Le samedi 11 février, nonfiction.fr et la Fondation Jean-Jaurès organisaient une journée d'études sur l'idéologie du sarkozysme. Olivier Py, metteur en scène qui vient d'achever son mandat de directeur de l'Odéon-Théâtre de l'Europe   , y donnait son point de vue sur le sujet et son application dans le domaine de la culture. En voici la version écrite, dont nous publions aujourd'hui le troisième volet sur quatre.  

 

III- Le sarkozysme culturel

J'aimerais tenter d'adapter cette grille de lecture d'un libéralisme anticapitaliste aux politiques culturelles de Nicolas Sarkozy. Je ne peux retracer la totalité de l'activité culturelle du quinquennat et je me contenterais de certains éléments saillants. Tout d'abord la profonde ambiguïté, comment la définir autrement, de cette politique culturelle. Un candidat qui s'affiche comme anticulturel entre Bigard et Mireille Mathieu, puis trois ans plus tard un président qui cite Dreyer. Il n'y a pas entre l'homme public et l'homme privé de dichotomie comme on l'a sans doute justement analysé pour Chirac, amateur d'art oriental en privé et du salon de l'agriculture en public. Non, il y a plutôt un paradoxe, un oxymore, voire une aporie, dans cette politique culturelle à la fois méprisante pour la culture savante, définie comme élitiste et non rentable, et en même temps soucieuse de laisser une trace historique et de démocratiser l’accès des chefs-d’œuvres aux jeunes. Comment comprendre que l'homme qui envoie une lettre de mission humiliante à sa ministre de la Culture, en lui demandant des résultats sonnants et trébuchants soit celui qui impose la suppression de la publicité pour la télévision publique ? Ce que la gauche n'avait pas osé penser. Comment comprendre que celui qui préconise la gratuité pour les musées aux moins de 25 ans, soit celui qui pénalise le téléchargement ? Entre le libéralisme de l'homme et la fonction présidentielle, il y a un hiatus qui explique une politique faite de coups de tête. Cette apparente contradiction est en fait l'envers et l'endroit de la même médaille idéologique. Il est libéral quand il exige du rendement, comme si la culture était une entreprise, mais il est anticapitaliste quand il ose penser le Grand Paris, croit en la vertu démocratique de l'architecture, et rêve d'une nouvelle civilisation, selon la formule piratée à Egard Morin. Il est capable de citer Gramsci, et croit à la bataille des idées, ce qui sidère les oreilles de gauche. Oui, il est proche d'un révolutionnaire marxiste puisqu'il veut atteindre le capital et les capitalistes. Mais il est terriblement capitaliste quand il infiltre l'ensemble du système de communication et veut nommer lui même le patron de Radio France. Il est capitaliste quand il s'ennuie devant Jean-Luc Lagarce à la Comédie Française et le fait savoir, l'institution doit selon lui défendre le capital littéraire des classiques. Mais il a aussi une analyse libérale : "On ne devrait pas s'emmerder au théâtre", donc le théâtre de divertissement est la règle. Le capitalisme en matière de culture est aussi néfaste que le libéralisme et c'est là que sa trouvaille idéologique s'épuise dans les ambiguïtés. Deux ministres de la Culture en font les frais. La première est Christine Albanel, il l'humilie avec une lettre de mission qui recadre son action. Geste terrible qui inféode un ministère réputé autonome aux visées de l’Élysée (pour le sens) et de Matignon (pour la gestion). Dans le même temps, il tente de faire lire la lettre de Guy Môquet dans les tous les théâtres publics avant le spectacle et l'ingérence comme la récupération politique du procédé glacent tous les directeurs qui refusent. Christine Albanel semble pourtant pouvoir inventer en suivant son idéologie une politique culturelle libérale, elle a prouvé à Versailles qu'elle n'a pas peur du mélange des genres, du merchandising, du marketing. Mais très vite, elle est doublée par une institution nouvelle, le Conseil de la création qui est pour son ministère une deuxième humiliation.
Ce conseil est confié à Marin Karmitz qui est l'exemple même de la réussite culturelle privée. C'est un héritier qui a osé réinvestir sa fortune dans une entreprise audacieuse, une grande réussite à la française, et un motif d'orgueil pour le cinéma d'art en France. Il est la preuve que culture et entreprise peuvent cohabiter si on a de l'audace et le goût de la vérité. Le capitalisme culturel pour Sarkozy est d'ailleurs associé, non pas à l'argent mais à la culture savante et élitaire. Comme en témoigne cette citation de la lettre de mission : "Notre politique culturelle est la moins redistributive du monde, financée par l'argent de tous elle ne bénéficie qu'à un petit nombre". Il faut donc redistribuer l’énergie culturelle et le service public se doit d'en finir avec l'élitarisme, fût-il pour tous. Le Conseil de la création est censé assurer cette redistribution, laquelle est selon l'idée même du conseil assujettie aux paralysies administratives. En étant un ministre de la Culture bis, en semblant inféodé non pas à l'État mais au chef de l'État, en étant contraint par ses budgets d'assumer une certaine subjectivité, le Conseil de la création agit mais sans créer de ligne suffisamment claire pour marquer la politique culturelle de Sarkozy. Il s'épuise en étant un électron libre ou libéral face au grand capital symbolique des institutions françaises.

Son deuxième ministre porte un nom prestigieux. L'admiration de Nicolas Sarkozy pour Mitterrand est sincère et correspond aussi à cette ambivalence politique que la gauche aurait tort de considérer comme seulement opportuniste ou stratégique. Un Mitterrand ne peut pas être soupçonné de libéraliser la culture même si ses goûts personnels le rapprochent plus de la culture télévisuelle, du vedettariat, de la mode, du théâtre de divertissement que de la création, la recherche et la pensée. Frédéric Mitterrand propose alors lui aussi un concept ambigu si ce n'est pervers : "la culture pour chacun". Il répond au précieux "élitaire pour tous" d'Antoine Vitez, devenu formule paradigmatique de la politique culturelle. Le concept trop flou semble vouloir privatiser la culture, changer le citoyen en consommateur de sa propre culture, communautariser les arts, et préférer la culture de chacun et de personne à la culture de tous qui n'appartient à personne. Il faut donc démocratiser par le bas et non plus par le haut. Devant le tollé que provoque la formule, l'idée disparaît peu à peu de la communication de la rue de Valois. C'est pourtant le seul élément conceptuel avancé par le ministère qui par ailleurs navigue à vue et souvent à contre-courant de l’Élysée. Nombre de nominations sont défaites le jour même et beaucoup de limogeages sont annulés dans l'espace d'une journée. Entre temps, le président qui voulait voler les riches, non pas pour donner aux pauvres mais pour les forcer à investir, se retrouve en pleine crise à renflouer les banques qu'il devait forcer à jouer leur rôle de moteur économique. Et pour avoir voulu capitaliser le nom d'un président de gauche, il a vu les intérêts personnels et les querelles intimes faire office de politique culturelle.

C'est probablement sur le dossier du téléchargement que les complexités théoriques et les légitimités contraires sont les plus grandes. Il faut être fidèle à ses amis et à ses idées, cela ne va pas toujours ensemble quand on des amis producteurs de disque et que l'on veut démocratiser les œuvres d'art par la libre entreprise. Avec Hadopi, le libéral se fait liberticide. Sous couvert de protéger les artistes, c'est en fait une industrie qui cherche à mater la rébellion des consommateurs. Les "deux cents familles de la réaction" comme on disait avant-guerre pour désigner le capital et le patronat, ces deux cents familles de la production et de la médiation font face à une horde armée sans chef. La gauche, elle aussi, se prend les pieds dans le tapis entre les droits d'auteur qu'elle ne peut pas ne pas défendre et l’accès des jeunes à la culture qu'elle ne peut pas ne pas défendre, un système néolibéral de piratage est en train de réaliser le musée imaginaire de Malraux que la télévision n'a pas fait advenir, et une jeunesse internationale considère que toute la culture, savante ou populaire, devrait être accessible gratuitement et sans restriction. C'est la révolution culturelle du touche pas à mon Ipod. La réponse de la droite est coercitive et défend des intérêts privés, elle devrait être contre la capitalisation des objets culturels par les marchands d’accès et accompagner cette révolution. On parle avec cinq ans de retard de taxer les fournisseurs d’accès et de réinvestir la taxe sous forme de subvention à la création, comme on parle de taxer les flux financiers, et c'est Nicolas Sarkozy redevenu anticapitaliste qui en est le héraut. Entre temps, le printemps arabe a prouvé qu’Internet n’était pas qu'un système commercial mais une orientation de la civilisation que rien ne pourrait arrêter, et qu'il valait mieux apprendre à la connaître faute de pouvoir la contrôler. Le libéralisme anticapitaliste qui pourrait correspondre idéologiquement à Nicolas Sarkozy serait le téléchargement gratuit, la taxation des fournisseurs d’accès et le réinvestissement de cette manne. Mais les lobbies, les sphères d’influence, etc., accouchent d'une espèce de CNC du disque qu'il est difficile d'imaginer autrement que comme un cadeau fait au producteurs d'un média obsolète.

Une politique culturelle libérale anticapitaliste aurait dû favoriser la création, quitte à préférer les valeurs consensuelles à la recherche. Et pourtant, c'est le projet de maison de l'histoire qui est retenu pour incarner cette aventure qui se voulait civilisationelle. Le capital historique, mémoriel, hypercapitaliste, patrimonial, avec le risque de créer une histoire d'État, c'est-à-dire de capitaliser le destin de la nation 

 

- Ier épisode : "L'idéologue et le sarkozysme". 

- IIe épisode : "Mes rencontres avec Nicolas Sarkozy". 

* Prochain épisode : "Les maladies de la culture".