Le plaidoyer d’un économiste hétérodoxe pour une démondialisation ordonnée, qui force la gauche à s’interroger sur les stratégies et les objectifs d’une rupture avec le néolibéralisme.

Une autre critique de La démondialisation a été publiée sur nonfiction.fr ici.

 

Le mot de "démondialisation" a fait irruption dans le débat public français, notamment en raison de sa revendication par Arnaud Montebourg, candidat aux primaires organisées par le Parti socialiste. Mais son emploi de l’extrême-droite à l’extrême-gauche pose la question de la nature du projet associé à ce "mot-obus", selon l’expression utilisée par certains promoteurs de la "décroissance", autre label à la force polémique intacte. D’où l’intérêt de la contribution de Jacques Sapir, chercheur à l’EHESS et auteur de travaux sur l’économie russe et les théories économiques hétérodoxes. Au sein du débat qui anime la gauche de la gauche, il est l’un des principaux contradicteurs des économistes d’Attac. Plus que Frédéric Lordon, autre défenseur (talentueux) de la démondialisation avec qui la discussion est restée possible, Sapir incarne pour ces derniers une gauche souverainiste, de "repli national", dont la stratégie et l’argumentation reflètent un projet de société discutable.

Dès l’introduction, Sapir définit la mondialisation comme la combinaison de deux processus qu’il étudie distinctement pour la clarté du propos : la globalisation marchande et la globalisation financière. Dans les deux cas, son argumentation vise à convaincre que leurs dynamiques respectives sont essoufflées. Plutôt que de subir une démondialisation anarchique propice à l’expression brute des rapports de forces, l’auteur nous invite au contraire à l’ordonner politiquement, afin de préserver les éléments progressistes de nos modèles sociaux.

 

Critique de la globalisation marchande

Dans la première partie de l’ouvrage, Sapir s’emploie non seulement à relativiser le "bilan positif" attribué à l’essor du commerce international, mais aussi à démontrer que ce dernier n’a profité qu’à une minorité de privilégiés, tout en "[accélérant brutalement] la transformation de l’ensemble de notre cadre de vie en marchandise"   .

Tout d’abord, l’auteur remet en cause le lien trop rapide établi dans les années 1990 entre le développement du libre-échange et les bons chiffres de la croissance. D’un côté, l’ampleur de ce développement est à nuancer, dans la mesure où deux phénomènes ont "biaisé" les calculs : la fin de l’URSS (et la comptabilisation en commerce "international" d’un commerce jusque-là "intérieur") et l’augmentation des prix des matières premières (alors que les produits sont comptabilisés en prix courants). D’un autre côté, Sapir mobilise de nombreux travaux pointant que "l’ouverture économique" n’est qu’un facteur de croissance parmi d’autres, et qu’un usage intelligent du protectionnisme figure souvent dans la palette stratégique des Etats "développeurs". Les supposés bénéfices de la globalisation marchande doivent par ailleurs être relativisés par l’existence de coûts cachés (transfert et accumulation de déchets, appauvrissement des sols au détriment des agricultures vivrières…), et par le fait, illustré par plusieurs exemples, qu’une hausse comptable du taux de croissance ne constitue pas un indicateur très fiable de la richesse réelle d’une nation.

S’attaquant de front à l’orthodoxie " libre-échangiste", l’auteur remet en cause son credo selon lequel les nations (et leurs populations) auraient toujours intérêt à la spécialisation productive et à la fin des barrières tarifaires ou non-tarifaires. Sapir conteste en effet la pertinence des modèles économétriques utilisés par l’OMC pour légitimer son agenda d’ouverture commerciale, en pointant leur fragilité méthodologique et en s’appuyant sur d’autres études, indiquant par exemple que les pays en voie de développement "pourraient bien être des perdants nets d’une libéralisation des échanges agricoles"   . Au total, et y compris avec les chiffres obtenus par les modèles traditionnels, les gains de la libéralisation se révéleraient en fait très faibles comparés au PIB mondial, et qui plus est répartis sur un petit nombre de pays, sans que soient pris en compte les effets négatifs produits par le bouleversement des secteurs traditionnels.

En réalité, affirme Jacques Sapir, "c’est bien dans les classes supérieures des pays riches – et de certains pays en développement – qu’il nous faut alors chercher les bénéficiaires de cette globalisation"   . Car si la globalisation marchande peut en partie être imputée aux stratégies de développement des grandes firmes occidentales, son développement relève aussi d’une cause plus directement politique, à savoir la "contre-révolution sociale" menée par les classes dirigeantes et possédantes à la fin des années 1970, devant les menaces que l’inflation et les conquêtes sociales faisaient planer sur les profits. A travers une analyse originale du partage de la valeur ajoutée et des gains de productivité, l’auteur insiste donc sur la montée des inégalités en défaveur des salariés ordinaires, concomitante de la période de grande déréglementation des années 80-90. Se focalisant sur le cas français, il affirme en outre que les gouvernements socialistes furent les principaux auteurs des grands choix responsables d’un "mouvement de déflation salariale", ayant frappé "en particulier les salariés occupant des postes à faible qualification"   . Trois phases de ce mouvement sont distinguées, à savoir 1) le tournant de la rigueur défendu par Delors en 1982-1983 ; 2) la stagnation salariale et le chômage de masse favorisés par la politique du franc fort et la perspective de la monnaie unique ; et 3) depuis la fin des années 1990, les effets de la concurrence des pays "à faibles coûts salariaux".

Sur ce dernier point, Sapir impute au libre-échange la moitié au moins du taux de chômage français. Même si son souci de prendre en compte l’intégralité des coûts directs et indirects convainc, les calculs un peu "à la louche" mériteraient d’être détaillés en annexe, pour le lecteur non spécialiste qui aurait des doutes…

Au niveau international, l’économiste démontre en tout cas à quel point la concurrence des nouveaux pays industrialisés (NPI) est redoutable, et n’épargnera pas forcément les secteurs les plus innovants. En effet, alors que dans certaines branches les niveaux de productivité des NPI se rapprochent de ceux des pays riches, la faiblesse persistante de leurs coûts salariaux leur confère un avantage compétitif indéniable. Ce mécanisme se vérifie à l’intérieur même de l’UE à 27, amenant l’auteur à conclure que " l’Europe n’a ni protégé les salariés des pays occidentaux, ni apporté une convergence sociale rapide pour les salariés des nouveaux entrants"   .

 

L’impasse de la globalisation financière

Cela dit, c’est bien le second processus étudié par Jacques Sapir, la globalisation financière, qui a permis une telle mise en concurrence des salariés. En ce sens, elle est "un acte fondateur de la globalisation en général, [et contribue] à lui donner ses traits spécifiques"   .

L’auteur revient pour commencer sur ce qu’a vraiment été le cadre de "Bretton Woods", que les plumes progressistes invoquent régulièrement pour remédier aux désordres monétaires et financiers actuels. Sapir rappelle en particulier la nature des positions de Keynes lors des négociations de ces fameux accords. Tirant les leçons de la crise de 1929, l’économiste britannique défendait l’existence d’une monnaie spécifique (le bancor) pour les règlements internationaux, qui devait permettre d’éviter les crises de liquidité si dévastatrices pour les économies. Dans ce nouveau cadre, les excédents commerciaux seraient tout autant pénalisés que les déficits, afin de "décourager les politiques de prédation sur le commerce international"   . Enfin, Keynes soutenait la possibilité pour les Etats d’user de mesures protectionnistes si nécessaire, et plus généralement de conserver une autonomie dans la définition de leur politique économique. La préservation de cette souveraineté avait pour conditions la stabilisation des taux de change et du cours des matières premières, et donc un contrôle des mouvements de capitaux. Passionnante, la lecture de ces passages révèle un Sapir admiratif autant de la qualité des propositions de Keynes que du courage (y compris physique) dont ce dernier fit preuve pour les défendre.

Les accords finaux de Bretton Woods aboutirent cependant à un système bien différent de ses préconisations et de leur cohérence. Il était certes basé sur la fixité des taux de change, mais aussi sur la convertibilité en or du dollar, devenu la véritable monnaie de référence. Seule la brève parenthèse de l’Union européenne des paiements dans les années 1950 se rapprocha davantage des idées keynésiennes, et fut d’ailleurs le cadre d’une dynamique de prospérité. Miné par des contradictions endogènes et un conflit franco-américain, le système de Bretton Woods finit quant à lui par se décomposer peu à peu, jusqu’à la fin de la parité or-dollar (1971) et le passage à des taux de change flottants, déterminés par le marché (1973). Or, c’est "grâce" à cette décomposition, et bien sûr à la déréglementation financière qui s’ensuivit, que naquirent la "finance de marché" et ses produits de plus en plus complexes, dont on connaît le funeste destin.

Après avoir posé ces repères, Sapir consacre un chapitre à la question de la réglementation "prudentielle" de la globalisation financière, qu’il oppose à une réglementation "extérieure" aux marchés. La première serait en fait vouée à l’échec. Si l’histoire des crises financières ne suffisait pas à s’en convaincre, de nombreux travaux académiques en attesteraient, comme ceux qui montrent que même dans un marché dit "parfait", la contagion d’un choc financier peut se produire. Plus fondamentalement, c’est le principe même de la réglementation prudentielle qui pose problème. En effet, celle-ci suppose "un comportement unique de la part des agents face à des incitations et des contraintes", négligeant ainsi les "connaissances accumulées depuis maintenant une trentaine d’années dans le domaine de la psychologie expérimentale"   . En conséquence, nous dit Sapir, il faut admettre que l’instabilité des marchés leur est consubstantielle, ce qui exige d’organiser leur segmentation et de limiter les possibilités d’innovation financière. Autrement dit, "réduire l’incertitude par la réduction du nombre de configurations susceptibles d’être appliquées"   . Or, ce qui est impossible dans le cadre de la globalisation financière nourrit les déséquilibres mondiaux actuels. En effet, les pays émergents frappés de plein fouet par la crise financière de 1997-1999, ont décidé de se protéger des soubresauts des marchés en accumulant des réserves de change. D’où une stratégie exportatrice délaissant la demande intérieure, qui joue en défaveur des vieux pays industrialisés.

Si la globalisation financière est une impasse, c’est donc en raison de l’absence de réglementation extérieure aux marchés, mais aussi parce que le "système d’étalon-dollar" est en crise. La confiance envers la monnaie états-unienne s’érode, laissant planer une lourde incertitude sur l’ensemble des économies : en effet, "il n’y a pas de solutions de rechange"   à une hégémonie déclinante. En cas de crise, il faut donc s’attendre à une très forte instabilité des taux de change des principales monnaies, voire des cours des matières premières. Ce qui aboutirait à "une anarchie mettant en péril les relations économiques internationales", à moins qu’une stratégie de déglobalisation limite les dégâts, en instituant "des ensembles monétaires régionaux"   . Mais pas sur le modèle de l’euro.

 

Contre l’euro tel qu’il fonctionne, créer le "rapport de forces"

Jacques Sapir se livre en effet à une critique sévère de la monnaie unique, qui explique la mauvaise réception de ses thèses par la gauche sociale-démocrate et toute une partie du mouvement altermondialiste. Pour lui, la crise de l’euro est structurelle. Celle-ci n’est en effet que révélée par la rupture du compromis fondateur entre l’Allemagne et les pays méditerranéens : la première avait accès aux marchés des seconds sans crainte de dévaluation compétitive (c’est toujours le cas), alors que ces derniers voyaient leurs taux d’intérêt "accrochés" à ceux de l’Allemagne (ce n’est plus vrai). Dès sa naissance, donc, l’euro posait des problèmes de fond. Si Sapir reconnaît les mérites d’une monnaie unique, il souligne aussitôt que certaines conditions sont requises, absentes de la zone euro : notamment "une mobilité parfaite du travail" et "une politique budgétaire active"   . En fait, il aurait été fondamentalement illusoire de vouloir appliquer une politique monétaire identique à des systèmes socioéconomiques singuliers, dont les caractéristiques ont été forgées par un long processus historique, expliquant en particulier des taux d’inflation "structurels" différents. Vouloir les faire cohabiter, affirme l’auteur, c’est soit "déprimer l’activité dans certains de ces pays", soit "provoquer au sein de cette zone des déséquilibres importants qui iront jusqu’à son éclatement"   . Au bout du compte, conclut Sapir, non seulement l’euro ne protège plus de la globalisation financière, mais ses règles interdisent en outre une solution nationale au problème de la dette   .

Par conséquent, trois ensembles de mesures sont présentées pour sortir de la crise" par le haut" : 1) un protectionnisme fondé sur des taxes à l’extérieur, et des "montants compensatoires sociaux et écologiques" à l’intérieur de l’UE ; 2) le passage à une monnaie "commune", c’est-à-dire complémentaire aux monnaies nationales pour les transactions internationales, mais les laissant s’ajuster à l’intérieur de l’espace régional, et conditionnée par un strict contrôle des capitaux ; 3) la réécriture des directives actuelles sur la concurrence et les services publics, afin de permettre une politique industrielle et un "pôle public du crédit".

Sapir justifie alors des actions unilatérales pour promouvoir cet agenda, dont il est vain d’attendre la concrétisation au niveau des 27 pays membres. "Un groupe plus réduit de pays […] convaincus de la détermination de la France"   fera l’affaire. Et au lieu d’opposer le "cavalier seul" à la coopération, l’auteur souligne que c’est en articulant action unilatérale et action concertée que le contexte communautaire changera enfin. Il faut être prêt, nous dit-il, à utiliser toutes les possibilités de la Constitution pour contrevenir aux dispositions les plus néfastes des traités européens (comme l’interdiction aux banques centrales de financer les déficits ou la libre circulation des capitaux). Devant une telle stratégie, l’Allemagne serait piégée, car contrainte de choisir entre négocier sur notre terrain ou faire éclater la zone euro. Le message, au fond, est que la France se serve enfin de son poids politique et du contexte de crise pour réorienter les politiques européennes.

 

Le rapport de la démondialisation au néolibéralisme et à la question écologique

Comme nous l’avons mentionné au début de ce compte-rendu, il existe une contradiction altermondialiste aux thèses de Sapir. Le point le plus polémique tient sans doute à la crainte, formulée notamment par Jean-Michel Harribey, qu’un "problème de classe" soit transformé en "problème de pays". Selon lui, globalisations commerciale et financière sont sans doute constitutives de la mondialisation contemporaine, mais celle-ci trouve surtout sa source dans la dynamique d’accumulation du capital par les classes dominantes qui le possèdent. Lutter contre le stade néolibéral du capitalisme ne devrait donc surtout pas passer par des guerres économiques et monétaires entre nations (fut-ce sous un prétexte de "protectionnisme altruiste") mais bien par une lutte la plus universelle possible contre l’ordre des rentiers   . Les divergences ne sont cependant peut-être pas irréductibles, dans la mesure où Sapir ne fait pas de la transition vers la monnaie commune un préalable -du moins dans cet ouvrage-, et surtout l’associe à d’autres mesures de transformation sociale. De l’autre côté, les économistes d’Attac sont aussi prêts à faire dissidence au niveau national, pourvu que la nature de cette dissidence invite davantage à la coopération qu’à des stratégies de dumping. En revanche, il est un autre point de fragilité dans La démondialisation, et qu’Harribey n’a pas manqué de repérer : la pauvreté des propositions quant à la transition écologique, soit l’un des principaux défis des sociétés contemporaines. Au contraire, pourrait-on dire, le retour à la croissance est posé comme un objectif central par Jacques Sapir, qui y voit la condition du maintien de l’Etat social. Le problème, c’est que la volonté de conjuguer "une forte croissance" et un" faible niveau de pollution dans [les] emplois industriels" créés relève quelque peu du wishful thinking.

En somme, la double vertu de l’essai de Jacques Sapir est de mettre à mal quelques mythes de la mondialisation et de forcer la gauche à avancer sur sa réflexion stratégique. Néanmoins, pour que son appel à la démondialisation soit convaincant jusqu’au bout, il manque un dessin plus fin du projet de société à y associer, qui rompe avec la logique de marchandisation pourtant dénoncée au début de l’ouvrage