Spécialiste du Web social et coopératif, ancien directeur de la campagne Internet de Ségolène Royal, créateur de la plateforme Désirs d’Avenir et co-fondateur de nonfiction.fr, Benoît Thieulin dirige aujourd’hui La Netscouade. Il explique dans cette interview comment le Web en faisant exploser la démocratie participative contribue au débat d’idées et à une autre forme de mobilisation politique, qui passe notamment par les réseaux sociaux.


Nonfiction.fr - Que change le Web en matière de communication politique et dans la pratique du débat politique ?


Benoît Thieulin- Le premier sujet qui a cours avec le Web et la politique porte sur ce que ça change dans la pratique de l’homme politique, comment celui-ci se sert de Twitter, etc…mais ce sujet est le moins important.


Le deuxième sujet est en quoi le Web permet d’outiller l’organisation d’une campagne. Par exemple, Désirs d’avenir a été un site d’organisation et de structuration d’autres sites Internet. En l’espace de six mois, on a constitué un réseau de six cent comités locaux. La Coopol est aussi l’aboutissement de ce genre de phénomène : en quoi le Web peut permettre aujourd’hui d’outiller, de numériser une grande partie de la chaîne de commandement d’une campagne, dont Obama est le meilleur exemple. Aujourd’hui, une campagne est gérée sur Internet que ce soit offline ou online.


En même temps, on ne parle pas du coup de la révolution encore plus profonde, celle que le numérique provoque dans l’espace public. On l’a vue à l’œuvre à l’occasion du référendum constitutionnel. On a conscientisé à cette occasion le fait qu’Internet était devenu un espace de débat public. Si on ne sait toujours pas l’ampleur de la chose, cela a dépassé les sphères politiques habituelles et on a eu un débat non identifié qui s’est imposé sur Internet. Internet est aussi monté en gamme dans la sophistication des outils avec les sondages. On a aussi une contre-expertise qui s’est organisée sur Internet pour confronter les politiques. Des espaces très forts de structuration du débat sur Internet s’organisent pour peser sur le débat public. Et c’est là qu’on a une révolution parce qu’il y a vingt ans ces groupes n’avaient pas de moyens d’expression forts, et ils arrivent aussi maintenant à organiser un niveau de contre-expertise.


Nonfiction.fr - Qu’en est-il des idées politiques sur le Web ? Comment émergent-elles et circulent-elles ?


Benoît Thieulin- On a deux phénomènes qui se conjuguent et qui restructurent le débat public. Quand on parle de Web politique, on ne parle plus de ça car ce ne sont pas les partis politiques qui nourrissent le débat. Leur rôle c’est de faire émerger une campagne et de proposer, en étant connecté sur la société qui, elle, invente les idées par le biais des think tanks notamment. Les partis politiques n’inventent pas des idées, ils les récupèrent.


De manière générale, on est dans une économie de la recommandation, les gens sortent d’un monde de mass-média pur dans lequel ils vivaient le débat public par procuration et se laissaient facilement convaincre par les messages que les médias pouvaient leur déverser. Ce modèle est en train de s’étioler, on va sur Internet après avoir vu quelque chose à la télé (c’est aussi valable pour le marketing). Hier on avait un message politique télévisuel assez court et les mass-media imposaient toujours un sujet et fixaient l’agenda. En revanche aujourd’hui les gens se font leur opinion ailleurs, le sujet s’impose, mais pas leur opinion. Les gens vont avoir de plus en plus le réflexe de se faire leur opinion par eux-mêmes. Ce qui est intéressant c’est que cela illustre que l’endroit où se forment les opinions s’est déplacé profondément sur Internet. Devant la complexité des débats et le foisonnement des espaces, reviennent sur Internet des forces en présence.

On a selon moi trois types d’acteurs qui structurent le débat public :

1. La recommandation, les gens qui me donnent des infos sur Facebook, une structuration autour de sa communauté, "j’écoute d’abord mon réseau", ce sont eux qui vont organiser les communautés.
2. Les experts, les prescripteurs ou les relais d’opinion qui ont une autorité- type Maître Eolas- très éclatés sur Internet.
3. Les nouveaux médiateurs, avec les médias en ligne qui reviennent en force. Le journalisme n’implose pas du tout. On a besoin de ces médias en ligne qui viennent contre-expertiser, offrir un contenu enrichi, donner leur version de l’actualité : 1er sous-groupe. Et l’autre ce sont les think tanks, on va de plus en plus avoir besoin de trouver des médiateurs de ce genre. Ils ont vraiment explosé depuis cinq ans. Ils produisent de plus en plus, sont invités sur les plateaux sans arrêt.


Nonfiction.fr- L’aspect délibératif sur Internet favorise-il le débat ou reste-t-on dans le jeu politique ? Arrive-t-on à débattre sur Internet des problèmes complexes ?

Benoît Thieulin- C’est vrai que sur Internet, on a du très, très futile. On a aussi des échanges bien plus intéressants qu’avant. Oui, il y a la petite phrase qui circule, en même temps ce n’est pas différent à la télé. Sur Internet, il y a aussi des gens qui réfléchissent avec des temps longs. Si vous voulez peser dans les débats, c’est très compliqué d’avoir une réputation sur Internet. On a plusieurs forces en présence : futile, "bad buzz", mais il ne faut pas tout mélanger.


On peut prendre l’exemple d’Europe Ecologie, quand ils ont commencé leur campagne, ils voulaient parler de l’écologie et de l’Europe alors que les gens leur répondaient : on est en plein marasme économique, les gens ne veulent pas de ça. Ce qui s’est passé, c’est que sur Internet, pendant des mois et des mois ils ont infusé Internet. Il faut aller dans les soubassements du Web, les forums d’e-mamam où l’on parle politique. C’est ce qu’ils ont fait pendant des mois. Le travail s’est fait de manière sous-terraine et il est remonté à la surface au moment des élections européennes.


Je reste dubitatif sur l’idée que les partis politiques organisent les débats, je pense que la société civile, elle, débat, et est connectée. Avec la Coopol, l’objectif c’est avant tout d’organiser une structure, ce n’est pas une plateforme de débat et c’est en partie la raison de l’échec des Créateurs de possibles. On ne peut pas imposer un débat aux gens.


Nonfiction.fr- On a aussi les problèmes de la fracture numérique et l’utilisation limitée de Twitter qui pourraient être un frein à l’élargissement du débat ?

Benoît Thieulin- On a certes 7% de Français sur Twitter mais 20 millions de Français sur Facebook, donc la fracture numérique est beaucoup moins hardware que software aujourd’hui. Même si un citoyen lambda n’a pas Twitter, il connaît quelqu’un dans son réseau qui l’a ou qui connaît telle autre personne qui l’aurait et qui lui donnerait des infos. Cela circule. Le problème c’est que les gens n’arrivent pas encore à chercher la bonne info c’est pour ça que le Front National en investissant les sous-bassements du Web peut dériver vers de la propagande.


Nonftiction.fr- Et la question de l’anonymat qui peut limiter l’engagement d’un internaute ou d’un militant dans un débat ? Ne risque-t-il pas de se développer une certaine homophilie sur Internet similaire à la tendance politique dans le réel ?

Benoît Thieulin- On n’a pas tant d’anonymat que ça sur Internet, on est identifié sur les forums et sur Facebook. On construit une identité numérique et on fait toujours attention à ce que l’on dit sur Internet, malgré ce que l’on peut croire.
Quant au risque que les gens aillent toujours voir ceux qui sont de leurs tendances plutôt que de débattre avec tout le monde, on a eu des études aux USA sur ça et c’est vrai que l’on se tourne assez souvent vers les gens qui sont du même avis que nous mais ce n’est pas propre à Internet.


Nonfiction.fr- Comment voyez-vous la campagne de 2012 sur Internet ?

Benoît Thieulin- Je crains que 2012 ne soit très agressif sur le Web. Ce sera beaucoup plus à couteaux tirés que 2007. Je crains qu’il y ait une surenchère de la violence dans les campagnes sur le Web

 

* Propos recueillis par Lilia Blaise.