Dans cet opuscule bien écrit mais peu convaincant, Paul Clavier tente de vous convaincre que vous ne devriez pas éradiquer le mal si vous aviez les pleins pouvoirs.

Le 12 janvier 2010, à 16h53 heure locale, Haïti était frappé par un tremblement de terre qui fit 230.000 morts, 300.000 blessés et plus d’un million de sans-abris. Si Dieu existe, et s’il est comme on le prétend bon et tout-puissant, comment expliquer qu’il ait laissé se produire un tel drame ? Ne faut-il pas plutôt conclure que Dieu est soit impuissant, soit mauvais, soit tout bonnement une pure fiction ? Cette question, qui n’a rien de neuf puisqu’on la retrouve déjà au IVe siècle de notre ère sous la plume de Lactance (qui l’attribue lui-même à Epicure), est ce que l’on appelle en théologie le problème du mal. Et c’est à ce problème qui paraît aussi immortel que l’hydre de Lerne   que s’attaque Paul Clavier dans cet opuscule.

Le propos de Clavier peut être divisé en deux parties : il s’agit dans un premier temps de montrer que la solution selon laquelle Dieu est impuissant est en fait une mauvaise solution, parce qu’elle ne fait rien pour absoudre Dieu, et contribue enfin à aggraver son cas, puis dans un second temps d’expliquer comment l’existence du mal (physique et moral) peut être compatible avec celle d’un Dieu bon et tout-puissant. À cela s’ajoute en annexe une correspondance intéressante entre Paul Clavier et un lecteur du journal La Vie, sur laquelle nous ne reviendrons cependant pas.  

 

"En voulant excuser Dieu, on l’accable davantage"

Paul Clavier ouvre donc son opuscule sur l’affirmation selon laquelle il n’existe qu’une seule objection vraiment sérieuse à l’existence de Dieu : le mal. À l’appui de cette affirmation, il expédie rapidement les autres objections possibles à grands renforts de contre-arguments rapides et possiblement contradictoires   – mais on l’excusera de presser ainsi le pas, car c’est pour mieux entrer dans le vif du sujet, arriver à "l’objection qui tue", c’est-à-dire : l’énigme du mal. Pour citer un passage particulièrement bien écrit :

"il y a un os sur lequel les philosophes se casseront toujours les dents : c’est l’énigme du mal. Vous aurez beau vous convaincre qu’il y a un grand horloger derrière toute la mécanique relativiste ou quantique, il y a un moment où ça coince. Et ce moment, c’est quand l’horloge se grippe et que ses rouages se mettent à broyer des vies humaines. Par milliards. C’est quand, justement, le monde cesse d’être compréhensible. C’est quand l’horloge détraquée sonne l’heure de l’incompréhension, de la haine, des catastrophes. L’heure des cris. L’heure du crime contre l’humanité. L’heure des ténèbres. L’heure où on s’écrie : "Que fait Dieu ?" comme on s’écrierait : "Que fait la police ?" ou : "Pourquoi les secours n’arrivent pas ?" L’heure où l’on se dit que Dieu, s’il existe, a abandonné le monde. Qu’il a mal fait son boulot. Qu’il aurait mieux fait de s’abstenir. Qu’il aurait mieux valu, pour tout le monde, qu’il n’ait jamais existé. L’heure où Dieu passe un mauvais quart d’heure, où il va devoir payer pour tous les condamnés qu’il a laissés sur le bord de la route ensanglantée de sa divine création. Le long quart d’heure où les courtisans réalisent que le tapis qui mène au Trône de Dieu est teint du sang de ses créatures. Quand je dis : "Il y a un os", je devrais dire "des squelettes et des crânes entassés par milliards". De quoi faire trembler Jupiter lui-même."  

Autrement, cela semble mal parti pour Dieu : "un Dieu supposé bon et tout-puissant est-il compatible avec l’existence du mal ? Et là, il semble bien que non."   En conséquence : "ou bien Dieu est cruel, ou bien il n’est pas maître de sa création".  

Etant donné que la présence du bien dans le monde réfute l’hypothèse d’un Dieu cruel   , la solution qui paraît alors la plus acceptable (une fois que, comme Clavier, on a décrété que l’option matérialiste "ne convainc plus grand monde"   ) est celle qui consiste à faire de Dieu un impuissant, plutôt qu’un despote sadique. Paul Clavier cite ainsi Hans Jonas : "Sa bonté doit être compatible avec l’existence du mal, et elle ne l’est s’il n’est pas tout-puissant". Mais Clavier ne veut pas d’une telle solution : elle a, pour le citer, "quelque chose de louche".   En effet, d’abord, elle a quelque chose d’un peu ridicule :

"Le poids des souffrances accumulées, la répétition des horreurs amplifiées par le progrès technique (ou peut-être seulement mieux connues) ont débordé le service d’ordre divin. Il n’est plus capable de maîtriser les foules sanguinaires. Et quand il envoie ouragans, déluges ou tremblement de terre, il se trompe de coupables et punit, en majorité, des pauvres, des petits, qui perdront le peu qu’il leur restait. On croirait presque Dieu atteint d’Alzheimer : il ne reconnaît même plus ses bons enfants. Dieu malade de Parkinson qui ne peut même plus contrôler ses mouvements. Tremblement de Jupiter."  

Mais surtout, elle n’absout pas Dieu, qui reste responsable du mal :

"si Dieu n’est pas en mesure de répondre à nos plaintes au sujet du mal, alors il faudra l’inculper, non plus cette fois pour complicité de crime contre l’humanité, mais pour publicité mensongère et abus de confiance. Si Dieu a lancé le processus de la création, et que la création s’est emballée et s’est retournée contre ses intentions, il n’en demeure pas moins responsable. Il a joué les apprentis sorciers. S’il n’était pas certain de demeurer le maître, il n’avait pas moralement le droit d’enclencher la machine devenue infernale. Peut-être a-t-il manqué de visibilité à long terme ? Raison de plus pour s’abstenir, il n’y avait personne pour lui demander quoi que ce soit. Il a tout inventé, donc il est responsable de tout."  

Et c’est ainsi qu’il faut selon Clavier rejeter cette solution : en déclarant Dieu impuissant, "Vous ne consolez personne. Vous pensez excuser Dieu, mais vous aggravez son cas : la création est un plan foireux, et Dieu n’est qu’un apprenti-sorcier qui aurait mieux fait de s’abstenir. Enfin, vous interdisez toute espérance véritable."  

On peut néanmoins se demander s’il s’agit là de bonnes raisons de rejeter la possibilité d’un Dieu impuissant, car il ne s’agit pas de raisons théoriques mais pratiques. D’accord, tout le monde serait triste et Dieu serait responsable de tout si on lui retirait la toute-puissance – so what? Cela montre juste que cette hypothèse n’est pas souhaitable, pas qu’elle est fausse : passer de l’un à l’autre relèverait du pur et simple wishful thinking.

On pourrait dire que la raison théorique est que la bonté de Dieu entre en contradiction avec le fait d’être responsable du mal. Mais c’est loin d’être chose nécessaire. La bonté ne dépend pas tant de ce qu’on fait que de nos dispositions et de nos motifs : l’enfer est pavé de bonnes intentions. Il suffit de modifier légèrement l’expérience de pensée de Clavier en supposant que Dieu était persuadé que tout se passerait bien. Dans un tel cas, Dieu est certes responsable du mal, mais cela ne contredit pas sa bonté : après tout, le fait que Jar-Jar Binks ait joué un rôle déterminant dans l’accession au pouvoir de l’empereur Palpatine n’en fait pas quelqu’un de mauvais.

Autrement dit, Clavier ne nous donne aucune raison sérieuse de penser que l’hypothèse du Dieu impuissant est théoriquement intenable – elle reste donc meilleure que celle du Dieu bon et tout-puissant, qui semble impliquer contradiction dès lors que le mal entre dans l’équation. Mais c’est sans compter que Clavier pense avoir une solution pour concilier le mal et l’existence d’un Dieu tout-puissant et bienveillant.

 

Bruce tout-puissant

Il est donc temps pour nous d’aborder le deuxième point de l’ouvrage : la proposition d’une solution au problème du mal. Les prémisses de ce projet se laissaient déjà apercevoir dans la première partie de l’ouvrage, quand Clavier prenait quelque page pour discuter du caractère contradictoire et incohérent des reproches fait à Dieu par Ivan Karamazov (pensant peut-être bizarrement trouver un dialogue représentant fidèlement les positions athées dans un roman dont le but avoué est l’apologie de la religion)   . Mais les choses sérieuses commencent lorsque Clavier passe des Frères Karamazov (de Dostoïevski) à… Bruce Tout-Puissant (avec Jim Carrey)

Dans Bruce Tout-Puissant, Dieu donne à Bruce les pleins pouvoirs dans l’espoir qu’il comprenne que gérer ce grand bordel qu’est le monde n’est pas chose aisée. De la même façon, Paul Clavier nous propose "d’entrer dans un simulateur de toute-puissance. Histoire de nous poser la bonne question : si nous avions les pleins pouvoirs comment en userions-nous ? Ferions-nous bien d’éradiquer instantanément toute forme de mal ?"   .

Pour ce qui est du mal moral (c’est-à-dire du mal causé par les hommes), l’argument de Clavier est somme-toute classique, et consiste à pointer du doigt le fait que prévenir systématiquement le mal moral nous priverait de notre liberté :

"Admettons donc que vous soyez en mesure d’empêcher une mauvaise action de se produire, en neutralisant l’acte ou en mettant hors jeu l’agent. Et supposons que, bien décidé à en finir avec la criante injustice que représente la souffrance de milliards de créatures innocente, vous interveniez en vous interposant systématiquement entre le bourreau et la victime. Que s’ensuivra-t-il ?

L’éradication directe du mal moral par recours à la toute-puissance a un coût assez élevé : ce n’est ni plus ni moins le renoncement total à la liberté et à la responsabilité morale  

Bien évidemment, cette solution ne fonctionne pas pour la prévention du mal naturel (celui qui n’est pas le produit d’activités humaines). Pour le coup, Clavier tente quelque chose de plus osé : la présence du mal naturel est nécessaire pour nous donner l’occasion d’être bons (ou mauvais). En effet, Clavier suppose qu’annuler le mal naturel suppose de nous rendre invincibles et indestructibles. D’où :

"en éradiquant, le mal naturel, vous avez du même coup supprimé une grande partie de la responsabilité morale envers autrui. Car à tout mauvais traitement, je pourrais répondre, comme les enfants : "Même pas mal !". Aucune agression, aucune violence, aucune tentative d’assassinat, n’auraient pas la moindre prise sur moi"

Ce qui nous mène à la conclusion suivante : le mal est nécessaire pour sauvegarder notre responsabilité et cela en vaut le prix. Si Dieu conserve le mal dans le monde, c’est justement parce qu’il est bienveillant.  

 

Notre monde : le meilleur des mondes possibles ?

Il y a beaucoup à dire, et surtout beaucoup à redire sur les arguments de Clavier. Néanmoins, comme ce n’est pas l’endroit ici pour une critique détaillée, je voudrais me concentrer sur deux points particulièrement dérangeants.

Le premier est la conception extrêmement pauvre que se fait Clavier de la responsabilité morale et de la liberté humaine. Son argument contre la prévention du mal moral suppose que, si on m’arrête à chaque fois que je tente de faire du mal, alors je n’ai plus aucune responsabilité morale. Or, il n’y a rien de plus faux. Tout d’abord, ce raisonnement met de côté la distinction fondamentale entre liberté d’action (avoir la possibilité de faire ce que l’on désire) et liberté de la volonté (avoir la liberté de choisir entre le bien et le mal). Si un Dieu nous arrêtait à chaque fois que nous essayons de faire du mal, cela ne limiterait que notre liberté d’action, et pas celle de notre volonté. La part la plus importante et la plus humaine de notre liberté resterait donc intacte.   ) Même si, comme Clavier, on ignore cette distinction, on voit mal comment le fait d’être empêché à chaque fois que nous essayons de faire du mal pourrait supprimer toute notre responsabilité. Le raisonnement sous-jacent semble être que la responsabilité implique le fait d’avoir le choix de faire autrement, ce qui supposerait que, pour être responsable du bien, il faudrait pouvoir avoir le choix entre le bien et le mal, ce qui serait impossible dans un monde où le mal moral est systématiquement prévenu. Mais ce raisonnement est triplement douteux. Premièrement, le fait que tout acte mauvais se voit systématiquement contré n’annule pas la possibilité du choix : on peut toujours choisir d’essayer. Il y a donc toujours choix entre faire le bien et essayer de faire le mal (ce qui est déjà un choix et une action mauvaise). Deuxièmement, Clavier fait comme s’il n’existait que des actes bons et des actes mauvais. Mais c’est faux. Il existe des actes moralement neutres.   Ainsi, même s’il nous était impossible de choisir le mal, il nous resterait toujours la possibilité de choisir entre des actes positifs et des actes neutres (voire entre plusieurs actes positifs), et donc le choix existerait encore.   Troisièmement, l’idée selon laquelle la possibilité de choisir est indispensable à la responsabilité morale est loin d’être si évidente que Clavier voudrait le croire, et même une position plutôt minoritaire dans le champ philosophique actuel.

Pour toutes ces raisons, la possibilité que Dieu intervienne pour prévenir le mal moral ne semble pas une si mauvaise idée : elle conserverait toute la liberté de notre volonté (et donc la possibilité d’être un sale type) et ne limiterait qu’une portion de notre liberté d’action que nous cherchons déjà à limiter à grands renforts de forces de l’ordre. Mais, va nous répondre Clavier, votre liberté de faire le bien ne vous servira à rien : vous ne pourrez jamais faire de bien, car le faire le bien, c’est prévenir le mal, et prévenir le mal naturel suppose que vous soyez invincible et imperméable à tout mal. À cela, il est facile de répondre tout d’abord qu’il existe des façons de faire le bien qui ne consistent pas à prévenir le mal (comme faire un cadeau) et surtout qu’il existe d’autres façons de prévenir le mal naturel que de rendre tout le monde invincible. Dieu pourrait décider au cas par cas et ne prévenir une maladie / un tsunami / un piano à queue en pleine chute que lorsqu’il sait que personne n’est en mesure et ne tente de sauver les victimes (en les sauvant à la dernière minute). Ainsi, on prévient le mal naturel tout en laissant aux gens la possibilité d’aider leurs proches (fastoche !).

À cela, Paul Clavier répondrait peut-être que, puisque nous savons que Dieu sauvera forcément la personne en danger, nous ne prendrons plus jamais la peine de nous bouger pour tenter de les sauver. Mais alors, il suffit de ne pas toujours les sauver et de laisser une victime périr de temps en temps – c’est terrible, certes, mais ce sera toujours mieux que de toutes les laisser mourir.

Et c’est là que nous parvenons au deuxième point aveugle de la défense de Paul Clavier : l’injustice qui consiste à se donner le droit d’user de certains arguments tout en les interdisant à son objecteur. Commençons par constater que la défense de Clavier (le mal peut être toléré pour préserver une certaine quantité de responsabilité morale) repose sur des principes moraux pour le moins originaux que l’on pourrait qualifier de "bi-conséquentialistes" : il y a une chose à maximiser, la responsabilité morale, et une chose à minimiser, la souffrance humaine. Ce conséquentialisme (tacite) a pour conséquence qu’il peut être bon (ou acceptable) de causer le mal (ou de le laisser se produire) dès lors que cela permet de maximiser la responsabilité humaine. Néanmoins, il a aussi pour conséquence (logique) que, si Dieu avait la possibilité de diminuer significativement nos souffrances sans diminuer significativement notre liberté et qu’il ne l’a pas fait, alors il n’a aucune justification. Rendre l’existence de Dieu compatible avec la présence du mal dans notre monde requiert alors de montrer qu’il était impossible à Dieu de diminuer la souffrance (même un tant soit peu) sans porter gravement atteinte à notre liberté. Le pouvait-il ? Telle est la question cruciale !

Or, c’est loin d’être la question que traite ici Clavier. Ce qu’il montre (ou croit montrer), c’est que l’éradication totale du mal ne peut se faire sans porter atteinte à notre responsabilité. Or, cela ne montre aucunement que Dieu n’aurait pas pu diminuer le mal sans pour autant l’éradiquer totalement. Entre laisser les choses comme elles sont, et supprimer tout le mal, il y a un océan de possibilités laissées inexplorées par Clavier. Par exemple, Dieu n’aurait-il pas pu prévenir l’explosion du Krakatoa à peu de frais ? On voit mal comment une telle intervention aurait limité la responsabilité… d’un volcan ? Quant à l’idée selon laquelle les catastrophes naturelles sont nécessaires pour nous donner l’occasion d’aider autrui, on voit mal comment elle s’applique au plus de 30.000 victimes tuées sur le coup, dont le sort n’a jamais fourni à qui que ce soit l’occasion de les aider. Plus généralement, si Dieu laissait se produire (et donc, ultimement, déclenchait) les catatrophes naturelles pour nous donner une occasion d’aider autrui, on devrait s’attendre à ce que celles-ci (i) se produisent plus souvent dans les pays ayant les ressources pour venir en aide aux victimes et (ii) évitent de tuer les victimes sur le coup (sans quoi on voit mal en quoi elles fourniraient une occasion d’aider ces victimes). Problème : beaucoup de catastrophes ne remplissent pas ces divins critères. De la même façon, Dieu semble donner beaucoup trop de valeurs à la responsabilité humaine et pas assez à la vie quand on considère le fait qu’empêcher à une occasion une bombe humaine de se faire sauter pourrait sauver un nombre considérable de vies.   Au final, il est facile d’imaginer un monde dans lequel il y aurait beaucoup moins de souffrance que le nôtre mais toujours de la responsabilité : ce serait un monde comme le nôtre, avec des gens qui ont des bobos, des gens qui souffrent, des gens qui meurent, mais dans lequel Dieu prendrait soin d’éviter les drames qui ne bénéficient à personne, parce que personne n’aurait pu y trouver l’occasion de bien se comporter (comme un avion qui explose en plein vol, des gens engloutis en quelques secondes par un tremblement de terre, etc.) Or, le fait que Dieu aurait pu mieux faire (tout en conservant la même quantité de responsabilité) relance précisément le problème du mal.

Pourquoi Clavier ne se confronte-t-il pas à cette objection (l’objection sérieuse) ? Tout simplement parce qu’il s’arroge le droit d’argumenter de façon conséquentialiste en faveur de Dieu en niant à ses adversaires le droit d’utiliser les mêmes arguments. Et voilà par quel tour de passe-passe :

"Au nom de quoi empêcherions-nous tel meurtre et pas tel autre ? Au nom de quoi protégerions-nous telle victime et pas telle autre ? Pour être juste, notre intervention toute-puissante ne devrait-elle pas être systématique ? Si nous avions réduit, par recours à la toute-puissance dissuasive, de 95% les génocides, viols, tortures, trahisons, etc., les 5% restants seraient-ils moins scandaleux ? moins horribles ? plus tolérables ? Soyons sérieux : si c’est une bonne chose, voire une obligation, d’empêcher le méchant de passer à l’acte et qu’on soit en mesure de le faire, alors cette prévention du mal moral doit être universelle."  

Effectivement : soyons sérieux, et gardons-nous des tours de manches. Cette déclaration est très problématique : tout d’abord, elle revient pour Clavier, à rejeter le mode de raisonnement conséquentialiste qui lui a servi à défendre l’idée que Dieu pouvait laisser faire le mal dès lors que cela était justifié par la nécessité de sauvegarder la responsabilité humaine. En effet, il refuse d’envisager l’idée selon laquelle on pourrait garder une quantité minimale de mal parce que cela serait justifié par la nécessité de sauvegarder la responsabilité – alors qu’il vient juste de défendre l’idée selon laquelle Dieu avait le droit de laisser le mal se produire si cela était justifié par la nécessité de sauvegarder la responsabilité. Aïe !

Mais il y a pire, ce que suggère aussi Clavier, c’est qu’il serait suprêmement immoral de choisir qui mérite d’être sauvé et qui ne le mérite pas, c’est-à-dire de choisir des victimes qui seront sacrifiée pour le plus grand bien. Mais c’est pourtant exactement ce que fait le Dieu défendu par Clavier : il choisit de laisser mourir une partie de l’humanité pour que les autres puissent jouir de leur responsabilité. Il choisit de laisser mourir les victimes pour que les auteurs puissent exercer leur liberté. Il choisit de sacrifier les populations en proie aux catastrophes naturelles pour que celle qui sont à l’abri puisse avoir l’occasion de se montrer bon. Il choisit. (On pourrait objecter qu’il ne choisit pas et qu’il laisse faire – mais comme l’a si bien dit Clavier, Dieu ne laisse pas arriver les catastrophes naturelles : en tant que Créateur, il en est l’auteur.   )

Enfin, l’une des questions rhétoriques de Clavier a une réponse simple. "Au nom de quoi", nous demande-t-il, "protégerions-nous telle victime et pas telle autre ?" Mais voyons, Clavier nous a déjà donné les critères : selon son argumentaire, il convient de protéger en priorité les victimes dont la mort (ou tout autre sort) permettrait le moins aux autres de maximiser leur responsabilité. Quand on endosse (peut-être sans se l'avouer) des principes conséquentialistes, il faut les tenir jusqu’au bout.

Autrement dit, soit Clavier opte pour défendre Dieu sur la base du conséquentialisme (selon lequel il est justifié de choisir et de sacrifier des personnes pour le bien de tous), et dans ce cas, il doit affronter l’argument selon lequel le monde aurait pu être meilleur selon les critères de maximisation, soit il choisit de défendre la ligne selon laquelle il est absolument immoral de choisir qui l’on sacrifie pour le plus grand bien, et il doit renoncer à justifier Dieu sur la base de considérations conséquentialistes. À vouloir s’attribuer le droit de raisonner de façon conséquentialiste en le déniant à ses interlocuteurs, il tombe dans des contradictions qui rendent ses arguments peu convaincants.

 

"Tout ça, pour dire quoi ?"

Au final, l’opuscule de Paul Clavier est un ouvrage bien écrit, drôle et stimulant et qui, malgré de rares passages à vides   , stimule l’intellect. Néanmoins, pour les raisons décrites ci-dessus, il échoue à résoudre de façon convaincante le problème du mal, se perdant parfois dans une rhétorique fleurie et flamboyante au détriment de la cohérence des arguments. Mais après tout, si le problème du mal survit depuis si longtemps, c’est probablement qu’il ne peut être résolu si facilement
 

À lire sur internet :

*L'article de Paul Clavier paru dans Klesis n°17, "Les théodicées, entre mauvaises excuses et fin de non-recevoir", reprend la plupart des arguments de la première partie.

*L'Enigme du Mal est dédiée à Richard Swinburne, dont Paul Clavier a traduit en français Y a-t-il un Dieu ?, et dont une recension peut être trouvée sur nonfiction.