Rousseau, pris à parti par un certain Philopolis, répond dans une Lettre célèbre. Les deux textes sont ici commentés.  

En 1755, Charles Bonnet (1720-1793), citoyen de Genève et savant reconnu en Europe, prend la plume pour s’adresser, d’ailleurs brièvement et sous le pseudonyme de Philopolis   , à cet autre citoyen de Genève qu’est Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), alors que ce dernier vient de publier son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754). Ce sont la Lettre de M. Philopolis, au sujet du Discours de M. J.-J. Rousseau de Genève, sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, et la réponse, pourtant non publiée avant 1782, de Rousseau, Lettre de J.-J. Rousseau à Monsieur Philopolis, qui composent cette édition ; deux lettres autour desquelles sont articulés un essai de Roger Bruyeron sur Etre et temps dans la pensée de Rousseau, une introduction aux Lettres et des notes explicatives, de la part du même auteur.

Précisons néanmoins, pour ne pas y revenir, que l’ordre des textes publiés est contestable. On pouvait en changer, et laisser venir d’abord la publication des deux Lettres, afin de faciliter dans la tête du lecteur la mise en place de ce débat historique. Puis faire place aux notes explicatives, avant d’engager ce lecteur dans l’essai d’interprétation ou d’accentuation proposé par l’éditeur. Mais laissons cela.

En 1754, Rousseau vient en effet de publier son II° Discours, non sans souligner, dans la dédicace, qu’il est bien citoyen de Genève. Comme chacun le sait, il a raconté aussi dans Les Confessions la genèse de cet écrit, et la manière dont il l’a composé. Il avait bien pris la précaution, dans ce Discours, de préciser dans une note (portant le numéro 9) : "Quoi donc ? Faut-il détruire les sociétés, anéantir le tien et le mien, et retourner vivre dans les forêts avec les Ours ? Conséquence à la manière de mes adversaires, que j’aime autant prévenir que de leur laisser la honte de la tirer" ! C’était déjà compter sur la malveillance et les malintentionnés, au nombre desquels Voltaire ne se fera pas faute d’appartenir. Mais la même malveillance se redéploye non moins vite avec Philopolis, qui écrit : sans doute, cet écrivain (Rousseau) préfère-t-il "d’aller passer sa vie dans les bois" !
C’est de cette querelle que le titre de ce recueil est tiré.

De la polémique à l'attitude hostile

En effet, de la confrontation de ces deux lettres, tirera-t-on l’idée qu’il s’agit-il simplement d’une dispute entreprise entre deux citoyens de Genève ? Certainement pas. Encore les registres d’agression s’empilent-ils, en commençant par des arguments visant effectivement la vie personnelle : Bonnet fait remarquer qu’il demeure encore dans la République de Genève, alors que Rousseau se donne alors à voir dans les salons parisiens dans lesquels la plus grande inégalité règne manifestement. Puis viennent des arguments plus "politiques", puisque Bonnet souligne appartenir au Grand Conseil de Genève, ce qui indique une origine patricienne, et s’adresse avec condescendance à un citoyen à la réputation de va-nu-pieds. En montant encore d’un cran, la polémique vire à l’attitude hostile, puisque Bonnet s’opposera quelques années plus tard (1762) à la diffusion à Genève d’Emile et du Contrat social. Il faut relire à cet égard dans Les Confessions, le livre XII consacré à cette affaire.

Mais il convient de s’arrêter à des choses plus sérieuses encore, notamment sur le plan théorique. Rappelons en effet que dans ce II° Discours, la référence à la nature ne cherche pas du tout à dessiner des faits ou à raconter une histoire. La nature est origine, mais pas commencement. A ce titre, de la nature, on peut dire tout au plus qu’elle constitue un modèle de réflexion à partir duquel penser un champ de possibles infini. Si ce qui a été entrepris jusqu’à présent par les hommes, à partir de la nature, est possible et mauvais, il y a encore d’autres possibles dans la nature, et les hommes peuvent donc changer leur existence. Ce n’est donc ni le modèle du péché originel et de la chute qui commande l’histoire, ni celui d’une pure nécessité. Il y a place pour une histoire.

Distinguons deux éléments qui vont nous permettre de parcourir à la fois les textes de référence et l’édition ici présentée : la position de Bonnet et la portée politique de la dispute. Quant à la position de Bonnet, cet anonyme Philopolis dont on ne connaîtra la paternité sur la Lettre qu’en 1779, il faut rappeler tout d’abord qu’il s’agit d’un savant reconnu à l’époque, un naturaliste auquel nous devons la découverte de la parthénogenèse du puceron ; un botaniste aussi, intéressé à la question du vivant et des rapports du temps et du vivant, mais aussi à celle des singes, autour desquels d’autres débats se nouent en ce temps-là, lancés par Buffon et Condillac. On lui doit aussi l’usage du terme "psychologie". Disons, d’un mot, que le paramètre du temps n’est pas absent de sa réflexion. C’est même par cet intermédiaire qu’il lit le texte de Rousseau. En fin de compte, ce qu’il reproche à son concitoyen, c’est l’usage du concept de perfectibilité : "cette perfectibilité dans laquelle M. Rousseau fait consister le caractère qui distingue essentiellement l’homme de la brute".

Sur ce plan, l’argument de Philopolis-Bonnet est le suivant : si l’on admet que l’homme, créé par Dieu, est né perfectible, d’une part il se distingue d’emblée de tout le reste du règne animal, d’autre part se trouve inscrite en lui et par avance sa destinée, sa nécessaire et immédiate évolution vers le monde social. En un mot, l’état de société est naturel à l’homme, comme conséquence de sa perfectibilité. Bonnet pense faire tomber ainsi l’argumentation du Discours. Ou bien l’homme naturel est nul et bête et on ne voit pas comment il peut sortir de son état, il est voué à la répétition comme les autres espèces animales ; ou bien il est perfectible, en puissance un être qui parle, qui invente, qui vit avec ses semblables, mais alors il ne relève pas de la condition animale.

Mais pour raisonner ainsi, il faut d’une part poser la nature comme un commencement et non comme une origine, et il faut comprendre la perfectibilité comme une capacité de se perfectionner (une puissance qui va se déployer en acte dans le cours d’une histoire, selon la rhétorique des catégories d’Aristote). L’éditeur précise encore : si l’homme est, dans son essence même, libre et perfectible, alors le passage de l’état de nature à l’état social est absolument nécessaire, et ce passage est heureux. L’homme est naturellement sociable.

Certes, mais si l’on comprend tout autrement le sens de "nature" et de "perfectibilité", alors cette apparente contradiction tombe, et la réponse (non reçue par Bonnet) de Rousseau reste cohérente avec le texte du Discours. Il importe, sur ce plan, de se souvenir d’abord du fait que ce dernier terme (d’ailleurs finalement peu utilisé par Rousseau) est emprunté à Turgot, et introduit vers 1755 dans l’espace public (Condorcet l’apprend dans les mêmes conditions et l’utilise dans l’Esquisse). Surtout, il ne faut pas confondre "perfectibilité" et "perfectionnement". Le premier terme a d’abord une signification négative : il rompt avec tout providentialisme et toute prédestination. Il a ensuite une signification positive, selon laquelle il désigne la qualité spécifique qui distingue l’homme de l’animal, mais oblige aussi l’homme à être responsable de ses orientations. L’homme est l’être qui ne se satisfait pas d’une situation donnée. Il s’agit de considérer l’homme comme un être capable de modifier sans cesse son environnement afin de se construire un monde meilleur. Par "perfectibilité", Rousseau entend la "faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu" (II° Discours). C’est aussi un principe optimiste.

Les hommes n’iront jamais habiter à nouveau dans les bois

Le deuxième élément qui permet de parcourir ces textes contribue à assurer la portée politique de la dispute. La césure entre l’homme et l’animal est radicale et définitive. Liberté, perfectibilité ont pour résultat l’éveil de la réflexion, de la pensée. Et celui qui a commencé de penser une fois ne s’arrêtera plus. Tout retour en arrière est impossible. Les hommes n’iront jamais habiter à nouveau dans les bois. Ils ont trop besoin les uns des autres (famille, intérêt, tendresse). C’est alors de la société dont il faut parler. Non de son principe, mais de l’état dans lequel se trouve la chose sociale, du "droit du plus fort", du règne de la violence, de la servitude volontaire, ... Il ne suffit ni de proclamer que la société est naturelle à l’homme, ni d’opérer la critique du II° Discours, si d’aventure on n’est pas capable de saisir les règles qui ordonnent la course à l’asservissement.

La réponse de Rousseau à Bonnet tient en peu de pages. Elle est cinglante, moins dans son ton que par le biais qu’elle emprunte pour déstabiliser l’adversaire. Rousseau ne parle pas de l’individu, plan sur lequel attaquait Bonnet, mais de l’espèce. Et l’enjeu du propos dépasse l’interprétation malintentionnée. Car ce qu’il fallait montrer, que Bonnet le veuille ou non, c’est que les maux dont les hommes sont accablés sont leur propre ouvrage. Le finalisme de Bonnet tombe. Un certain type de matérialisme permet à Rousseau de nous confier une matière conceptuelle dont nous pouvons encore nous servir.

On comprend alors pourquoi l’éditeur propose un essai sur L’être et le temps chez Rousseau, du moins au travers du II° Discours, en ouverture de l’ouvrage. La question du temps était demeurée jusque là à l’état d’ébauche chez le philosophe. Avec le II° Discours, elle devient centrale. Aussi le commentateur se focalise-t-il sur le temps, dont il fait son axe de lecture. S’il n’est pas de temps dans l’état de nature (origine), le temps de l’histoire est bien celui des sociétés. Et ce temps là est le temps du souci, du souvenir, de l’anticipation et du malheur, un temps retenu, mémorisé, instrumentalisé.

L’intérêt de cette édition des deux Lettres (Rousseau et Bonnet) est indéniable. La réponse de Rousseau est publiée dans toutes les éditions des ouvrages de cet auteur, mais voir les deux textes se côtoyer et se répondre à quelques distances de pages facilite la compréhension d’un débat qui a encore des répercussions, de nos jours

 

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