Parmi les discours désespérés du temps, celui qui porte sur la fin de la littérature.

Mais qu’est-ce donc que la littérature pour que tant de commentateurs s’inquiètent de sa disparition, tandis que d’autres en célèbrent la disparition ? Nul besoin d’en rechercher l’essence. La question posée est moins complexe. Elle porte plutôt sur l’esprit du temps. Car, en fin de compte, est-ce que nous parlons vraiment la littérature de nos jours ? Ou plus exactement de l’aura de la littérature, de sa sacralité et de sa dévalorisation ? Ce qui, on en conviendra, n’est pas la même chose. Et relève sans doute plus d’un type d’aveuglement fort bien signalé au terme de cet ouvrage par Pierre Senges : “Ça me fait penser à ce que disait Marthe Robert sur certaines avant-gardes : elles pratiquent la politique de la terre brûlée en niant non seulement les générations précédentes, mais aussi leurs propres contemporains – des confrères ou des concurrents.”

Nous pourrions nous en tenir d’ailleurs à des considérations très prosaïques : la littérature est née, a été valorisée, s’est épanouie, mais a été battue en brèche avant d’être terrassée ! Pourtant, la littérature n’est pas un vivant dont le cycle serait aussi simple. Il s’agit d’un montage ou d’un phénomène social, qu’il faut approcher avec plus de doigté.

Concrètement, cet ouvrage est le résultat d’un ensemble de colloques. Le premier a eu lieu à l’École normale supérieure de Lyon, en 2010 ; le second à la Maison des écrivains et de la littérature, en 2011 ; le troisième à l’université de Rome, en 2011, et le dernier à Lille, en 2011. Le thème : “La fin de la littérature”. Et ce n’était pas une question, mais une affirmation (l’article a disparu pour la publication). Mais la déclinaison du thème en a amplifié le motif : “La littérature, à quelle fin ?” (ce fut l’un des titres), ou “Écrire le présent”, ou encore “Historicité de la littérature contemporaine”.

Évidemment, une question taraude les textes publiés ici. De quoi parlons-nous finalement ? De la littérature ? Mais, de quoi s’agit-il ? Comme tous les concepts de ce type, ils peuvent varier en extension et en compréhension. Néanmoins, dans le fond, s’agit-il d’une réalité ou d’un simple imaginaire de la langue monté en principe de distinction ? Pour certains auteurs, en effet, la littérature n’est rien d’autre qu’un moment historique de la langue, gouverné par une dramaturgie où se nouent réflexions stylistiques et analyses grammaticales. Pour d’autres, la littérature contribue à définir une prose détachée des normes communes et destinée à imposer des normes du bien écrire à l’ensemble d’une population scolaire. Pour d’autres encore, la littérature n’est pas du tout une pratique de l’écriture ou de la lecture, elle contribue surtout à établir une mythologie, un fantasme, et une forme de promotion de ce fantasme.

Cela étant, si “fin” il y a, d’abord au sens de terme, à quoi devons-nous ce phénomène ? Bien sûr, les auteurs relèvent les causes classiques : la concentration du monde éditorial, les contraintes du marché, la mutation du livre en simple produit, la réduction de la durée de vie des livres, l’inflation quantitative des textes publiés (le critère est plus suspect !), les vagues successives de littérature formatée, le système d’évaluation financière qui substitue peu à peu ses propres critères à ceux en vigueur dans le monde critique, des critères d’audience purement quantitatifs, les mutations techniques, le livre numérique… Faut-il en rajouter ? Ce n’est pas certain. D’autant que la caractéristique de ces éléments ou de ces “accusés” est qu’ils fonctionnent comme le mal dans les théologies du diable : c’est toujours le diable qui est fautif, c’est-à-dire un élément extérieur. Évidemment, tout le monde est responsable, sauf les tenants de la littérature, sauf les auteurs, sauf les diffuseurs de la littérature ! Vieille réaction théologique.

Heureusement, les auteurs de ce volume comme les contributeurs de ces colloques disposent de plus de compétences et de rigueur de jugement. Un argument plus sérieux est, pourquoi pas, à reprendre à l’exposé d’Yves Michaud concernant un tout autre domaine, l’art contemporain : cet auteur évoque alors la dissolution de [la littérature, c’est nous qui remplaçons] dans un espace réticulaire et multidisciplinaire, et donc la disparition de [la littérature, ibid.] comme objet et pivot de l’expérience esthétique. L’argument est tout de même plus solide que celui qui finit par dédouaner la religion littéraire de tout défaut, ou celui qui réduit notre époque à l’impuissance. En quoi il importe aussi de se demander si l’idée de littérature ne s’est pas sabordée elle-même ?

Un autre point mérite qu’on s’y arrête. Pour bien lire la littérature contemporaine, que les “littéraires” n’aiment peut-être plus, ne faut-il pas recourir à une épistémologie particulière, qui ne l’indexe pas au passé, mais l’évalue pour elle-même, tout en sachant y reconnaître ce qui du passé, en elle, se perpétue, se change ou se transforme ? Ce serait une autre manière de saisir la notion de “fin” de la littérature. Il n’y aurait pas de “fin”, mais un aveuglement des contemporains sur la littérature d’aujourd’hui.

Il n’était pas aberrant non plus de penser pouvoir jouer avec la notion de “fin”. Le titre de cet ouvrage laisse en effet la porte ouverte à d’autres significations du terme central. C’est le rôle que s’attribue Michel Deguy, d’ailleurs, de faire les remarques nécessaires en ce sens. Car les “fins” de la littérature, soit, mais de quoi s’agit-il ? Quel est ce pluriel et pluriel de quoi ? On peut y entendre qu’il s’agit de la littérature en tant que fin (téléologique), elle-même démultipliée “à toutes fins utiles”, et de la fin comme épuisement (ou effacement), autrement dit de son achèvement, lui-même ambigument reçu comme mort et comme perfection. Il remarque simultanément que les “fins” de la littérature sont au moins deux : expression et écart. Sont-elles compatibles ? Ce n’est pas certain.

De toute manière, la poursuite de cette veine nous conduit dans d’autres directions. Les auteurs qui les suivent finissent par nous perdre un peu dans le labyrinthe du jeu de mot. Si subtils que soient leurs essais, ils n’apportent pas grand-chose au débat. On peut toujours tourner l’idée de fin dans tous les sens, il n’est pas certain qu’elle favorise autant que suggéré le sentiment de désespoir que beaucoup d’auteurs préfèrent au regard lucide sur le monde contemporain. Certes, on pourrait suivre Lionel Ruffel (auteur, après bien d’autres, d’un ouvrage intitulé Qu’est-ce que le contemporain ?   , cité par un auteur, lorsqu’il déclare que la “fin est le sentiment même du contemporain”. Cette phrase, d’ailleurs, n’est audible que dans le prisme de la généralisation d’un appauvrissement de l’expérience, à la suite des écrits de Benjamin, mais la question vaut d’être reprise : s’agit-il d’une fin de la littérature ou d’un sentiment, assez pauvre, d’une cessation de la littérature ? Est-ce qu’on restitue pour autant par ce propos la puissance propre de la littérature ou celle d’un exercice de la domination pédagogique ?

Caractéristique à cet égard est l’article de Marielle Macé voulant prouver la perte d’expérience de nos contemporains. Elle part du diagnostic posé par quelques essais contemporains pour donner pour acquis le bouleversement de l’expérience et des formes qui font la vie contemporaine. Or, que cette vie soit bouleversée est une chose, qu’elle se déploie dans la perte en est une autre. Heureusement, son propos est assez complexe pour jouer ensuite d’un retournement. Après tout, le sentiment d’une fin peut aider à exercer une résistance patiente au temps présent, en suscitant l’envie de reconstruire des possibilités anciennes disparues. On aimera sans aucun doute l’article intitulé : “En finir avec les théories de la fin”. La conscience de la fin est battue en brèche savamment par un personnage littéraire assumant l’axiome de Bartleby.

La bonne question est sans doute celle-ci, qui se dégage en fin de parcours : fin de la littérature ou crise de la lecture ? Mais “crise” ne signifie pas perte. Ladite crise est à concevoir plutôt à partir des déplacements des modèles de la lecture. La lecture lettrée n’est pas le seul mode de lecture possible. Et la baisse réelle de la lecture lettrée n’empêche pas que chaque année des œuvres de grande qualité trouvent à être lues. Paradoxalement même, la production courante standardisée est tellement plate et insignifiante que les œuvres de création ont de bonnes chances de s’imposer. À condition toutefois qu’elles soient soutenues par quelques médias d’importance. Ce propos a au moins le mérite de souligner que la littérature n’existe pas en soi et pour soi, mais sous la forme d’un champ social, impliquant de nombreuses médiations.

Concluons donc, avec un des auteurs, qui tente une image sans doute osée, mais éclairante. Ou bien la littérature se ferme sur des normes qu’elle a elle-même inventées, au risque de périr ; ou bien, forcée à l’exogamie pour féconder d’une vitalité nouvelle des formes, des genres, des styles qui sinon s’épuiseraient dans le ressassement d’une tradition consacrée ou dans la clôture des renvois intertextuels, elle s’ouvre à des expériences nouvelles, et se mesure à des modes de création hétérogènes