Synthèse illustrée d'une Afrique du Sud post-apartheid entre héritages et émergence.

*À lire sur le même sujet : "L’Afrique du Sud à travers les yeux d’un écrivain afrikaner" de Clémence Niérat

Dans ce 8088e dossier de La documentation photographique, Philippe Gervais-Lambony   dresse le portrait d’une Afrique du Sud bien souvent méconnue du grand public, malgré sa forte visibilité depuis la fin de l’apartheid.

C’est justement la fin de l’apartheid qui constitue le pivot de la réflexion de Philippe Gervais-Lambony. Dans la première partie de la revue, une quinzaine de pages liminaires brossent à grands traits l’évolution historique, sociale, spatiale et politique de l’Afrique du Sud, "entre héritages et émergence". Le lecteur y trouvera une présentation nuancée de cette politique de ségrégation systématique des populations blanche, noire, mais aussi "colorée" et "asiatique" entre 1948, année de la victoire électorale du Parti national, et l’abolition de l’apartheid en 1991 sous la présidence de Frederik de Klerk. On y apprendra que les premières lois racistes furent édictées dès 1910 par le colon britannique, notamment avec le Land Act de 1913 qui instaura des réserves dites africaines, chassant une population nombreuse au profit des grands fermiers blancs. L’apartheid à proprement parler serait donc le résultat d’une "cristallisation des oppositions raciales" (page 5) sur le temps long. Philippe Gervais-Lambony s’attache à présenter les différents aspects de l’apartheid ("petit apartheid" qui régit les relations quotidiennes entre Blancs et non-Blancs, "grand apartheid" qui renvoie à l’institutionnalisation de la fracture raciale et spatiale du pays), ainsi que ses différentes phases historiques. Il permet ainsi au lecteur de se familiariser avec cette politique de "développement séparé"   dont il est difficile d’imaginer tous les aspects, que ce numéro ne fait d’ailleurs qu’esquisser.

Fragmentation

Philippe Gervais-Lambony développe ensuite sa réflexion sur l’émergence économique de la "nation arc-en-ciel" et les transformations politiques qui suivent la fin de l’apartheid. Il pointe ici un paradoxe : la situation des populations non-Blanches ne s’est pas foncièrement améliorée avec l’égalité juridique, sous les effets conjugués de la mondialisation et de l’inertie des structures spatiales du pays. Une frange seulement de la population non-blanche parvient à sortir de la pauvreté dans une société qui reste à deux vitesses. Cela, sans renier l’importance politique et symbolique de l’égalité juridique entre "races". Ce paradoxe naîtrait d'une différence de "tempo" (page 7) entre le politique, l'économique et l'évolution des représentations, avec en toile de fond une forte inertie spatiale de la ségrégation. L'ampleur de ces transformations, y compris dans le temps, ferait toute l'ambivalence - et l'intérêt - de l'Afrique du Sud d'aujourd'hui.  

La deuxième partie de Afrique du Sud - Entre héritages et émergence est plus proprement documentaire. Elle comporte un ensemble de vingt-deux dossiers répartis en trois rubriques : "la construction du territoire", "réparer : vers plus de justice ?" et "les contradictions de l'émergence". Chaque dossier se présente en une double-page mettant en regard des documents variés et un commentaire général rédigé par Philippe Gervais-Lambony. Cette partie de la revue intéressera directement les professeurs d'histoire-géographie du lycée ou du collège. Il est d'ailleurs possible aux abonnés aux dossiers et projetables d'obtenir une grande partie de ces documents pour une diffusion par rétro-projecteur en classe, ainsi que leur version numérique et des pistes pédagogiques en ligne (auxquelles nous n'avons malheureusement pas eu accès). Nénamoins, Philippe Gervais-Lambony ne s'y perd pas dans une étude approfondie et indigeste de chacun des documents. Ces derniers ont plutôt une valeur illustrative pour le texte qu'ils accompagnent.

Les dossiers complètent le texte liminaire, assez général, en donnant à voir l'Afrique du Sud à une échelle plus fine. On y trouve des incontournables : Nelson Mandela, la géographie de l'apartheid, le township... mais aussi des moins attendus : la nostalgie du combat politique sous l'apartheid, la refonte des limites territoriales internes à l'Afrique du Sud après l'apartheid... On regrettera que certaines thématiques n'aient pas été plus directement évoquées, comme la commission Vérité et Réconciliation ou la génération des "born free", à savoir les jeunes nés après la fin de l'apartheid. Mais le caractère nécessairement ramassé d'une telle publication a forcé l'auteur à faire des choix, somme toute heureux. Si le lecteur reste parfois sur sa faim, il dispose néanmoins des fondamentaux qui lui permettront d'approfondir une question donnée en puisant dans la quinzaine d'ouvrages listés en bibliographie.

Bien évidemment, une riche iconographie illustre presque chaque page de ce numéro. Les photographies y ont la part belle. Selon la logique éditoriale de la revue, leur intérêt est documentaire plus qu'esthétique. Elles présentent leurs sujets sous une variété certaine de points de vue, de la photographie aérienne de paysage urbain qui permet de saisir les clivages entre types spatiaux (CBD, suburb, township, par exemple) à la photographie de fresques aux thèmes politico-historiques prise à hauteur d'yeux.

On retrouvera également des témoignages, des extraits d'articles de presse locaux, des caricatures, des graphiques, ainsi que des cartes réalisées par Philippe Gervais-Lambony, souvent en association avec Julie Robert, de l'université Paris Ouest.  Certaines sont d'un abord facile, d'autres sont moins évidentes à lire pour peu qu'on ne soit pas familier de la géographie sud-africaine. Le texte en miroir permet néanmoins toujours au lecteur de "s'y retrouver" lorsque la profusion d'information l'exige.

Afrique du Sud – Entre héritages et émergence permet donc une bonne première approche du pays de la "nation arc-en-ciel". Le propos en est clair, et la grille de lecture de son auteur, selon laquelle la situation de l'Afrique du Sud est celle d'un (post) apartheid, oriente le texte sans en restreindre la portée volontairement générale. De fait, ce numéro de La documentation photographique est sans doute à recommander au lecteur curieux de découvrir l'Afrique du Sud de manière synthétique plutôt qu'à celui qui voudrait se familiariser avec le travail personnel de Philippe Gervais-Lambony.