Agnès Bénassy-Quéré est présidente du Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII) et enseigne à l'Ecole Polytechnique. Elle répond ici aux questions de nonfiction.fr dans le cadre d’un dossier consacré aux nouveaux économistes français.

 

Nonfiction.fr- Pouvez-vous nous rappeler brièvement votre parcours universitaire et professionnel ?

Agnès Bénassy-Quéré- J’ai commencé par des études de commerce avant un master de recherche et une thèse en économie. J’ai été employée un an au Ministère de l’économie, au bureau de la politique économique, comme on disait à l’époque, avant d’être nommé Maître de Conférences à l’Université de Cergy-Pontoise. J’y suis restée quatre ans, puis j’ai passé l’agrégation avant de partir enseigner à Lille pour quatre ans. A mon retour à Paris, j’ai été nommée directrice adjointe du CEPII, puis professeure à Nanterre. Je dirige le CEPII depuis 2006 et j’enseigne maintenant à Polytechnique.

J’ai à peu près quatre activités aujourd’hui : la direction du CEPII, qui est une sorte de PME, où il faut s’occuper de toutes sortes de choses, de la définition de programmes de travail aux problèmes d’intendance. Il y a beaucoup de missions à l’extérieur (souvent à l’étranger), de ressources humaines puisque nous sommes une cinquantaine. Cette fonction de direction occupe à peu près la moitié de mon temps. Le reste de mon temps est consacré pour moitié à suivre et participer aux débats de politique économique, et pour moitié à la recherche et à l’enseignement.


Nonfiction.fr- Quand et comment avez-vous décidé de devenir économiste ?

Agnès Bénassy-Quéré- A la fin de mes études de commerce, j’ai fait plusieurs stages qui m’ont donné l’impression que les grandes questions stratégiques occupent finalement une place relativement mineure dans l’activité quotidienne d’un cadre d’entreprise. J’avais une certaine frustration et je ne pensais pas être faite pour ça. J’étais assez jeune à l’époque donc j’ai décidé de rallonger mes études en faisant un master d’économie. Je me suis alors piquée au jeu. Une différence par rapport aux autres économistes de ma génération, c’est que j’ai commencé assez tard. Les "grands débutants" n’abordent pas une discipline de la même manière, ils se posent plus de questions, et remettent les choses en cause, sans être hétérodoxes pour autant. Ce hasard de la vie m’est utile aujourd’hui pour l’enseignement : on en comprend mieux les difficultés lorsqu’on n’est pas né un biberon de science économique à la main.


Nonfiction.fr- Quels ont été vos maîtres à penser et en quoi le furent-ils ?

Agnès Bénassy-Quéré- Comme tout le monde, j’ai eu des professeurs de lycée qui m’ont marquée. J’ai évidemment été marquée par mon professeur de thèse, Henri Sterdyniak. Il me laissait beaucoup de liberté mais savait m’arrêter lorsque je partais dans une direction sans issue. C’est quelqu’un d’extrêmement pragmatique et libre par rapport aux courants de pensée. D’autres événements m’ont marquée : les conférences d’Edmond Malinvaud, qui était très rigoureux et n’avançait jamais quelque chose sans le prouver, pas à pas. Ses cours étaient d’une austérité totale mais il avait une vraie rigueur de raisonnement. Je suis aussi très reconnaissante envers des gens qui m’ont aidé au début de ma carrière, comme Pierre Morin, au Ministère des finances. Je ne m’attendais pas à cette question mais il y a évidemment beaucoup de gens qui m’ont marquée, je suis comme une éponge ! J’oubliais Jean Pisani-Ferry : je le revois parcourant à toute allure, sous mes yeux, d’interminables listings de chiffres (comme naguère mon grand-père comptable), et tout à coup s’arrêtant sur un chiffre pour s’exclamer : "Là, il doit y avoir une erreur". Je trouvais cela fabuleux ! Un autre jour, alors que j’avais décliné l’invitation d’un journaliste à venir parler à la radio de la crise du système monétaire européen, il m’a dit : "Tu aurais dû y aller, c’est idiot, tu verras, quelqu’un d’autre ira, et ce ne sera pas forcément mieux que toi". Et effectivement, en écoutant l’émission le soir, je me suis dit que j’aurais pu faire au moins aussi bien. Ce fut un déclic pour moi. Le problème des économistes, et des universitaires en particulier, c’est qu’ils se disent : "On n’est pas très sûr, la littérature n’est pas complètement consensuelle sur ce sujet, les tests économétriques ne sont pas robustes, etc." Mais il faut quand même essayer de dire les choses. Quand on regarde les Américains, ils sont beaucoup moins timides dans leurs affirmations.


Nonfiction.fr- Sur quoi portent actuellement vos travaux ?

Agnès Bénassy-Quéré- Je travaille sur le système monétaire international. J’ai plusieurs travaux en cours : le premier se pose la question des relations entre la réduction des déséquilibres mondiaux et le système monétaire international. Est-ce que par exemple nous pouvons résorber les déséquilibres mondiaux sans modification du régime de change chinois ? Je pense que oui, l’essentiel c’est la structure de l’économie chinoise plus que le régime de change. Même si le régime de change peut changer le calendrier du rééquilibrage en l’accélérant, notamment si la politique monétaire américaine reste contrainte par ses engagements sur des taux d’intérêts très bas.

Mon deuxième projet porte aussi sur le système monétaire international : il s’agit de savoir si un système multipolaire vers lequel nous pourrions aller dans les années à venir serait plus stable ou moins stable que le système actuel, dominé par le dollar. Certains pensent qu’il est évident que ce serait plus instable, parce dans le système actuel la puissance dominante prend sur elle pour assurer la stabilité de l’ensemble du système. Les Etats-Unis ont, certes, eu un rôle stabilisant pendant la crise, en fournissant à des banques centrales du monde entier une liquidité généreuse en dollars. Mais on ne peut pas dire que les Etats-Unis ont adapté leur politique économique pour assurer la stabilité dans la période pré-crise. D’autres disent qu’un régime multipolaire serait plus stable parce qu’il y aurait moins de déséquilibres mondiaux. Il n’y a pas tellement de recherches sur le sujet, et j’y travaille justement avec Jean Pisani-Ferry. Mes co-auteurs et moi montrons qu’un système multipolaire serait à la fois plus stable et plus instable : plus stable dans la mesure où il réduirait l’ampleur et la durée des déséquilibres, et donc la probabilité de crise abrupte, mais plus instable parce que si les investisseurs ont le choix entre plusieurs actifs de même niveau de liquidité et de risque, ils vont devenir plus sensibles aux variations de rendements anticipés et cela provoquera de la volatilité. Il nous semble que cette volatilité de court terme n’est pas ce qui est le plus dangereux pour l’économie, car on peut se couvrir. Ce qui est plus embêtant, ce sont les désajustements de long terme. Je pense donc qu’un système multipolaire améliorerait la situation par rapport à au système actuel, même s’il ne règlerait pas tous les problèmes, loin de là.

Je travaille aussi sur la fiscalité, notamment sur l’impact de la TVA sur les prix du commerce international. Si la TVA augmente, est-ce que les prix des produits importés augmenteront d’autant? Mes co-auteurs et moi travaillons à partir des données d’exportateurs français. Ce sont des mécanismes qui avaient déjà été étudiés dans le cadre de variations de taux de change : si l’euro s’apprécie, que font les exportateurs français ? Est-ce qu’ils baissent leurs prix exprimés en euros afin de maintenir leurs parts de marché à l’exportation ? Mais le problème d’étudier cette question à partir du taux de change est que si l’euro s’apprécie, les matières premières et les biens intermédiaires importés coûtent moins cher, et donc ça change les coûts des producteurs. Alors que la TVA ne change pas ces coûts ; ses variations constituent donc des "expériences" très pures.

Avec un autre co-auteur, enfin, j’étudie l’évolution des multiplicateurs keynésiens dans le temps. Il n’y a pas de raisons qu’ils soient constants car il y a eu des évolutions structurelles en particulier en Europe, avec l’indépendance des banques centrales, la désindexation des salaires, la création de l’euro, la déréglementation financière… On s’attend donc à ce que le multiplicateur keynésien évolue au cours du temps, et c’est bien ce que nous trouvons..

Sur tous ces sujets, je prépare des articles, ce qui est le chemin de croix de l’économiste : il faut faire une recherche, puis un document de travail qu’on présente en séminaire. On reçoit des critiques, on modifie son approche avant de proposer quelque chose qui pourrait être acceptable dans une revue. On attend neuf mois, voire un an, on reçoit un rapport qui nous dit que tout est à refaire. On essaie une autre revue, qui elle aussi envoie un rapport disant cette fois qu’il y a des éléments intéressants mais qu’il faut encore tout changer. On change tout et on finit par être publié. Tous ces articles s’écrivent en anglais et sont destinés à des revues internationales.


Nonfiction.fr- Pour poursuivre dans l’écriture, à votre avis, pourquoi est-ce que les économistes écrivent à plusieurs mains ? Le rapport moins naturel des économistes à l’écriture joue-t-il un rôle ?

Agnès Bénassy-Quéré- C’est effectivement répandu. Il y a souvent des économistes plus à l’aise dans l’écriture. Il y a souvent une répartition des rôles entre celui qui réfléchit au cadre théorique et celui qui fait les estimations économétriques. Cela ne demande pas les mêmes compétences. Ou bien, il s’agit d’une idée qui germe au cours d’une conversation et on décide de mener la recherche à plusieurs. Je n’ai jamais écrit de livre seule. J’ai un contrat d’édition mais je n’arrive pas à m’y mettre ! J’ai écrit des articles de politique économique seule, mais rarement des articles de recherche.


Nonfiction.fr- Que pensez-vous de ce courant de pensée selon lequel la science économique subirait une crise systémique, provoquée notamment par son incapacité relative à prévoir la crise de 2008 ? C’est un discours alimenté par les économistes qui font acte de repentance en admettant qu’ils auraient dû la prévoir.

Agnès Bénassy-Quéré- Je ne suis pas sûre que ce soit vraiment le travail des économistes de prévoir les crises. Hélène Rey, de la London Business School, a fait cette comparaison intéressante dans le Financial Times : est-ce qu’on reproche à son médecin de ne pas avoir prévu un cancer ? Non, ce qu’on lui reproche, c’est de ne pas avoir mis en garde contre certains dangers, puis de ne pas avoir de traitement. Là, les économistes ont péché. Ce qui était prévu, c’était une crise différente de celle qui a eu lieu, mais la crise n’a pas été vraiment une surprise. Avant la crise, des économistes de banques s’inquiétaient eux-mêmes des risques encourus par les banques, parfois leurs propres employeurs ! Même eux ne sont pas forcément très écoutés. Mais c’est vrai, la communauté des économistes est largement passée à côté du sujet. Une raison à cela, c’est que toutes les données n’étaient pas disponibles. Les universitaires sont jugés sur leurs publications ; ils vont donc naturellement orienter leurs recherches vers des domaines bien irrigués en matière de données. Une autre raison, c’est que pour bien comprendre la crise qui a eu lieu, il fallait connaître la finance de marché, la comptabilité, la macroéconomie, l’économie monétaire, et maîtriser ainsi un très grand nombre de domaines. Aujourd’hui, les chercheurs sont spécialisés, même si certains grands esprits parviennent à tout mettre bout à bout. L’université reconnaît essentiellement la spécialisation et la publication. Enfin, il faut reconnaître que ceux qui lancent des mises en garde contre la majorité finissent par s’essouffler si les faits tardent à leur donner raison.


Nonfiction.fr- Y a-t-il une particularité de l’école française de l’économie, si tant est que cette dernière existe réellement ?

Agnès Bénassy-Quéré- De moins en moins, me semble-t-il. Le modèle de la recherche s’est aligné sur le modèle international, avec un objectif de publication dans des revues internationales, en langue anglaise. Et il n’y a plus vraiment de courant de pensée spécifiquement français. Ce que l’on peut regretter, c’est la difficulté à mener de front cette recherche exigeante et une participation active aux débats publics. Certains y parviennent mais c’est difficile. Et les médias ont tendance à interroger un peu toujours les mêmes. Au CEPII, on encourage beaucoup les jeunes à intervenir. Je dis souvent aux journalistes : "je ne réponds pas, je vais vous passer quelqu’un de plus compétent." C’est aussi important pour de jeunes chercheurs de situer leurs recherches dans des débats plus larges. En France, il y a quand même cette tendance à rester dans son bureau, son université, ses recherches et à publier sans participer au débat. Un autre problème français est que l’administration est quasiment fermée aux universitaires. Un professeur d’économie ne peut pas facilement aller passer cinq ans dans l’administration. Il n’y a pas d’allers retours car c’est un système de corps, où les gens montent et se suivent. Cela explique peut-être que les chercheurs se sentent moins connectés aux questions de politique économique.


Nonfiction.fr- Que penser de l’apport de l’économie expérimentale à la réflexion économique plus traditionnelle ?

Agnès Bénassy-Quéré- Je préfère ne pas répondre. C’est un sujet que je maîtrise mal.


Nonfiction.fr- Continuions donc sur la place des économistes dans la société. Pensez-vous vraiment que les économistes doivent donner leur opinion, s’engager pleinement dans le débat public ?

Agnès Bénassy-Quéré- Il ne faut pas nécessairement qu’ils donnent leur opinion mais ils doivent être pédagogiques, simplement expliquer des raisonnements, des enchaînements, etc. Il faut 99 % de pédagogie et 1 % d’opinion. Je crois qu’il y a une énorme demande pour davantage d’explications.


Nonfiction.fr- Pouvez-vous nous dire en quoi l’économie, et plus précisément la recherche économique, n’est pas qu’une matière théorique et technique : comment touche-t-elle la vie de tous ?

Agnès Bénassy-Quéré- C’est ça qui est extraordinaire dans mon domaine. Expliquer que la politique monétaire au niveau mondial, très abstraite, a un impact réel sur la vie quotidienne des gens paraît surréaliste. C’est intéressant de faire cet aller-retour entre la vie quotidienne et les grands axes macroéconomiques. Je travaille sur les taux de change : les entreprises sont aux premières loges, les voyageurs, mais aussi les ménages dont le pouvoir d’achat dépend directement du taux de change. A l’université, il y a une trajectoire et une logique de recherche : on essaie d’améliorer la recherche existante dans un domaine précis. Au CEPII, on a une logique de politique économique : le programme de travail annuel est validé par un conseil, composé de hauts responsables de l’administration et de personnalités qualifiées. Ce conseil dit : " on a besoin de travaux sur la compétitivité, la zone euro…", et le CEPII s’exécute. Nous sommes au service d’une "demande sociale".


Nonfiction.fr- Les économistes doivent-ils avoir un rapport au politique, l’homme comme le concept ?

Agnès Bénassy-Quéré- C’est un sujet complexe. Si un parti ou un syndicat vient me voir pour me demander une information, je mets celle-ci à sa disposition, parce que je considère que tout le monde a le droit d’accéder à cette information. A la limite, je préférerais presque aller discuter avec un parti qui n’est pas de mon bord pour la lui fournir. Le problème des économistes est aussi qu’ils ont des avis politiques compliqués qui ne correspondent souvent à aucun parti. C’est le cas de beaucoup de gens, mais en particulier des économistes. Les politiques nous voient comme une boîte à outils et ça devient difficile d’adhérer complètement à un parti. Si je suis sollicitée sur les questions internationales, je réponds. En revanche, je ne vais pas à des réunions le soir pour contribuer à la réflexion de tel ou tel parti sur un programme.


Nonfiction.fr- Vous ne faites pas partie des économistes qui publient un livre en période de campagne pour peser sur le débat public ?

Agnès Bénassy-Quéré- Non, je ne pense pas que c’est une mauvaise chose de le faire, mais je ne le ferai pas.


Nonfiction.fr- Quels seront, ou quels devront être, les grands sujets de politique économique à aborder en 2012, pour le prochain président de la République et son gouvernement ?

Agnès Bénassy-Quéré- J’espère qu’il y aura un vrai débat et que ce ne sera pas une pure histoire de communication. On rêve d’un débat entre projets de société. Le problème, c’est que les débats sont préemptés par des arguments à l’emporte-pièce qui coupent toute discussion. Tout de même, les nombreux blogs fournissent des éléments riches pour le débat mais cela touche toujours la même partie de la société. Par exemple, pour la réforme des retraites, difficile de comprendre pourquoi les jeunes, qui vont devoir financer les nombreux retraités des années à venir, sont descendus dans la rue. Sont-ils bien informés ? Donc, ce n’est pas gagné, même si le même problème se pose dans les autres pays.

Par ailleurs, je ne sais pas si on va parler de l’Europe au cours de la campagne, si ce n’est pour évoquer une éventuelle sortie de l’euro. Il faut absolument que les candidats aient un projet européen. Mais il faut expliquer clairement ce qui est du ressort d’un président de la République (et des deux assemblées) de ce qui est du ressort du Conseil et du Parlement européens. Il faut parler des problèmes adaptés aux niveaux de décisions actuels. Je ne suis même pas sûre que les gens sachent que le marché intérieur, la politique commerciale et la politique monétaire ne sont plus décidés à l’intérieur de nos frontières. A cet égard, la Commission européenne pourrait, par le biais d’un appel d’offres, subventionner la même double page "Europe" par semaine, simultanément dans plusieurs journaux européens. Les journalistes se répartiraient les articles et la Commission financerait la traduction. On verrait apparaître dans les journaux français le point de vue de l’opinion dans d’autres pays – avec bien des surprises

 

 

Propos recueillis par Pierre Testard. 

 

* A lire sur nonfiction.fr : notre dossier sur les nouveaux économistes français.