A l'occasion de la sortie de son livre Oser penser à gauche Nonfiction.fr pose trois questions à son auteur Sophie Heine sur sa conception de la gauche et son idéologie.

Nonfiction.fr- A vous lire, on a l’impression que l’antagonisme social est le seul qui vaille, les crispations identitaires masquant le "vrai" conflit entre les intérêts de la majorité sociale et ceux des classes possédantes. N’y a-t-il pas cependant des situations historiques où l’attachement à sa patrie et à certaines valeurs "culturelles" peut se révéler utile ? Toute "frontière" serait-elle synonyme de repli, contrairement à ce que pense Régis Debray, selon qui la frontière est indispensable à la construction d’une identité, préalable à un véritable échange ? 

Les attachements culturels et identitaires caractérisent toutes les sociétés humaines et se sont diversifiés dans les sociétés modernes. Il s’agit là d’un fait sociologique anthropologique que je trouve très positif. Ce que je conteste c’est le lien établi entre identité ou culture, d’une part, et politique, de l’autre. C’est là que se situe selon moi les dangers du nationalisme : non pas dans l’attachement à une identité nationale mais dans la connexion établie entre cette identité et les institutions politiques. Cette connexion révèle une logique communautarienne qui postule que le politique doit nécessairement reposer sur une communauté culturelle ou morale. 

Or, un tel lien ne me semble pas indispensable pour assurer la démocratie et la justice sociale. On peut en effet donner à celles-ci des fondements plus fonctionnels en faisant en sorte qu’elles reflètent les intérêts de la population. Je m’oppose aussi à cette association entre identité et politique à cause de ses potentielles dérives exclusives et du fait qu’elle occulte d’autres formes de contradictions. Cela étant, je le répète, ma posture est loin d’être contraire à la diversité culturelle. Le libéralisme philosophique dont je me réclame considère au contraire la diversité des attachements culturels et identitaires comme une richesse et une nécessité pour les individus. Ce que je récuse c’est l’idée que le culturel devrait, d’une manière ou d’une autre, constituer le fondement du politique : de la légitimité des institutions comme je l’ai dit, mais aussi de l’engagement ou des projets de transformation sociale. De fait, de même qu’il n’est ni souhaitable ni nécessaire de faire appel à une identité commune pour maintenir en vie des institutions démocratiques et sociales, on ne devrait pas non plus selon moi faire reposer l’engagement sur des identités communes. Il est beaucoup plus utile et moins pernicieux de susciter la mobilisation en faisant appel aux intérêts individuels et collectifs.

Nonfiction.frQuels arguments permettraient de concilier la "liberté réelle" avec la renonciation au productivisme qu’imposent le réchauffement climatique et la raréfaction des ressources ? Alors que Lester Brown ou James K. Galbraith estiment que répondre au défi écologique suppose une "économie de guerre", n’est-ce pas une dimension minorée dans votre ouvrage ? 

Cette question me semble moins relever du débat sur les principes, au cœur de mon livre, que de celui concernant les politiques concrètes servant à les réaliser. Les contraintes environnementales font cependant partie du cadre matériel dans lequel les courants de gauche doivent repenser leurs idées et leurs propositions pratiques. Et l’idéal de liberté individuelle que je promeus impose d’apporter des réponses aux problèmes écologiques car ceux-ci ont des répercussions très claires sur la vie et la santé qui réduisent la liberté réelle des individus. Par exemple, on n’est pas libre de choisir sa vie si l’on meurt d’un cancer à 40 ans dû aux effets de la pollution. Toutefois, les solutions aux problèmes environnementaux impliquent une action publique d’ampleur. Si adopter un comportement écologique irréprochable au niveau individuel ou dans des petites communautés peut servir à montrer que d’autres modes de vie sont possibles, cela ne modifie nullement les structures profondes de l’économie.

La solution aux problèmes environnementaux passe donc nécessairement par des actions publiques macro – investissements dans les énergies renouvelables, rénovation des bâtiments, interdiction des produits polluants, relocalisation de l’économie, réduction du temps de travail… Par ailleurs, lorsqu’elles requièrent de nouvelles ressources, ces politiques devraient être financées par des prélèvements sur les catégories les plus aisées dont le degré de liberté est nettement plus important que celui de la majorité de la population. Sortir de la logique productiviste actuelle est donc indispensable mais cela ne signifie pas nécessairement qu’il faut radicalement sortir du système économique actuel. Si, dans sa forme débridée, le capitalisme de marché est totalement destructeur d’un point de vue écologique, un nouveau compromis social-keynésien et écologique pourrait permettre de faire face aux défis environnementaux en augmentant massivement les investissements publics dans des secteurs soutenables écologiquement et en mettant fin aux modes productifs polluants. 

Nonfiction.fr- Dans votre livre, vous appelez à recouvrir une véritable souveraineté populaire, le niveau européen vous semblant le plus pertinent. Quelle stratégie de transformation serait selon vous la plus efficace pour la gauche à cette échelle ? Doit-on compter sur la lente structuration des fédérations de partis ? Ou davantage sur des "dissidences" successives et coordonnées d’Etats membres vis-à-vis des traités actuels ?

Il est aujourd’hui indispensable de réhabiliter la notion de souveraineté dans ses dimensions politiques et économiques, afin de redonner aux citoyens un contrôle sur les décisions collectives et de s’assurer que l’économie soit soumise à l’intérêt de la majorité sociale plutôt que d’une minorité. Mais l’intégration économique européenne est telle qu’on ne peut continuer à penser la souveraineté sur des bases strictement nationales et qu’il faut aussi envisager son déploiement au niveau européen. Une souveraineté européenne démocratique, sociale et économique imposerait cependant une réorientation très profonde des bases de l’intégration actuelle.

La question stratégique de savoir comment atteindre cet objectif est sans aucun doute la plus ardue. En effet, il serait extrêmement difficile de réaliser des réformes sociales progressives à partir des traités existants et les modifier en profondeur requerrait l’unanimité de tous les Etats membres. De plus, alors que la crise économique constitue un facteur objectif plaidant pour davantage d’intégration, le renforcement d’un "gouvernement économique européen" centré sur l’austérité est tout sauf progressiste. En fait, aucune réorientation à gauche du cadre européen ne peut voir le jour sans des mobilisations allant dans ce sens et couplées à des projets clairement européens.

Or, la plupart des courants contestataires sont encore avant tout nationaux, peut-être même encore plus qu’avant, suite à l’adoption du traité de Lisbonne et aux décisions prises par l’Union face à la crise. Mais l’orientation nationale de la plupart des partis et mouvements contestataires n’est pas nécessairement un mal si ce positionnement pratique n’est pas associé à une approche identitaire de type nationaliste. On peut en effet considérer qu’il est aujourd’hui plus réaliste politiquement de se concentrer sur le niveau national pour redonner de l’impulsion à la gauche sans pour autant adopter parallèlement une posture nationaliste. En d’autres termes, il s’agit de séparer la souveraineté et l’identité. Les courants décidant de revaloriser la souveraineté des Etats pour permettre le retour à une politique de gauche devraient cependant examiner sérieusement les implications concrètes d’une telle rupture par rapport au cadre européen actuel. Par ailleurs, l’exigence universaliste guidant la gauche devrait la pousser à envisager des formes alternatives de coopération entre pays européens car on peut difficilement se dire de gauche si l’on se désintéresse du sort des autres populations

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