L'essor de la modernité parisienne à travers le regard du géographe David Harvey.

L’œuvre de David Harvey, comme celle de nombreux penseurs radicaux américains, est longtemps restée indisponible en français. Depuis le début des années 2010, un important effort de traduction a néanmoins été engagé, notamment par des maisons d’édition militantes. Il a permis de rendre certains travaux accessibles à un public francophone   . Parmi les ouvrages de David Harvey aujourd’hui disponibles, Paris, Capitale de la modernité occupe une place originale : il ne s’agit pas, en effet, d’un texte théorique supplémentaire sur le capitalisme et l’espace, mais d’une dense étude de cas, d’une tentative d’application de la grille d’analyse du matérialisme historico-géographique, développée par David Harvey, à un objet, le Paris du milieu du XIXe siècle. Cette application donne lieu à un passage en revue des multiples transformations que connaît la ville à cette époque – renouveau de l’urbanisation, bouleversement des rapports de classe, industrialisation, évolution des représentations – qui sont problématisées par le recours à la notion de modernité.

Unité et diversité du Paris moderne

Paris, Capitale de la modernité peut être caractérisé par sa diversité et son foisonnement. L’ouvrage est en effet composé de dix-huit articles plus ou moins indépendants, qui abordent chacun un des aspects de la ville moderne. David Harvey cherche ainsi à "donner à voir la totalité en même temps que les parties"   , à montrer comment les transformations à une petite échelle participent d’une évolution globale. Les sujets abordés, de façon chronologique puis thématique, concernent aussi bien les représentations artistiques que politiques, les acteurs de l’urbain que les activités urbaines ou encore les relations entre classes sociales. On y trouve ainsi aussi bien des développements sur Paris dans La Comédie humaine de Balzac que sur la condition des femmes parisiennes, ou encore sur la façon dont se sont organisés les grands travaux haussmanniens.  

Cette diversité peut paraître, au premier abord, déconcertante. L’ouvrage semble parfois manquer d’un fil directeur autre que la ville elle-même. Si David Harvey a ajouté à ses articles, rédigés à des moments différents de sa carrière, une introduction utile et a ménagé des liens entre eux, il reste parfois difficile de saisir la logique des transitions. De plus, la répétition du contexte historique ou de certains développements paraît parfois redondante. Ces éléments peuvent ainsi rendre difficile une lecture fluide de l’ouvrage, mais ils permettent aussi de pouvoir en isoler facilement les parties. De plus, ils ne témoignent en rien d’un manque de cohérence.

Celle-ci est liée, en premier lieu, à une réflexion, qui traverse l’ensemble de l’ouvrage, sur la notion de modernité. Pour David Harvey, il s’agit là d’un phénomène global, qui touche toutes les parties de la société, ce qui justifie l’attention portée à une grande diversité de phénomènes. Il en donne une définition spécifique, dont l’originalité est d’articuler la dimension économique, la dimension spatiale et la dimension des représentations. Cette définition s’oppose de plus à ce qu’il présente comme un mythe : la modernité conçue comme une rupture avec le passé. L’auteur cherche, à rebours de cette conception, à mettre en évidence les liens entre nouveauté et tradition, afin de comprendre les processus qui aboutissent à la nouveauté. Ils semblent être, du moins dans le cas de Paris, de trois ordres. 

En effet, la modernité est d’abord, pour David Harvey, le résultat du développement du capitalisme et de l’industrialisation, et plus particulièrement de la nécessité de réinvestir le surplus de capital produit par la croissance de l’activité économique au XIXe siècle. Les investisseurs trouvent notamment dans la ville, ainsi que dans certains types de loisirs et d’innovations, des produits dans lesquels ils peuvent allouer d’importants volumes de fonds, qui ont largement contribué à la transformation de ces objets. La modernité est ensuite le résultat de processus de destruction créatrice : l’opposition à l’ancien, la volonté de le détruire pour pouvoir en faire jaillir quelque chose de nouveau sont sensibles, pour l’auteur, aussi bien dans les arts que dans les transformations urbaines, dans la posture de Flaubert comme dans celle de Haussmann. Enfin, la modernité se traduit par un changement d’échelle. L’introduction de nouveaux matériaux, de nouveaux capitaux, de nouvelles représentations aboutit à un élargissement des rues ou des monuments, à une expansion de la commune de Paris elle-même, et au-delà, à de nouvelles conceptions de l’espace, bouleversées par la réduction des temps de déplacement et l’émergence des outils de communication. David Harvey prend notamment pour exemples de cette évolution les passages commerciaux étroits du début du XIXème siècle, qu’il oppose aux grands magasins développés sous le Second Empire.

La cohérence de l’ouvrage réside aussi, en second lieu, dans son échelle historique. Paris, Capitale de la modernité s’ouvre en effet sur la révolution de 1848 pour se refermer sur l’écrasement de la Commune et la construction du Sacré-Cœur, au cours des années 1870. Il se positionne ainsi à une relativement grande échelle, qui permet de saisir les mutations sur le long terme et les spécificités d’un contexte politique marqué par l’instabilité, les changements de régime ainsi que les conflits et les résistances. Ceci permet à David Harvey de rendre compte d’une histoire complexe, dans laquelle il donne une place importante aux conditions de vie des membres de différentes classes sociales, aux alternatives politiques ainsi qu’aux processus qui ne sont pas linéaires. L’auteur peut ainsi, en décrivant comment le capitalisme transforme la ville, rendre compte de la façon dont la ville devenue capitaliste transforme à son tour le capitalisme, en accentuant la centralisation décisionnelle ou en contraignant à certains types de répartition des activités. Il peut aussi présenter des histoires alternatives, qui ne se sont jamais réalisées, comme celles des utopismes socialistes. 

L’ensemble de ces articles propose donc une articulation très stimulante des transformations sociales, économiques et spatiales autour de la question de la production et de l’appropriation de l’espace urbain. Chacun d’entre eux montre la richesse du recours au cadre théorique du matérialisme historico-géographique, tout en mettant en évidence l’importance du facteur spatial dans l’analyse historique. 

Proximité et distance

La méthode de David Harvey pourra peut-être, néanmoins, paraître surprenante à un lecteur français et ce, à plusieurs titres. Paris, Capitale de la modernité, transcende d’abord les formes traditionnelles : il ne s’agit en effet ni d’un recueil théorique, ni d’un essai. Il ne s’agit pas non plus, à proprement parler, du travail d’un historien, dans la mesure où l’ouvrage repose exclusivement sur des sources secondaires. Il s’agit bien plutôt d’une analyse qui croise l’histoire, la géographie, l’économie et les études urbaines dans le but de rendre compte du fonctionnement global d’une ville à un moment donné. Elle s’inscrit ainsi dans la lignée des travaux de Carl Schorske sur Vienne   ou de Walter Benjamin sur Paris   . Une telle échelle et une telle diversité des méthodes comme des sources seraient en effet, pour David Harvey, le seul moyen d’aboutir à une théorie de la ville, et non à une théorie de ce qui se passe dans la ville  

En second lieu, l’absence d’éléments théoriques au sein même de l’ouvrage pourra sembler un obstacle au lecteur. Si David Harvey précise certains de ses positionnements, par exemple lorsqu’il critique la lecture faite par Manuel Castells des évènements de la Commune   ou les perspectives francophones sur la notion de communauté   , un nombre important de ses choix théoriques n’est pas explicité. Il est par exemple surprenant de constater, dans un texte qui met en évidence le rôle du peuple dans le déroulement de l’histoire, l’importance donnée aux choix et aux parcours de certains "grands hommes", tels qu’Haussmann ou les frères Pereire, et que l’auteur se contente de considérer comme des "allégories"   .

Enfin, certains éléments, dans le texte, pourront sembler évidents à un lecteur français, dans la mesure où David Harvey fait un important effort de contextualisation, destiné notamment à des lecteurs peu familiarisés avec l’histoire de France. L’ensemble de ces aspects, néanmoins, est inhérent à ce qui fait, par ailleurs, l’un des intérêts de l’ouvrage pour un lecteur français : le livre adopte en effet, par rapport à son objet, une approche que l’on pourrait qualifier de décentrée. Au-delà des faits historiques, c’est un Paris moderne différent de celui que nous connaissons qui est ici présenté, dans la mesure où il est vu depuis les débats politiques et théoriques américains de la seconde moitié du XXème siècle, depuis une pensée critique, enracinée dans la géographie et le marxisme. Un travail de traduction et d’édition de qualité, agrémenté de la reproduction d’œuvres picturales diverses, contribue par ailleurs à rendre accessible cette perspective originale.

Le texte de David Harvey apparaît ainsi comme à la fois proche et distant, à la fois accessible et surprenant. Cet aspect, particulièrement stimulant, est aussi sensible dans la lecture que l’auteur propose des phénomènes sociaux du XIXe siècle, auxquels il parvient à donner une actualité. L’article portant sur la finance et le développement du crédit, par exemple, met en évidence les prémices d’un processus qui aboutit aujourd’hui à la financiarisation de la production urbaine. De même, plusieurs développements proposent de lire les grands travaux haussmanniens au prisme de problématiques socio-spatiales contemporaines, en ayant par exemple recours aux notions de mixité sociale ou de gentrification. Mais l’auteur présente aussi des exemples de résistances et de modèles alternatifs, tels que le crédit gratuit proposé par la Banque du Peuple de Proudhon en réponse au développement des réseaux bancaires. Ces exemples semblent parfois prendre des aspects programmatiques, qui rapprochent ainsi Paris, Capitale de la modernité d’autres textes plus engagés de David Harvey – et qui rappellent qu’un retour sur le passé peut aussi éclairer le présent