Clisson, le samedi 16 juin 2012. Sur la scène du dôme Altar, le chanteur/guitariste d’un groupe  de "gore-grind" nommé Rompeprop, qui se produit sous un déguisement de squelette tout droit sorti de la "Danse macabre" de La Règle du jeu, harangue l’auditoire : "Hey, I wanna know how many of you are fucked up right now ?!" Quelques centaines de pichets de bière apparaissent, dressés à bout de bras par des spectateurs rugissants et rendus enthousiastes, peut-être moins par le concert lui-même que par le fait d’avoir réussi à traverser le champ de boue séparant l’Altar Stage de la buvette voisine sans renverser les 150 cl de bière qu’ils pointent désormais vers le ciel. Oui, 150 cl. Il est 11 heures du matin, et c’est le début de l’été. Bienvenue au Hellfest.

Que le lecteur se rassure cependant : ce préambule très "folklore local" n’annonce pas un nouvel article anthropologico-condescendant, comme ceux dont les médias culturels généralistes se sont fait une spécialité pour aborder l’univers du metal et des musiques extrêmes. Ces médias, comme à leur habitude, réduiront le Hellfest à la dimension d’un aimable carnaval identitaire, ou approcheront son public avec la même curiosité bienveillante et caricaturale que celle avec laquelle les ethnologues du 19ème siècle étudiaient les rituels indigènes en Océanie. Ils seront, comme toujours, incapables de parler d’une musique qu’ils méconnaissent totalement, et dont la portée esthétique et politique les dépasse de loin. On ne saurait pourtant comprendre ce qui se passe dans un Hellfest sans prendre en compte la force et l’impact de l’expérience musicale proposée ; et c’est de cela, essentiellement, qu’il sera question ici.

Mais que cela ne nous empêche pas de commencer par "planter le décor"… 

 

Le Hellfest, c’est avant tout un environnement sensoriel

 

On ne s’étendra pas outre mesure sur l’odeur ambiante des joints, des grillades et de la boue séchée, sur le goût acre de la bière bon marché consommée par gallons, ou sur cette sensation de terre meuble et mouvante sous les pieds qui, au retour vers les véhicules à deux heures du matin, fait du contact avec le sol rigide d’une route goudronnée une sorte de seconde naissance – bref, sur l’ensemble des percepts inhérents à quasiment tout festival en plein air, et que l’on pourrait aussi bien trouver dans un banal Rock en Seine. Plus intéressante, et déjà plus spécifique au Hellfest, est la vision (au sens fort du terme) qui s’impose à notre arrivée par la route, au moment de se garer aux abords du site. Il faut imaginer, sous un ciel matinal lugubre, plombé par de gros nuages gris, une zone d’activité commerciale de campagne, triste et banale, avec ses interchangeables supermarchés, ses aires de parking, ses magasins de meubles et de bricolage, ses petits terre-pleins, et même son échoppe de pompes funèbres – laquelle, renseignements pris, serait là à l’année, et ne ferait pas partie de la déco du festival (même si je soupçonne le designer de l’espace presse de s’en être largement inspiré). Et il faut imaginer ce "non-lieu" absolu, totalement vidé de ses visiteurs traditionnels, et envahi par une foule bigarrée et grouillante de festivaliers majoritairement typés metal – barbus, chevelus, piercés, tatoués, tout de noir vêtus, arborant pour certains les T-Shirts aux motifs assez bloody de Morbid Angel, Cannibal Corpse ou Necrophagia –, bref, des milliers de personnes aux physionomies féroces et aux looks parfois extrêmes, errant dans ce désert civilisationnel à la recherche d’un pourvoyeur de nourriture ou d’une source à laquelle étancher leur soif. Vous vous souvenez de Dawn of the Living Dead, avec son centre commercial infesté de zombies ? Visuellement, c’est comparable – même si on ne fera pas à ces nouveaux "envahisseurs" l’offense de suggérer que, à l’instar des créatures de George Romero, ils arpenteraient cet espace dédié à la consommation "parce qu’il avait une importance particulière pour eux de leur vivant" (il s’agirait plutôt, pragmatiquement, de se sustenter en faisant quelques économies, avant d’affronter les tarifs "festival" pratiqués sur le site voisin)...

 

Musique et météorologie

 

Une fois dans l’enceinte du festival lui-même, la deuxième vision qu’offrira le Hellfest aux spectateurs de ses deux scènes principales est due aux changements climatiques qui interviennent dans l’après-midi du samedi : balayé par un vent houleux qui éclaircit le ciel (et perturbe hélas assez significativement la sonorisation de certains concerts), d’épais nuages blancs défilent en continu en arrière-plan des artistes, comme un gigantesque panorama mouvant qui semble faire partie intégrante du spectacle. D’ailleurs peu avant 18h, Bernie Shaw, le chanteur d’Uriah Heep, saisi par la majesté de ce ciel atlantique, vient poser sa dégaine de hippie sur le bord de la scène et assis, les jambes ballantes, il désigne plusieurs fois d’un geste de révérence le soleil rutilant qui, fort à propos ("There I was on a july morning, I was looking for love / With the strength of a new day dawning, and the beautiful sun"), lui fait la grâce d’accompagner l’exécution par son groupe de la ballade July Morning (1971). Est-il alors utile de souligner l’ampleur cosmique que prend, dans un tel contexte, ce morceau culte du rock progressif, depuis les lumineux arpèges à l’orgue du premier mouvement (presque le son du soleil lui-même) jusqu’aux célébrissimes riffs finaux du couple guitare-basse, qui parcourent toutes les hauteurs de la gamme et font vibrer le sol sous nos pieds, en s’associant assez miraculeusement aux éléments naturels... ? On a beau se trouver à cet instant, physiquement, dans un espace-enclos rigoureusement cloisonné, des hasards comme celui-ci font vraiment prendre le large… Ils construisent en tout cas une expérience de concert irrémédiablement singulière, et le final du live d’Uriah Heep au Hellfest (également composé du classique de rock heavy Gipsy et d’une version survoltée de l’hymne Easy Livin’ ) restera, dans les mémoires, indissociable de sa superbe lumière de fin d’après-midi.

 

Peace, Love & Brutal Death Metal

 

La troisième et dernière vision qui mérite d’être évoquée est plus concrètement due aux organisateurs du festival, qui ont concocté pour leur site une déco de type médiéval qui, si elle demeure assez discrète le jour, se révèle du plus bel effet une fois la nuit tombée et les brasiers allumés. Oui, les brasiers. Voici d’ailleurs l’occasion de souligner l’atmosphère exceptionnellement chaleureuse et décontractée qui règne sur ce festival. Cela fait une dizaine d’années que l’auteur de cette chronique traîne ses guêtres dans les grands rassemblements musicaux français et européens, et il n’avait encore jamais vu un public de festival où la proportion d’excités, de violents, de camés, de lourdingues, ou encore de gamins en rituels de groupes initiatiques, est aussi faible. Si la violence est quelque part, c’est sur scène, dans la musique elle-même ; elle est aussi, éventuellement, dans cette zone bien circonscrite de l’audience qu’est le pit (la fosse), où règne plutôt l’esprit Fight Club, et qu’il est facile d’éviter lorsqu’on ne souhaite pas trop se faire bouger. En dehors, c’est partout la belle entente entre les festivaliers, qui affichent par ailleurs un respect énorme pour les musiciens. Le public du Hellfest n’est pas seulement le plus pacifique que je connaisse, c’est aussi, et de loin, le plus connaisseur : la quasi-totalité des concerts auxquels j’ai assisté étaient pleins, avec une assistance essentiellement composée, non pas de "touristes de festival" venus voir deux morceaux entre une bière et un hot-dog, mais bien de mélomanes passionnés, qui connaissent et apprécient le répertoire des artistes, et qui le leur font savoir de façon massive et précise. En témoignent, notamment, l’anticipation palpable des spectateurs, et la synchronisation de leurs mouvements de têtes et de corps dans les concerts des groupes aux compositions rythmiques complexes, remplies de breaks, de stop-time ou de changements de tempos (comme, par exemple, le groupe Death Angel et son Voracious Souls de 1987). Avec 160 groupes qui se succèdent en trois jours, une telle constance dans l’expertise, le feeling et l’appréciation collective de la musique jouée est assez exceptionnelle. La belle énergie qui parcourt les six scènes du Hellfest en est le résultat. Cela n’échappe d’ailleurs pas aux artistes eux-mêmes, dont les adresses au public excèdent fréquemment les remerciements de circonstance, et manifestent le plaisir qu’ils ont pris à offrir leurs morceaux à une audience à ce point spécialisée et concernée.

Il faut dire que la musique est pour le moins engageante, et plusieurs jours après la fin des hostilités, certains concerts magistraux (Refused, Pentagram, Anaal Nathrakh, Amenra, Necros Christos, Sunn O))), Shining, Biohazard…) marquent encore au fer rouge leurs auditeurs. Si le Hellfest 2012 fut une éclatante réussite artistique, la grande diversité des styles représentés (décrite ici) y a contribué tout autant que le niveau global des artistes invités. L’expérience vécue sur place est donc à la hauteur de l’éprouvante intensité de la programmation : 16 heures de musique non-stop par jour, avec, la plupart du temps, trois concerts simultanés sur des scènes différentes. À moins de constituer une armée de chroniqueurs, il était bien sûr impossible d’assister à tous les live, et les propos qui vont suivre dépendent naturellement du parcours que l’on s’est construit, en fonction de nos intérêts et de notre curiosité   , dans ce foisonnant plateau musical. Un parcours non exhaustif donc, mais qui nous permet néanmoins de prendre la mesure de l’importance acquise par les musiques sombres et expérimentales au cours des trente dernières années, et de repérer certaines tendances fortes dans ce secteur de la création musicale contemporaine. Etat des lieux…

 

Basse et batterie à l’honneur

 

Sur les forums et les sites spécialisés, tout commentaire de festival est souvent l’occasion de débats sur l’ingéniérie sonore des concerts. En rappelant d’emblée que, comme dans tout festival, les artistes effectuent leurs balances dans des conditions souvent effroyables (avec très peu de temps devant eux et le bruit des autres concerts tout autour), on remarque que les retours du Hellfest 2012 insistent souvent sur le volume élevé – trop au goût de certains – de la section basse-batterie sur plusieurs live. On peut certes déplorer que le jeu virtuose des guitares d’Exodus, ou que le chant écorché du frontman d’Enslaved aient été en conséquence étrangement sous-mixés, mais cette prédominance générale des instruments dits d’accompagnement, pas si souvent à l’honneur dans le monde du rock, peut aussi être jugée intéressante dans un festival dédié aux musiques extrêmes. Notamment parce qu’elle permet de mesurer, à l’intérieur de ce type de musiques (et en rupture avec la tradition du rock mainstream), la grande autonomie des partitions de basse et de batterie, et leur contribution souvent extraordinaire à la structure des compositions et à la dynamique des concerts. 

Même si cela opère parfois au détriment des figures attendues de guitar heroes, difficile de ne pas se réjouir d’entendre avec autant de netteté les géniales lignes de basse des représentants du blues-rock psychédélique (Uriah Heep, Blue Oyster Cult), qui insufflent sur scène un groove planant et mystique à des classiques aux thèmes mélodiques connus de tous (comme le Don’t Fear the Reaper du Cult, et son final en orgie de guitares dans lequel le bassiste Rudy Sarzo tire pleinement son épingle du jeu). On pourra en dire autant de Kristofer Steen, bassiste de Refused qui, s’il se tient en retrait sur scène et laisse à ses copains le soin d’assurer la part visuelle (impressionnante) du show, fournit l’élan formidable à partir duquel le punk-hardcore déstructuré et formellement ambitieux des Suédois se déploie pour un live d’une intensité et d’une précision saisissantes. Le batteur du groupe (David Sandström) n’est pas non plus en reste, avec une frappe sèche, un feeling étonnant et des partitions extrêmement variées, qui font de son jeu – comme d’autres l’ont dit avant moi – un véritable "solo permanent".

Difficile également de se plaindre de l’importance accordée dans le mixage aux batteurs respectifs de Necros Christos (Markus Peez) ou de Biohazard (Danny Schuler). Tout en décontraction apparente, le premier adopte un style syncopé, volontairement à la traîne du reste de l’orchestration (d’où un effet de "raideur" très bienvenu), et les blasts beats qu’il envoie fréquemment à l’intérieur de passages mid- ou down-tempo sont les vecteurs de la tension exceptionnelle créée sur scène par le death-doom un brin occulte de ce groupe allemand aux références lovecraftiennes. Quant au second, aux antipodes du premier, il possède un style chaloupé proche du hip-hop (notamment dans l’accentuation prononcée des backbeats), et son influence au sein d’une formation historique du hardcore new-yorkais permet à Biohazard d’atteindre une vraie apothéose dans le rendu sonore d’une atmosphère urbaine à la fois violente, nocturne et poisseuse qui est devenue (depuis le célèbre album Urban Discipline de 1992) sa marque de fabrique. Notons que l’influence du rap est également présente dans les parties vocales du guitariste Billy Graziadei, et qu’elle se marie à merveille avec cette alternance entre les passages rapides et saignants et les lourds mouvements mid-tempo qui fait tout l’impact fédérateur des groupes de New York Hardcore lorsqu’ils montent sur scène – impact dont le live de Madball avait déjà donné, quelques heures auparavant, un autre exemple marquant.

 

Charismatiques frontmen

 

Si la basse et la batterie ressortent souvent, on ne va quand même pas se mentir : la mythologie très rock’n’roll des frontmen charismatiques est bien présente au Hellfest, adaptée toutefois aux spécificités des musiques extrêmes. Cela commence avec l’attitude à la fois sobre et magnétique, de Mors Dalos Ra (c’est son nom), leader des susmentionnés Necros Christos et grand prêtre d’un concert dont l’aspect de cérémonie funèbre n’interdit pas une sorte d’humour au 666ème degré – comme lorsque l’ami Mors continue à user de sa voix grunt pour tailler le bout de gras avec le public entre les morceaux. 

La technique vocale du grunt, qui a ses glorieux ancêtres (comme le shout des bluesmen, tel Screamin’ Jay Hawkins) et ses référents parodiques (comme le Cookie Monster du programme Sesame Street), est également à l’honneur avec les chanteurs respectifs de Brutal Truth (Kevin Sharp) et Dying Fetus (John Gallagher), dans des versions moins articulées et beaucoup plus gutturales : anglophone ou non, il est impossible de comprendre le moindre mot éructé par Gallagher. Au sein de ces deux formations, les vocaux grunt sont d’ailleurs contrebalancés par l’intervention d’un second vocaliste, qui intervient dans un style hurlé un peu plus intelligible (ce terme reste relatif). Mais au-delà de ses significations langagières, c’est surtout en tant qu’instrument supplémentaire, producteur de sa "matière sonore" spécifique, que la voix humaine intervient ici. À cet égard, un groupe comme Brutal Truth explore avec maestria l’impact proprement musical des divers types de chant présents au sein des musiques extrêmes. C’est le cas dès l’ouverture de leur concert, dans laquelle, aussitôt après le fameux riff inaugural de Birth of Ignorance, les deux voix (grunt et growl) interviennent tour à tour pour conférer au morceau son incroyable dimension râpeuse et sépulcrale. On comprend alors pourquoi il y a vingt ans, au moment de la sortie du disque Extreme Conditions Demand Extreme Responses, ce groupe new-yorkais passait pour produire – avec les Anglais de Napalm Death qui fouleront la même scène un peu plus tard – la musique la plus radicale de toute la scène metal.

Mais aussi impressionnants soient-ils, les frontmen de Brutal Truth et Dying Fetus sont loin d’escamoter leurs talentueux co-instrumentistes. Les choses sont un peu différentes avec la virtuosité un peu démonstrative de Slash, l’ancien guitariste à bouclettes et haut-de-forme de Guns’N’Roses, qui monopolise l’attention du public au détriment de ses compagnons de scène ; idem avec Zakk Wylde, le leader d’un Black Label Society qui se pose, à la suite de Steppenwolf, comme le digne représentant d’un heavy rock de biker, un peu épais mais efficace. On commence par pousser un "ouf" de soulagement lorsqu’on constate qu’aucun piano ne trône sur la scène : on échappera donc aux éreintantes power ballads dont Wylde émaille hélas ses albums. Et on aura tout le loisir de se concentrer sur son jeu de guitare inspiré, qui, à grands coups de sweeping et de pédale wah-wah, explore un large spectre sonore, sans pour autant se limiter à une pure démonstration technique. Si le Black Label Society ne nous donne pas l’impression d’avoir inventé l’eau chaude, on ne peut lui retirer une grande maîtrise dans l’exécution, à partir de compositions certes assez prévisibles, mais indéniablement taillées pour la scène.

Le spectre du grand Jimi Hendrix a rarement plané avec autant d’insistance sur un festival. Après la performance de Wylde, on le vérifie, de façon encore plus convaincante, en assistant aux nombreux solos virtuoses exécutés alternativement en tapping, avec les dents (!) ou guitare par-dessus tête par Dave Chandler. Ces derniers creusent le stoner-doom lourd et hypnotique du groupe Saint Vitus de véritables morceaux de bravoure musicaux et visuels. 

Si certains frontmen comme Zakk Wylde donnent parfois l’impression d’être "nés trop tard", en revanche, Axl Rose, le chanteur de Guns’N’Roses semble de son côté ne jamais vieillir. Sa voix toujours unique, d’une facilité déconcertante, à l’aise dans tous les registres adoptés (cela se confirme très vite avec l’hymne Welcome to the Jungle), rattrape un jeu de scène certes dynamique mais un brin putassier. Rose est d’ailleurs à peu près le seul véritable intérêt d’une décevante prestation-paillette des Guns’N’Roses (tout en murs de LED, en déhanchés, et en effets pyrotechniques), il est vrai desservis par un son insuffisant sur une scène extérieure fortement exposée au vent.

Quelqu’un qui accuse un peu plus le coup des ans, en revanche, c’est l’ancien frontman de Black Sabbath, Ozzy Osbourne, qui n’a certes pas vieilli dans sa tête (la pluie battante ne l’empêche pas de balancer des seaux d’eau sur son public), mais qui est aujourd’hui un peu moins vaillant dans son corps : plus très mobile sur scène, il est d’ailleurs contraint d’abréger son set afin de préserver une voix devenue fragile, non sans avoir régalé son public de quelques hymnes de son ancien groupe (comme ce War Pigs de 1970). Une page d’histoire de la musique se tourne, avec ces morceaux déjà quadragénaires, qui sont ni plus ni moins à l’origine d’un pan entier des musiques populaires – et sans lesquels la majorité des groupes présents au Hellfest n’existeraient peut-être pas aujourd'hui.

On pourrait encore citer le chanteur d’Amenra qui passe le set le dos tourné au public – symbole du mélange de puissance sonore et d’ascétisme scénique déployé par cette formation belge de post-hardcore – ou celui de Death Angel, dont le bon mètre de dreadlocks transforme chaque headbanging en effet de "pâle d’hélicoptère". Mais la palme de la prestation individuelle la plus scotchante revient selon nous, sans conteste, à Niklas Kvarforth, chanteur/compositeur du groupe Shining, sorte d’immense brute de scène dont la présence massive, l’étendue du registre vocal (du murmure au hurlement en passant par diverses variétés de grunt et de growl, avec même parfois un peu de ce que les gens normaux appellent le "chant") et le jeu corporel magnétique sont tout simplement monstrueux – même si, désormais "assagi", il ne s’automutile plus sur scène (comme c’était le cas sur la dernière prestation du groupe au Hellfest en 2008, qui accompagnait il est vrai un concept-album, V- Halmstad, sur le thème très gai du suicide). La prestation des Suédois est d’autant plus forte que leur frontman est loin d’être leur unique atout: Shining est composé d’instrumentistes de très haut niveau, qui sont parvenus à un équilibre musical assez miraculeux entre l’épique et l’introspectif, et qui s’autorisent à trouer la plénitude et l’intensité de leur black metal par des échappées progressives tout en bends de guitares du plus bel effet. Cela illustre cette propension des groupes de black metal contemporains (on pourra en citer d’autres représentants au Hellfest, comme Ihsahn, Enslaved ou Alcest) à oser (et réussir) énormément de choses, y compris au-delà de leur genre d’origine : si leurs comportements font parfois un peu peur, ils composent aussi une musique dont la richesse d’inspirations et de sensations a bien peu d’équivalents dans le domaine des musiques populaires. La qualité des solos, des enchaînements et des arrangements, associée à cette exécution instrumentale haut de gamme et à la prestation soufflante de Kvarforth, assurent aux Suédois un beau triomphe, le samedi soir, sur la scène dite du Temple.

 

La virtuosité au service du feeling (et du message)

 

De la technicité, il en faut également aux membres de Death Angel pour s’attaquer en live à l’épique partie de guitares de dix minutes de leur fameux titre instrumental The Ultra-Violence (dont on trouvera ici une version remaniée). Cela vaut pour de nombreux autres artistes programmés par le festival : il y a quelque chose d’assez émouvant à mesurer le formidable degré d’implication, de travail et de dévotion obsessionnelle à leurs instruments qui sont nécessaires aux musiciens pour reproduire sur scène de tels passages. Il y a ainsi chez les guitaristes de trash metal ou chez les batteurs de grind-core, une passion palpable, presque lisztienne, pour leurs instruments ; il y a aussi la volonté manifeste d’en explorer toutes les potentialités sonores. C’est le cas notamment de Rich Hoak, batteur de Brutal Truth, un des précurseurs historiques de la technique aujourd’hui répandue du blast beat, dont le jeu atteint une rapidité phénoménale. Le guitariste Erik Burke soutient ce rythme infernal avec des riffs très variés et techniques, tandis que le bassiste Danny Liker baigne le tout de distorsions et que le vocaliste Kevin Sharp éructe son mépris envers toute forme de domination (policière, militaire, économique, culturelle). Il faut dire que ce groupe aux compositions complexes et percutantes (leur maîtrise des breaks et des changements de tempo se révèle confondante, malgré un son assez médiocre sur la scène Altar) est aussi réputé pour ses lyrics particulièrement intelligents et politicaly concerned, y compris au-delà des thèmes traditionnels du grind (anticapitalisme et anti-autoritarisme) : Brutal Truth compose par exemple dès 1992 un brûlot contre l’homophobie qu’on aura, certes, quand même un peu de mal à imaginer un jour sur la sono d’un char de la Gay Pride – et c’est franchement dommage, à l’écoute.

Au rayon des artistes politiquement engagés, on retrouve les Suédois de Refused. Si ces derniers viennent du punk, ils partagent avec les artistes grind ce principe selon lequel la révolution n’est pas seulement une affaire de contenus, ou de "messages", mais qu’elle doit être avant tout sensible, formelle, musicale. De fait, les membres du groupe sont partis du punk, musique directe et frustre par excellence, et, influencés par le free-jazz (le titre de leur chef d'oeuvre, The Shape of Punk to Come, est une allusion pour le moins sibylline au Shape of Jazz to Come d’Ornette Coleman) et l’electro (leur live est précédé d’une nappe électronique d’une vingtaine de minutes), ils ont abouti à une musique complexe et avant-gardiste, qui ne ressemble à aucune autre. Chaque morceau fourmille d’idées rythmiques et sonores, de ruptures et de redirections : on se trouve, en effet, face à un véritable New Noise, à la fois brutal et expérimental, directement en phase avec les lyrics anarchisants proférés par leur chanteur. Que l’on soit sensible ou non à ces derniers, que l’on soit plus ou moins érudit sur les sources convoquées dans l’histoire de la musique du XXe siècle, il reste que Refused en live, c’est de toute façon, et avant tout, une très belle expérience, à la fois violente, engageante et funky. Et l’on ne peut s’empêcher de penser : voilà ce à quoi, aujourd’hui, devrait ressembler le rock’n’roll…

 

Let there be (metal) rock !!

 

C’est un fait : l’originalité des compositions et la virtuosité instrumentale ne seraient rien si elles n’étaient là que pour elles-mêmes, et si elles n’étaient pas dirigées vers une certaine idée de l’efficacité et de la musicalité, qui peut (peut-être) encore s’incarner dans ce principe esthétique et culturel que l’on appelle le rock’n’roll. À l’appui de cette hypothèse (que l’on avait eu l’occasion d’exposer précédemment), la scène de la Valley a vu passer, en un week-end, une succession marquante d’artistes (Yob, Saint Vitus, The Obsessed, Unsane, Ufomammut…) qui portent haut et fort l’étendard d’un blues-rock qui aurait parachevé sa mue en direction de sa nature sombre, lourde et abrasive, sans pour autant s’interdire d’être, alternativement, un modèle de groove (Pentagram) ou d’explorer des territoires planants (Acid King, Monkey 3).

Le cœur de programmation de la Valley est ainsi composé de groupes naviguant entre les genres du stoner et du doom. Riffs massifs et répétitifs, basse ronde et bourdonnante, thèmes de batterie lancinants, voix éraillée et incantatoire : on joue ici sur le caractère sale et râpeux du son, et les racines du blues sont tirées en direction d’un rythme lent et hypnotique qui recèle de profondes qualités dynamiques. Il ne s’agit plus vraiment, ici, de faire étalage d’une technicité hors-pair, mais bien de jouer ensemble (la guitare et la basse forment plus que jamais un couple indissociable) une musique compacte, organique et directement en prise avec l’inconscient collectif lié à la culture rock. Il y a dans ces propositions musicales une énergie souterraine, des structures répétitives, parfois proches du psychédélisme (c’est le cas pour le show assez contemplatif des Italiens d’Ufomammut, et pour celui, beaucoup plus intense et incarné, des Américains de Yob), qui produisent un groove spécifique, porteur, par sa lenteur elle-même, d’une signification forte et durable : ce qui se trouve exprimé, c’est un rapport au monde, un ethos. Des lyrics à la Burroughs, souvent très durs (comme ceux qu’interprète Scott "Wino" Weinrich pour Saint Vitus et The Obsessed, notamment sur le thème de l’addiction alcoolique, peut-être jamais décrite avec autant d’âpreté que dans le très habité et déliquescent Dying Inside), se superposent à une musique qui exprime toute la force désabusée qu’arborent les individus qui – sans forcément les avoir résolus – se sont patiemment relevés de leurs propres abîmes.

Côté auditeur, l’expérience d’écoute ne mobilise pas nécessairement une attention de tous les instants ; elle se vit plutôt sur le mode du paysage sonore. Un paysage qui nous laisserait entendre que la vie pourrait être ce flot régulier de guitares, ce vrombissement évolutif, cette joie calme et profonde que l’on ressent dans les voyages ou lorsque l’on prend la route (voir les images qui défilent en arrière-plan du groupe Acid King lors de l’exécution du beau Electric Machine). Un paysage en forme de continuum évolutif, une masse sonore en mouvement, que les musiciens "sculptent" pour nous, en introduisant, dans les structures lancinantes des morceaux, de subtils et significatifs éléments de variation. Bref, ce qu’exprime cette musique surgie de l’arrière-salle enfumée du rock’n’roll, c’est un mouvement vital et sacré, à la fois sombre et chaleureux, lié aux expériences de l’addiction et de la perte de soi, mais aussi aux valeurs de la marginalité, de l’errance et de la liberté.

On a émis précédemment l’hypothèse que, s’il existait encore une dimension dangereuse et intraitable dans la musique rock, si l’on pouvait retrouver encore quelque chose de l’expérience collective subversive que cette musique a pu constituer à certains moments de son histoire et qui s’est depuis diluée dans la culture de masse publicitaire et l’establishment des magazines à la mode, c’était essentiellement dans le metal, du côté de la face sombre, violente et rocailleuse du rock, qu’il fallait à présent diriger notre quête. La visite au Hellfest n’a pas démenti cette hypothèse, et on n’imagine pas plus rock’n’roll (au sens noble et subversif du terme) que le concert triomphal d’un des groupes les plus maudits de la planète, Pentagram, qui fait chapiteau comble sur la scène de la Valley, et met tout le monde à genoux avec un set d’une force et d’une intensité incroyables, mille lieux au-dessus de ce que pourront jamais proposer les groupes "flavour-of-the-month" qui encombrent les radios, les étalages de marchands de journaux et les talk-shows des chaînes branchées. Une telle sensation de rock’n’roll, cela ne se vit pas tous les jours : c’était dimanche 17 juin, pendant le coucher du soleil, au Hellfest 2012.

 

Expérimentations et chocs esthétiques

 

"We’re all here because we fucking despise all this shitty pop music… "

Niklas Kvarforth ne pouvait sans doute pas mieux exprimer le sentiment général. Si l’on excepte les hululements embarrassants émis par Sharon Den Adel, la chanteuse de Within Temptation (des Hollandais qui proposent une forme très édulcorée de metal "symphonique"), la plupart des groupes présents au Hellfest constituent autant de propositions possibles pour s’extraire d’une conception, aujourd’hui assez hégémonique, de la musique comme un "loisir" décoratif tourné vers la douceur et l’"agrément". Certains sont même, sur scène, de véritables machines de guerre, dans tous les sens du terme. On le mesure un peu aux dépens de notre intégrité physique lors du concert d’Entombed, lorsqu’on est embarqué, sans trop l’avoir vu venir, dans un gigantesque pogo collectif qui salue l’exécution par les Suédois (oui, encore des Suédois, mais il faut dire que la Suède est LE pays du metal extrême) de leur hymne à l’athéisme de combat : Out Of Hand. Le caractère fédérateur de ce morceau, repris en chœur par les spectateurs qui n’étaient pas trop occupés à se bourrer les côtes, tient en effet autant à son groove imparable qu’à la punchline de son refrain, qui associe la figure du Christ à une des grands romans sur l’idolâtrie régressive, Sa Majesté des mouches (Lord of Flies) de William Golding. Dans un registre musical différent, le répertoire des Grecs de Suicidal Angels comporte, lui aussi, une bonne dizaine de morceaux qui dénoncent les effets dévastateurs de l’institution religieuse.

Ainsi, les accusations de satanisme régulièrement portées par les associations intégristes à l’encontre du Hellfest (et dont on peut d’ailleurs souligner qu’elles rattachent ce dernier à l’héritage le plus noble du blues, dont la légende raconte qu’il fut inspiré au guitariste Robert Johnson par sa rencontre… avec le diable) masquent mal ce fait implacable : au-delà d’un jeu conscient, à la fois symbolique et cathartique, avec les codes du Bien et du Mal tels qu’ils subsistent dans tous les états de la civilisation, la seule "religion" prêchée au Hellfest est celle de la musique, et la seule "idéologie" professée, celle de l’émancipation vis-à-vis de toute superstructure. C’est en tant que telle que la religion en prend pour son grade, et non au sens où le festival réunirait des adeptes d’un Satan auquel ici personne ne croit – à l’inverse, justement, de ces fanatiques opposants au festival qui sont venus verser de l’eau bénite sur le site pour "sauver les âmes" des metalleux, et qui sont finalement (et ironiquement) les seuls à être convaincus de l’existence d’un prince des ténèbres. À moins, bien sûr, de considérer qu’un amateur de musique metal portant un T-Shirt orné de l’inscription "God is great, but Satan is super" exprime une fascination morbide pour les forces occultes du Malin…

Or, si un culte est en effet rendu au Hellfest, ce serait plutôt celui du dieu Basse Fréquence. C’est à lui, exclusivement, que rendent hommage ses intercesseurs, les musiciens de Sunn O))), tout au long d’une extraordinaire performance sonore : comme on avait déjà pu le constater lors de leurs précédents passages à Paris et à Reims, leur live consiste en un infracturable bloc bruitiste, constitué d’une lente, gigantesque et éprouvante nappe de drones. Émis par un duo basse-guitare réduit à sa plus simple expression instrumentale, ce signal sonore, lourd et métallique, est amené à un haut niveau de volume et de traitement par un arsenal d’effets (amplification, distorsion, réverbération, saturation) qui ne cessent d’en sculpter les contours. Il est rejoint, périodiquement, par une performance vocale sur le mode du "murmure amplifié", grave et litanique, qui parvient assez miraculeusement à s’accorder avec le son des cordes, à adopter une texture comparable. L’absence totale de mélodies, l’arythmie quasi-parfaite et le minimalisme absolu de l’orchestration, qui ne sont pas incompatible avec une grande science du son et de soufflantes recherches harmoniques, produisent dans l’audience une écrasante sensation physique, une sensation d’oppression terrible, presque de "noyade". L’onde sonore emplit tout, comme une grande vague froide qui comprime l’espace et immobilise les corps. Le son, en tant que phénomène, est presque palpable : on le reçoit autant avec les oreilles qu’avec le reste du corps, au fil d’une expérience de déterritorialisation de la sensibilité qui rompt radicalement avec la plupart des repères traditionnellement associés à la musique. Il y a quelque chose d’épouvantablement machinique et en même temps d’intensément spirituel dans cette expérience souterraine et méditative qui fouille les corps et bouge les âmes. Il suffit de se souvenir de la sensation qu’on éprouve à la fin du set – lorsque ce son énorme et distordu maintenu une heure durant cesse brutalement, révélant d’un seul coup le silence, le vide, nous laissant désorientés et étrangement euphoriques – pour convenir que cette expérience a modifié des choses en profondeur à l’intérieur de nous. Le décorum visuel à la fois original et épuré (juste un mur d’amplis, des musiciens en robe de bure (!) et de la fumée partout) qui entoure la performance participe de cette dimension cérémonielle : pendant que la pluie faisait rage sur le monde extérieur, le dieu Basse Fréquence est venu faire sauter quelques barrières mentales et esthétiques sous le chapiteau de la Valley.

 

Maîtrise et puissance : le souffle du serpent

 

On touche bien sûr avec Sunn O))) à une sorte de point-limite en termes de radicalité. Mais ce Hellfest 2012 nous a proposé encore d’autres expériences esthétiques du même niveau. Il fallait parfois, pour les vivre, aller un peu au-delà des abords peu engageants de certains artistes programmés. Par exemple : la première fois que l’on m’a parlé du groupe Anaal Nathrakh ("le souffle du serpent" en celtique, brrrr...), on me l’a simplement présenté comme l’auteur d’un des disques (The Codex Necro) les plus extrêmes, les plus arides et les plus hostiles à tout sentiment humain de toute l’histoire de la musique occidentale. J’avoue que cela avait, à l’époque, provoqué en moi une certaine curiosité. Les premières recherches effectuées m’avaient alors révélé que les deux membres permanents de cette formation anglaise répondaient aux doux noms d’Irrumator et V.I.T.R.I.O.L. Du côté des thèmes d’inspiration, Wikipédia m’avait appris que "le groupe [s’était] d’abord exprimé sur la dévastation totale de l’être humain, puis par la suite sur des sujets plus apocalyptiques" – phrase qui m’avait laissé terriblement songeur. Puis j’avais découvert les titres des morceaux : depuis les politico-bibliques When Humanity is Cancer, Satanarchist ou Blood Eagles Carved on the Backs of Innocents jusqu’au très "aguirrien" I Am The Wrath of God and the Desolation of the Earth, en passant par une adaptation subtile de Nietzsche au monde contemporain (Human, All Too Fucking Human), sans oublier le fameux Between Shit and Piss We Are Born (qui peut être considéré comme le "tube" du groupe), c’est peu de dire que tout cela ne respirait pas vraiment l’optimisme et l’allégresse (ni la nuance...). Leur musique, enfin, était sur disque d’un tel niveau de rapidité, de brutalité et de technicité, qu’elle me paraissait à peu près impossible à reproduire en live – du moins sans aboutir à une sorte de brouillard de sons saturés (il paraissait à cet égard logique que le groupe se soit fait, depuis le début, extrêmement parcimonieux en apparitions scéniques). C’est donc avec un mélange d’impatience et d’appréhension que nous nous sommes rendus devant la scène du Temple, pour assister au concert le plus extrême et le plus fou du Hellfest.

Cela a pris dès le premier morceau : la maîtrise et la puissance des six musiciens (Irrumator et V.I.T.R.I.O.L. ont apparemment recruté pour cette tournée) est totale. Aucune raideur, aucun sentiment de brouillon, au contraire. Les compos les plus irresponsables du groupe sont exécutées sur un tempo dément, avec une orchestration imparable de netteté. Les breaks, notamment, sont réglés à la fraction de seconde et chacun d’eux possède un effet proprement dévastateur. La virtuosité technique des musiciens n’est jamais acquise au détriment de leur jeu de scène, qui reste incroyablement vivant et incarné. Cela vaut bien sûr pour le chanteur (le fameux V.I.T.R.I.O.L.), qui hurle avec une constance et une précision qui force l’admiration (et ses cordes vocales, sans doute), et dont les quelques passages au chant clair  passent finalement très bien la barrière du live (on sait que l’alternance entre le growl et le chant clair est sur scène un procédé risqué). Musicalement et visuellement, le concert est d’une violence splendide. La matière sonore projetée vers nous est râpeuse, directe et puissante. Continuellement triturée par les emballements et les ruptures du tempo, elle nous guide, par sa densité et sa nervosité, vers une expérience du Rythme à l’état pur : on en oublierait presque les ténèbres charriées par les lyrics, en effet, tant le rythme se révèle à nous comme phénomène universel, tant il se déploie comme puissance vitale autonome, comme principe ordonnateur du chaos.

Que l'on suive ou non l'auteur de ces lignes sur cette dernière interprétation un peu mystique, il reste que le sentiment de force et de cohérence qui se dégage de ce concert est unique, surtout à ce niveau de déstructuration. Ici, la sensation de rupture avec toute idée préconçue de la musique (et en particulier avec tout ce que préconise et "naturalise" l’industrie musicale de masse, qui fait du rythme un simple "agrément", alors qu’il pourrait être une révélation) est totale, irrattrapable. C’est là la portée émancipatrice immédiate d’une musique qui extrait ses auditeurs des sensations et des affects étriqués de la vie moderne pour les placer en contact avec des forces primitives, intemporelles, à la fois intimes et collectives, solennelles et dynamiques, des forces qui ont trait à notre rapport à la Terre et à notre condition d’êtres mortels, et qui ne sont prises en charge, aujourd’hui, par quasiment aucune autre proposition artistique…

Et sans doute pas par les artistes (plus ou moins hype ou estimables, mais très loin d’être à ce point déterminants) programmés aux Solidays de Paris, et dont un dossier récent du service Culture du journal Le Monde nous apprenait qu’ils allaient avoir l’honneur de signer en France "le véritable lancement de l’été des festivals musicaux". Tant pis, donc, pour le Hellfest, ses 115.000 spectateurs et sa programmation en bêton armé, qui avait eu lieu une semaine auparavant (et qui ne sera même pas mentionné dans le dit-dossier).

L’histoire récente de notre civilisation nous l’a suffisamment montré : les plus beaux chocs esthétiques ont quasiment toujours lieu à l’écart de l’attention des grands médias. Lorsque ceux-ci prennent enfin les derniers wagons d’un phénomène culturel, c’est souvent qu’il ne reste plus grand-chose de ce phénomène (ou seulement ce qui peut s’intégrer à la novlangue journalistique et au système publicitaire), et que ses énergies les plus vives et les plus significatives se sont déjà déplacées ailleurs. On ne se plaindra donc pas outre mesure de l’indifférence médiatique à l’égard des musiques extrêmes : elle est au fond un des signes les plus sûrs de leur redoutable pertinence, et de leur éclatante santé.