance. De là ce beau sous-titre : “Mallarmé tel qu’en lui-même Tel Quel le change”, avant que tout se renverse grâce à la revue Change. L’auteur y explore entre autres le nouage entre littérature, théorie et politique qui a permis de construire Mallarmé en écrivain révolutionnaire.

À une époque où la littérature et les études littéraires changent de cap, et ne sont plus parées de leur prestige d’antan, il convient sans doute de s’interroger à nouveau sur cette donne constitutive du rapport que la culture moderne et contemporaine entretient de manière si fluctuante avec l’écrivain. Mais quoi qu’il en soit de recherches de ce type, il est certain que l’écrivain n’est pas un produit d’ordre exclusivement littéraire. Il est le résultat de différents types de discours et de pratiques, il prend sa place à l’interférence entre des objectifs différents (écriture, vente, publicité, médias).