Un livre-testament qui n'en demeure pas moins joyeux et très plaisant.

Survenu le 12 septembre 2010, le décès de Claude Chabrol, le plus truculent des réalisateurs de la nouvelle vague, fut un choc pour les amoureux du cinéma français, et tout simplement pour les cinéphiles. Ce livre a le mérite de le faire revivre, à travers sa propre autobiographie, mais aussi grâce aux nombreux témoignages de ses épouses, ses enfants ainsi que d'une de ses actrices fétiches, Isabelle Huppert (on trouve en fin de volume le texte qu'elle a lu lors de l'hommage qui été rendu au réalisateur le 17 octobre 2010). Tous ces témoignages viennent compléter le récit que Chabrol fait lui-même de sa vie, l'éclairer, lui donner encore plus de chair.

Dans une préface très claire, le journaliste Michel Pascal pose bien les contours du personnage et de sa filmographie. Dès le début, il s'agissait pour Chabrol de raconter "des histoires qui parleraient de la France, de la bourgeoisie, de la province, de la quête du bonheur, et de la bêtise ou de la folie des hommes qui le rendent inaccessibles" ; et le journaliste d'ajouter : "toutes choses que Chabrol connaissait mieux que quiconque, puisqu’il était né bourgeois, français, de racines terriennes malgré une naissance à Paris, et en quête d’une vie terrestre aussi harmonieuse que possible. "   . Le cinéaste est décrit comme "artisan modeste mais libre", à la fois bon vivant mais aussi très sérieux, vivant dans un environnement janséniste, sans ordinateur ni téléphone portable, passionné d'histoire   .

Chabrol se plaisait à revenir sur sa vie en la découpant en cinq parties : sa jeunesse (1930-1947), la fin de son adolescence (1948-66), une période de "maturité heureuse" (1967-73), une période marquée par la sécurité et la révolte (1974-94) et enfin une dernière période de béatitude (à partir de 1995). Son texte d'une bonne centaine de pages ne reprend cependant pas ce découpage, forcément un peu arbitraire, et mérite d'être abordé en mêlant à sa lecture celle des sept témoignages de la seconde partie.

Un animal repu

La couverture du livre représente Chabrol en poisson, sur une assiette. Dans un ouvrage récent abordant la place de la gastronomie dans toute la filmographie du réalisateur, l'auteur, Laurent Bourdon, insistait sur l'importance de cette culture particulière dans son œuvre. Cinéma et gastronomie constituent deux piliers de l'univers chabrolien : un film par an, un seul repas par jour (pour pouvoir mieux en profiter).

Ses premiers souvenirs sont liés aux plaisirs de la table. Il se souvient par exemple qu'une fois par an, son père les emmenait chez l’ancienne domestique de sa famille, manger des écrevisses sautées. Pour le jeune Claude "le repas d’Anastasie était devenu chaque année l’un des buts de [s]on existence"   . Rapidement, le cinéma prend une place prépondérante dans sa vie : envoyé dès le début de la guerre chez sa chez sa grand-mère à Sardent, car son père était résistant,Chabrol fait la rencontre de Georges Mercier (1910-1975) et bien qu'âgé de seulement 11 ans, finit par diriger un petit ciné-club installé dans un garage. Portant un regard critique sur son passé, il y voit "une vie dont le centre de gravité est le cinéma et la quête de l’homme dans sa vérité"   .

Cette vérité, c'est bien dans un contexte social précis qu'il entend la dénicher et, se comparant au père du réalisme littéraire, Chabrol précise : "Je n’ai pas le tempérament de Balzac pour affronter les drames qui ont été les siens : la quête d’argent, les tourments de la passion… Est-ce une folie de vouloir être balzacien sans être constitué comme lui ? Ou est-ce une sagesse extraordinaire ? "   .

Un animal politique

Dès ses premiers films, le provincial monté à Paris entend dénoncer "la déliquescence des mœurs d'une époque, où les rapports sociaux tuaient les rapports humains"   . Il assume d'ailleurs clairement son orientation politique : "j'avais admis une fois pour toutes, et je le pense toujours aujourd'hui, que le marxisme était la meilleure analyse que l'on pouvait faire de la façon dont une minorité exploite la majorité des êtres humains, en revanche, je trouvais les remèdes [des marxistes] pires que le mal"   .

Cette partie de son autobiographie est plaisante car le cinéaste s'est rarement exprimé avec autant de conviction sur ses opinions. Il ajoute par exemple qu'il essaie de "délivrer les hommes des dieux inutiles" et précise : "Je vois la religion comme une immense machine à sous, mais de plus en plus grippée, déréglée, et je ne parle pas des perversions sexuelles qui viennent s'en mêler."   Une quarantaine de pages plus loin, on trouve encore : "Pour moi Dieu n'existe pas, car je ne l'ai pas rencontré (...) j'estime que la religion annihile la volonté des êtres."  

Rédigé à l'été 2010, son texte est aussi marqué par le contexte politique : il défend La princesse de Clèves et envoie à l'intention du président Sarkozy : « Il n'y a pas que l'histoire des talonnettes. »   . Lorsqu'il raconte comment sa belle-famille a pu l'aider financièrement, il utilise un parallèle explicite : "Pour moi, ce n'était pas la filière Liliane Bettencourt, c'était de l'argent qui venait d'un ancien directeur de la banque Rothschild"   . Il a d'ailleurs sérieusement envisagé de s'inspirer de cet épisode politico-médiatique et écrit : "Ma passion pour les polars m'apprend à rechercher toutes les entourloupes possibles pour trouver le coupable avant la fin. Je fais pareil avec notre vie publique. Je formule chaque jour toutes les hypothèses pour l'affaire Woerth-Bettencourt. Je suis le feuilleton à la télé heure après heure. Les journaux (et Mediapart !) m'appellent pour me demander si je vais en faire un film, car cette affaire leur paraît du pur Chabrol."  

Un saumon et un renard

Chabrol a souvent expliqué que s'il filmait la société bourgeoise, c'était tout simplement parce que c'était le milieu qu'il connaissait le mieux. Il s'en détache pourtant aisément, assénant, au sujet de ses origines : "j'ai toujours dit que ce n'est pas parce qu'on vit comme une truite qu'on est une truite ! On peut très bien être un saumon !"   . D'ailleurs, le réalisateur de Betty a frayé dans divers milieux, se liant d'amitié avec des personnages aussi divers qu'Eric Rohmer, Paul Gégauff qui "a fait sauter tous les verrous de [s]on vieux fonds judéo-chrétien"   ou l'un de ses principaux producteurs, André Génovès ("une belle histoire qui a duré treize films")   .

L'amateur de Simenon est aussi quelqu'un de rusé. Son but est de "donner au spectateur les clefs d’une plus grande compréhension de la morale et de la vie", mais il ajoute aussitôt "si c’est réussi, le public ne doit même pas s’en rendre compte, il doit simplement prendre du plaisir à une histoire et, si possible, en sortir plus lucide"   . Pour lui, "il ne faut surtout pas vouloir exprimer des idées, mais les faire ressentir, il faut prendre le public de biais, pas frontalement"   .

Il se méfie aussi des honneurs et des mondanités, et par conséquent du festival de Cannes. En 1958, son premier film, Le beau Serge, devait être sélectionné mais EDF qui avait co-financé le film L'eau vive avait obtenu que ce dernier film prenne la place si convoitée. Réaliste, Chabrol note avec amertume : "Depuis qu'on avait pris L'eau vive à la place du Beau Serge, j'avais tout compris sur la grandeur et les petitesses de cette manifestation." Il considère le Festival de Cannes comme "un événement fabriqué et truqué » et regrette encore que son égérie, Isabelle Huppert, n'ait pas reçu de prix d’interprétation pour La Dentellière de Claude Goretta   .

Chabrol en son arche

De façon significative, Isabelle Huppert a dans le livre le même statut que les trois épouses du réalisateur : chacune dispose de quelques pages pour évoquer sa mémoire. Chabrol décrit de son côté chaque liaison, en commençant par son mariage avec Agnès Goute en 1952 (Chabrol précise qu'il était bien conscient de la richesse de la belle-famille). Rapidement, ce mariage bat de l'aile et c'est armée d'un couteau, placé sous sa gorge, qu’Agnès lui lance l'ultimatum auquel il s'attendait presque : "tu choisis, c'est moi ou le cinéma"   . Agnès Goute a le courage d'en témoigner, évoquant "les actrices" qui appellent à 2h du matin ou encore celle qui avait laissé une paire de hauts talons dans la valise de son mari, lorsque celui était revenu seul de Venise. Son mariage avec l'actrice Stéphane Audran lui fait découvrir la "jet-set très bling-bling"   . C'est avec Aurore Pajot qu'il passera le plus grand nombre d'années (34 ans de vie commune). Au sujet du tournage de Dr. Popaul, cette dernière se souvient : "Il faut dire aussi que le tournage a été redoutable, dans le sens où on ne savait plus très bien qui couchait avec qui ! Des stars aux techniciens, c'était le grand baisodrome."   .

Le fils aîné, Jean-Yves, a trouvé la meilleure métaphore possible pour décrire le rôle de ces trois épouses : " [elles] me font penser à des couches nécessaires à la fabrication d'une tarte. La première femme, maman, crée la base du système et la lance la machine de production. Elle fabrique Chabrol (la pâte). La deuxième femme, Stéphane, (...) ajoute la couche esthétique (...) (les fruits). Et Aurore apporte la touche finale, du beurre, du sucre, du piment, du poivre, comme vous voulez, la réalité de la tarte"   .

Mathieu, le puîné, compose la musique de nombreux films de son père. Il explique que son père "se servait de [s]es notes comme d'un contrepoint pour adoucir parfois le côté dur et sombre de ses scénarios"   . Thomas est quant à lui acteur alors que la fille d'Aurore, Cécile, est devenue officiellement la fille de Claude (elle était depuis longtemps son assistante). Tout ce petit monde poursuit maintenant sa propre vie après le décès du drôle d’animal autour duquel ils gravitaient, qui continuera, lui, à se tailler la part du lion au firmament du cinéma français.