Le samedi 11 février, nonfiction.fr et la Fondation Jean-Jaurès organisaient une journée d'études sur l'idéologie du sarkozysme. Olivier Py, metteur en scène qui vient d'achever son mandat de directeur de l'Odéon-Théâtre de l'Europe   , y donnait son point de vue sur le sujet et son application dans le domaine de la culture. En voici la version écrite, que nous publions en quatre épisodes, à partir d'aujourd'hui. 

 

I- L'idéologue et le sarkozysme

A l'origine de ces lignes, une rencontre posant la question d'une possible "idéologie sarkozyste", qui pose à elle-seule deux autres questions : la première est de savoir si Nicolas Sarkozy est effectivement idéologique. Et je m'empresse de ne pas répondre, ou de donner une réponse ambiguë. Il l'est et il ne l'est pas. Le candidat à la présidentielle est très idéologique et le président beaucoup moins.

Mais la deuxième question est encore plus complexe et appelle une réponse encore moins univoque. Si le sarkozysme existe non pas en tant que politique, mais en tant qu'idéologie, Sarkozy est-il sarkozyste ? Je vais tenter de répondre bien que je ne sois pas politologue mais homme de théâtre. Ce qui veut dire que je fais plus de politique que les politologues et plus d'idéologie que les politiciens. Ma seule légitimité à m'exprimer tenant en réalité au fait que je suis simplement un citoyen. Et je remercie nonfiction et la Fondation Jean Jaurès, au-delà de moi-même, de ce témoignage du besoin que nous avons pour comprendre le monde de nous adresser à ceux qui ne s'autorisent pas à être spécialistes !

Le sarkozysme se résume en une formule assez simple. Le sarkozysme idéologique s’entend et non pas l'action, laquelle est liée à des paramètres très complexes et contradictoires. "La tragédie c'est simple, le drame c'est compliqué", dit-on au théâtre. L'idéologie est simple, l'action politique est complexe. Le sarkozysme est construit sur une idée fondamentale laquelle se décline, s'oublie, se contredit ou s'impose. Cette idée peut naître à l'endroit où le capitalisme et le libéralisme ne se recouvrent pas. Il y a un espace de jeu entre deux idées de droite mais qui n'ont pas la même histoire ni le même avenir. Dans ce jeu entre le libéralisme et le capitalisme peut fleurir une politique inédite dans la tradition de la droite. Je dirais que le sarkozysme est un anticapitalisme libéral. Le libéralisme comme ennemi du capitalisme est une vieille idée qui n'avait plus de voix. Elle apparaît comme absolument neuve alors qu'elle est une idéologie héritée de la droite catholique d'avant-guerre, de la droite qui déteste l'argent, les gens de gauche ne se souviennent même plus qu'elle a existé, qu'elle a éructé avec Maurras avec Bloy et bien d'autres, avant de se compromettre dans l'Action française. Cette idée semble irréfutable. Le capitalisme des banques, le capitalisme offshore, immobilier, celui des héritiers est en train d'asphyxier les forces vives du pays. La méritocratie est libérale et anticapitaliste. L'économie réelle doit être substitué à l'économie virtuelle, les riches ne peuvent pas avoir le monopole de l'enrichissement, le capital en un mot doit être réinvesti. Le libéralisme devient avec Nicolas Sarkozy une nouvelle idéologie après le christianisme et le marxisme qui lutte contre le capitalisme. On comprend comment à ce stade, au-delà de la stratégie personnelle, un gouvernement d'ouverture s'impose, comme une harangue contre les grands patrons et la récupération d'une adhésion populaire. Quand la droite disait encore : "votre classe sociale a droit à une dignité", (quand elle le disait !), Nicolas Sarkozy dit : "changez de classes sociales". Il y a le rêve d'une France de ré-industrialisation, d’emplois retrouvés, d’énergie financière, de responsabilité civile des banques et des possédants, l'État ne peut pas tout faire, que les capitalistes aident l'État et l'État les aidera. C'était bien sûr avant la crise. En fait c'était déjà la crise, la crise due à des équations folles qui commençait à terrifier la droite. La crise due à un changement d'influence au niveau planétaire et à une spéculation des intentions jamais connues.

Je ne sais pas si le libéralisme anticapitaliste aurait fonctionné. Le sarkozysme comme anticapitalisme libéral s'est inventé dans les couloirs de Sciences Po, pas seulement par des gens de droite, quelquefois contredit par la droite qui craint de déboussoler son électorat. La réussite électorale est pourtant incontestable. Cet anticapitalisme de droite ne peut pas être réactionnaire, il est nécessairement innovant. Épris de réformes, il devient visionnaire. Il se donne comme un avenir. Oui, Nicolas Sarkozy, étudiant, activiste, ministre et candidat est idéologique. Qu'on ne se trompe pas sur la posture imposture de l'homme intuitif, presque sincère, sincère parce qu'intuitif ; il pense, et il pense en idéologue, et il est pensé par tout ce courant obscur d'économistes et d'analystes qui croit que le libéralisme est une idée neuve dans un monde à la porte du tout virtuel. 

J'en viens à ma deuxième question : Nicolas Sarkozy est-il sarkozyste ? Pas toujours, et de moins en moins à mesure que le quinquennat avance. Je dirais même qu'il commence comme libéral et finit en capitaliste. Il finit en capitaliste comme président et redevient libéral comme candidat, il ressuscite dans son véritable corps, de fils d'immigré, de travailleur obsessionnel, de libéral qui aime les forts, le succès, l’argent, la célébrité etc. Car il est temps d'élargir la notion de libéralisme aux valeurs symboliques ou d’identifier le capitalisme au-delà de l'argent. Le non-renouvellement des politiques, c'est du capitalisme. Le vedettariat, c'est du capitalisme. L’immobilité des idées, c'est du capitalisme. La société fermée aux femmes, aux différences sexuelles, aux communautés urbaines, c'est du capitalisme. La culture patrimoniale, c'est du capitalisme. La France qui croit pouvoir être arrogante parce qu'elle a rédigé les droits de l'homme il y a deux siècles, c'est du capitalisme. L'anti-œcuménisme, c'est du capitalisme. Le refus du mariage homosexuel, c'est du capitalisme. La destruction progressive mais certaine de l'école de la République, c'est du capitalisme. La négation de la démocratisation culturelle, c'est du capitalisme. Ceux qui sont riches sont riches aussi en force de paroles, en médias et en symboles et ne sont pas prêts à redistribuer les outils de la parole et de l'identité à l’ensemble des citoyens. Clairement, la politique de Nicolas Sarkozy et la crise ont favorisé ceux qui possèdent l'argent, le savoir et le pouvoir. La méritocratie s'est arrêtée à la porte de l’Élysée et Nicolas Sarkozy a oublié le sarkozysme. Car le sarkozysme croyait en quelque chose, en un libéralisme libérateur ! Et nous entendrons encore ce rêve dans les jours qui viennent, même s'il apparaîtra un peu usé par les réalités du quinquennat.

Il y a aussi une situation de contradiction fondamentale entre les intérêts de l'État et le libéralisme, un gouvernement peut être très libéral, un Premier ministre en a le loisir, un chef d'État pas du tout. Un chef d'État n'est pas prêt à rogner les prérogatives de l'État. Ce qui produit un étrange paradoxe, un président hyper président et qui pourtant n'a pas l'air d'un président. Nicolas Sarkozy ressemble plutôt au début du quinquennat à un grand patron de l'entreprise France. Il croit pourtant répondre à cette bizarrerie de la constitution qui prévoit deux têtes à l’exécutif mais c'est au prix d'une catastrophe symbolique, la France est gouvernée mais elle n'est plus incarnée. Elle est incarnée par sa gouvernance, son action, son agitation diront certains, mais non plus dans sa pérennité, son héritage, sa force signifiante, son essence. Et très vite le libéral réformateur qui court à pieds-à cheval- à vélo sur tous les fronts revient à la capitalisation de la valeur symbolique, la France éternelle est plus chère au cœur des Français que la France de demain. Le chef d'État et le président ne peuvent pas être des libéraux, si Khadafi est un bon contrat sur le plan libéral, c'est un désastre sur le plan politique. L'homme Sarkozy se désunit du candidat idéologue dans ce qui passe pour une idéologie du pouvoir absolu et qui est plutôt une volonté de puissance, une illusion d'immortalité, un narcissisme agrandi par une vie privée heureuse. Non pas idéologique mais psychologique, l'affaiblissement de tous les ministères, de toutes les institutions semble servir la cause du moins d'État, mais en réalité correspond à la puissance du chef de l'État, un croyant, un croyant surtout en lui-même. La difficulté pour la gauche, c'est qu'en ayant changé radicalement l'idéologie de droite, Nicolas Sarkozy a privé l'opposition de bon nombre de ses bons vieux arguments. La droite n'est plus réactionnaire, ringarde, élitaire, avide etc., du moins elle veut le faire croire. Si je m'attarde sur ce changement idéologique, c'est pour permettre aussi à la gauche d'identifier pleinement son adversaire car ces idées présentées comme nouvelles ne sont ni absurdes ni illégitimes, ni tout à fait remises en cause par la crise. Ce sera l'enjeu de la campagne présidentielle...


* Prochain épisode : "Mes rencontres avec Nicolas Sarkozy".