Enfin traduite en français, l'oeuvre magistrale de l'historien indien Sanjay Subrahmanyam revient sur la vie et les voyages de Vasco de Gama, navigateur que l'Occident érigea en légende.

L’arrivée de Vasco de Gama en Inde : début d’une longue incompréhension ?

" Entorses au protocole et malentendus diplomatiques ; méfiance des Européens face aux manigances de la cour asiatique ; malaise des Asiatiques face au comportement des Européens et à l’incohérence de leurs revendications " : Sanjay Subrahmanyam résume ainsi le déroulement de la première expédition du futur vice-roi des Indes, pour conclure : " A plusieurs égards, ces premiers contacts préfigurent les relations que les Européens entretiendront avec les monarques asiatiques aux XVIe et XVIIe siècles. " (p. 179)
 

Une icône présidant au passage de deux mondes : médiéval et moderne

Vasco de Gama mena trois expéditions maritimes vers les côtés du sous-continent indien entre 1498 et 1524. La première ouvrit une nouvelle route vers l’Asie méridionale, et il mourut sans pouvoir revenir de la troisième. Entre-temps l’amiral issu de la petite noblesse imposa son clan au plus haut de la hiérarchie aristocratique du royaume du Portugal. Doué d’une singulière force de caractère et d’une résistance physique suffisante pour survivre à plusieurs voyages périlleux, le marin soldat va devenir, pour reprendre les termes de Sanjay Subrahmanyam " une sorte de divinité séculière, un surhomme prométhéen, qui a volé aux dieux le feu de la modernité " (p.422).
Figure de proue historique de l’identité nationale lusophone, le premier navigateur européen à relier l’Inde par la voie atlantique n’a été redécouvert en France que récemment. Au début du XXème siècle, l’étude des pionniers de l’expansion outremer en Inde est portée par La Revue de l’histoire des colonies françaises sous la direction d’Alfred Martineau, lui-même ancien gouverneur à Pondichéry. Elle se consacre essentiellement aux acteurs français et pour le reste, la figure de Christophe Colomb éclipse celle du chef de l’expédition sur la route des "vraies" Indes, les Indes orientales, commissionné par la royauté voisine et concurrente de la cour de Castille. Sanjay Subrahmanyam rappelle que l’étude critique de Vasco de Gama est récente au même Portugal, tant le mythe héroïque joue un rôle pivot dans la mémoire du pays.
Il a fallu attendre les travaux de Jean Aubin dans les années 1970, puis ceux de Luiz Felipe Thomas et Geneviève Bouchon, pour que, simultanément aux études de la présence portugaise outremer, apparaisse les contours d’un Vasco de Gama débarrassé de ses habits d’apparat brodés de légendes, qui commencèrent à circuler de son vivant, et étaient allées s’amplifiant jusqu’au XXème siècle. En France, Geneviève Bouchon proposait en 1997 une biographie classique   , d’excellente facture, extrêmement recherchée et d’une grande qualité littéraire, l’auteur ayant réalisé le parcours du navigateur à plusieurs reprises. Les éditions Chandeigne ont depuis livré un nombre important d’éditions critiques de récits de voyages de l’époque médiévale et moderne   .

Ce courant de redécouverte des explorations européennes outremer a été porté par les commémorations de leur cinq centième anniversaire qui a remis Vasco de Gama sur le devant de la scène.
Une année auparavant, le pape de l’histoire connectée, Sanjay Subrahmaniam, historien polyglotte venu des études économiques, publiait la sienne en portugais. Celle-ci nous est enfin proposée en français. Etant donné sa contribution au renouvellement des perspectives sur l’histoire économique et sociale du sous-continent dans une perspective globale qui inclut la question de l’altérité étudiée à partir de sources polyphonique, cet ouvrage était attendu. Même si les expéditions maritimes portugaises des décennies précédentes ont permis de poser les jalons de la progression vers l’Océan indien jusqu’au passage du Cap de Bonne Espérance par Bartolomeu Dias en 1488, les voyages de Vasco de Gama le long des côtes de l’Afrique orientale jusqu’aux côtes du sud de l’Inde constituent une étape de la découverte et de la confrontation à l’Autre parmi les plus significatives de l’histoire moderne.
Le lecteur ne sera pas déçu. Dans le courant des commémorations du premier des trois voyages de Vasco de Gama, l’ouvrage suscita au Portugal des remous dont la vivacité surprit Sanjay Subrahmanyam. La figure de l’Amiral, devenu Vice-roi des Indes et comte à la faveur de ses expéditions pionnières, revêt toujours une aura sacrée. Curieusement, dans sa conclusion l’auteur recommande de " rire des actions qui sont ridicules, déplorer celles qui sont tragiques, maudire celles dont on souffert les victimes " (p. 427). Or, ce qui convainc c’est au contraire la rigueur des analyses et la qualité d’une narration, qui, loin de prendre en otage le lecteur dans un prisme émotionnel, lui propose au contraire une variété de points de vue rendue possible par le bon usage de citations de sources et provenances diverses, sans oublier une approche historiographique extrêmement aboutie.

L’auteur ne se départit pas de cette rigueur scientifique même lorsqu’il traite des épisodes plus sanglants qui émaillent le parcours de Vasco de Gama en Inde, tels le fameux incendie du Miri, un navire de pèlerins sans armes mais avec moult bagages précieux. A l’exception de dix-sept enfants embarqués pour être convertis, plus de deux cents quarante passagers – sans compter les femmes et enfants – furent brûlés vifs, quand bien même ces derniers avaient accepté de livrer l’intégralité de leurs biens. Cet épisode bien connu rappelle les aspects obscurs du personnage, suscite des interrogations plus générales sur son époque et sa culture et propose un éclairage sur ses différentes incarnations légendaires construites au fil des siècles. Sans justifier ni niveler les différences de pratiques, Sanjay Subrahmanyam situe les événements dans leur contexte et leur spécificité.
 

Vasco de Gama et la noblesse portugaise face à la centralisation de l’Etat nation

C’est bien ce contexte qui mérite une attention particulière. La tradition d’opérations de piratages des deux côtés de la méditerranée entre marins portugais et marins musulmans d’Afrique du Nord, voire entre les différentes nations méditerranéennes quelle que soit leur confession, influence directement ce qu’on nomme communément l’expansion portugaise. Et si la religion est un motif puissant mis en avant dans cette expansion, il ne semble en être qu’un parmi d’autres, une composante culturelle extrêmement effective, une justification nécessaire au mode de pensée dominant.

A l’image du marin soldat, du marchand et du prêtre embarqués sur les caravelles, les motifs économiques, militaires et religieux se mêlent intimement. Cette intimité est incarnée en particulier par les ordres religieux guerriers dont l’activité se poursuit avec vigueur au Portugal au-delà de la Reconquista et de la mise à pieds de l’ordre des Templiers par la couronne de France.
C’est à ces ordres que Sanjay Subrahmanyam accorde son premier chapitre, particulièrement ceux du Christ et de Santiago, la famille de Vasco de Gama lui-même appartenant à ce dernier. L’ordre du Christ participe d’ailleurs directement à l’expansion portugaise sur les côtes atlantiques de l’Afrique. L’auteur met en avant les rapports à la fois intimes et conflictuels entre ces ordres et une royauté animée d’une volonté centralisatrice et désireuse d’étendre sa mainmise sur ces organisations richement dotées. Ce rappel souligne un aspect essentiel à la compréhension du royaume lusophone, même si dans ce chapitre, les rapports directs avec le personnage principal ou son engagement avec l’Inde n’apparaissent pas directement. Du moins les dynamiques en action derrière les stratégies socio-économiques présidant à l’ascension de Vasco de Gama dépendent des enjeux que représentent ces ordres richement dotés. Sanjay Subrahmanyam dresse le portrait de la noblesse et de l’Etat portugais en même temps que l’ascension sociale du navigateur. Celle-ci intervient lors d’un tournant de l’histoire des Etats-nations européens qui soumettent graduellement les intérêts de leur noblesse à la raison d’Etat. Et cette expansion européenne outremer est un élément clé dans ce tournant, qui voit les nations européennes basculer vers l’ère moderne.
 

Rivalités européennes pour le contrôle des routes du commerce asiatique

Motifs religieux, rivalités internes et œuvre centralisatrice des souverains portugais ne sont pas les seules forces à l’œuvre dans ce récit. Elles croisent celles des rivalités entre les puissances européennes, particulièrement les cités marchandes italiennes et le royaume de Castille. Les rivalités européennes pour le contrôle des routes de commerce avec l’Asie s’exercent déjà depuis plusieurs siècles, constituant notamment la toile de fonds de la IVème croisade.
Les menaces que font peser les expéditions portugaises sur la fortune vénitienne sont résumées ainsi dans une lettre envoyée à la cité lacustre avant même l’arrivée de Vasco de Gama de retour de son premier voyage : " Les Vénitiens, quand ils auront perdu le commerce du Levant, devront se remettre à la pêche " (p. 194). On ne s’étonnera donc pas que les premières compilations de récits de voyage portugais soient imprimées à Venise, dès le XVIème siècle, par l’imprimeur Giovanni Battista Ramusio.
Si Vasco de Gama poursuit l’exploration des routes maritimes atlantiques commencées depuis six décennies jusqu’à en atteindre un des objectifs majeurs, il ne découvre pas l’Inde. S’y retrouvent depuis plusieurs siècles déjà presque tout ce que le monde connaît de communautés marchandes, y compris les marchands arabes d’Afrique du Nord et ceux émigrés d’Europe, mais aussi les Européens, essentiellement des Italiens.
Un des intérêts principaux de cette étude réside dans la description du monde marchand et surtout politique de l’Océan indien à l’époque de l’arrivée de Vasco de Gama, Sanjay Subrahmanyam arrivant à se dégager des grands blocs monolithes (monde musulman, monde chrétien) pour mettre en scène les différents acteurs et leurs spécificités.
 

Le caractère composite des identités dans le monde marchand d’Asie méridionale

Au-delà des affiliations religieuses, on retrouve un monde complexe où les identités multiples correspondent parfois à la conception post-moderne de caractère composite et mouvant. Tel ce juif polonais ayant fui les pogroms et rebaptisé Gaspar da Gama qui parle le dialecte vénitien, mais aussi l’hébreu, le chaldéen, l’arabe et l’allemand et encore un mélange d’italien et d’espagnol ! Capturé par le chef de l’expédition portugaise sur les côtes indiennes, Gaspar da Gama se revendique être un véritable indigène. Ses connaissances linguistiques et différentes affiliations en disent long sur l’intensité de la circulation à l’époque de l’arrivée des Portugais, et aussi sur l’étendue du réseau commercial convergeant sur les côtes indiennes. On retrouve aussi un informateur vénitien d’une soixantaine d’années, Benvenuto d’Abano, sur place depuis vingt-cinq ans ou encore Antão Lopes, un Valencien établi en Inde depuis quinze ans. Ce dernier, marié à une Indienne et père de deux enfants, partage son projet de convertir ces derniers au christianisme, ce qui indique que les enfants ont certainement été élevés jusqu’ici dans la religion de leur mère.
Marchands romains, évêque français au début du XIVème siècle…les traces d’Européens ayant visité ou s’étant installés en Inde depuis l’Antiquité sont avérées et indiscutables. Peut-être eût-il été utile d’insister sur le fait que l’expédition de Vasco de Gama est une nouvelle route, qui ouvrira un nouveau type de rapport dans une relation déjà plus que millénaire entre l’Inde et l’Europe. Outre la tradition de confrontation en mer Méditerranée et le messianisme religieux, on retrouve parmi les éléments déterminants de ce changement la découverte des Amériques, l’idéologie des Etats nations modernes en plein renforcement et l’influence des communautés marchandes et de leurs pratiques financières.
 

Les traits de la colonisation moderne déjà en place

Derrière l’affrontement des blocs religieux ou identitaires apparaissent donc les intérêts particuliers, les identités composites voire métissées et les dissensions internes. Ce qui étonne c’est à quel point les caractéristiques de la présence européenne en Inde aux XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles apparaissent dès les premières années de l’expansion portugaise. Citons les revirements stratégiques fréquents d’une métropole gérant ses affaires outremer à l’aune de ses enjeux internes du moment, la mise à profit des délais de transmission des ordres pour leur application plus ou moins fidèle en fonction des intérêts et ambitions personnels, les rapports difficiles entre les nouveaux arrivants et les résidents ou encore les conflits d’intérêts entre commerce privé et monopole d’Etat, les représentants portugais ne tardant pas à se lancer à leur compte dans ce fructueux commerce intra-asiatique qui permet la construction fulgurante de fortunes et de statuts, bien avant Dupleix et Clive. C’est d’ailleurs davantage ce tableau qu’une biographie classique du personnage que Sanjay Subrahmanyam dessine.
Surtout, cet ouvrage s’inscrit comme une des études majeures pour la réécriture de la conquête européenne d’un point de vue décentré, s’appuyant non seulement sur une étude critique de sources européennes contradictoires, qui représente encore la large majorité, mais aussi sur une étude critique des sources non européennes. Cette tâche est évidement compliquée par des questions de conservation, mais aussi parce que l’arrivée des Européens sur les côtes des autres continents, construite comme un événement majeur du début de l’histoire moderne, ne revêtît pas la même importance pour les habitants de régions qui voyaient alors croiser sur leurs côtes des marchands des trois continents.

Une balance commerciale et mémorielle déséquilibrée

Le commerce avec l’Europe ne représente alors qu’une partie mineure du total du commerce de la région indienne, la position de l’Europe étant celle de demandeur, d’épices principalement, avec bien peu de marchandises à offrir en échange, les marchands indiens ne s’intéressant en échange qu’aux métaux précieux, particulièrement l’or, selon les mêmes principes qui régissent le commerce entre les deux continents depuis l’Antiquité.
Ainsi, à la vue des cadeaux de Vasco de Gama, les chargés du protocole auprès du souverain de Calicut considèrent « que le plus pauvre marchand arrivant de la Mecque ou des Indes en donnait davantage, et qu’enfin, s’il voulait faire un présent, il envoyât de l’or, le roi n’ayant que faire de tout cela ». p. 176
Face au déséquilibre entre la valeur des produits offerts par les portugais (drap, corail, sucre) et celle des produits qu’ils demandent (épices) les relations commerciales sont pour reprendre les termes de l’auteur à couteaux tirés, au sens propre comme au sens figuré, tant il est essentiel pour les navigateurs lusophones de ramener la précieuse marchandise, malgré les conditions peu attractives que leur impose leur cargaison.
" Quand Vasco de Gama revint après avoir découvert les Indes, le Comte de Vimioso s’enquit des marchandises qui pourraient en être ramenées et de celles qu’ils devraient apporter en échange. Vasco de Gama lui ayant répondu que ce qui était ramené de là était du poivre, de la cannelle, du gingembre, de l’ambre et du musc, et que ce qu’ils voulaient de nous était de l’or, de l’argent, du velours et de l’écarlate, le comte lui fit remarquer : "Ainsi, ce sont eux qui nous ont découverts"… ". (p.208)

Face à ce déséquilibre, Vasco de Gama et les représentants portugais qui sont envoyés régulièrement dès le retour de sa première expédition optent rapidement pour un mélange d’alliance et de régime de terreur afin d’arriver à leurs fins. Prises d’otages, voire exécutions sommaires, et le pilonnage des côtés sans protection des royaumes peu conciliants rythment les premières expéditions portugaises en Inde et si un souvenir demeure dans la région de l’Océan indien, c’est celui de ces violences ou exactions. Le rappel de ce déséquilibre en faveur du futur colonisé offre bien sûr un renversement des perspectives par rapport à la mission civilisatrice et le désintéressement mis en avant dans une mythologie coloniale qui a souvent fait force de loi dans la mémoire nationale des pays colonisateurs.
L’information de la présence de ces nouveaux arrivants et de leur mode opératoire circula rapidement dans le milieu des marchands des bords de mer, mais la dynamique coloniale qui s’enclenchait ne fut pas perçue dans un monde par nature cosmopolite et mouvant. La nouvelle de l’arrivée par la route atlantique des caravelles portugaises ne trouve donc aucun écho comparable aux envolées triomphales qui élevèrent le souverain portugais commissionnaire à la hauteur des conquérants les plus illustres de l’Antiquité, voire même au-dessus d’eux pour sa capacité à avoir repoussé les limites du monde connu. Il ne s’agissait donc pas d’un bouleversement total, mais plutôt d’une série de bouleversements locaux sur les routes de commerce qui ouvraient la voie à des modifications durables et irrémédiables des équilibres économiques, politiques et culturelles. Pas plus ne semble être perçu le glissement philosophique et sémantique permettant de modifier le rapport dans lequel s’inscrit la présence européenne en Inde, une présence déjà ancienne, du mode de partenaire commercial à celui de conquérant

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