Sophie Heine défend l’intérêt pour la gauche de transformation sociale d’inclure le libéralisme politique, l’universalisme et le réformisme à son arsenal idéologique.   

Oser penser à gauche

 

Chercheuse en science politique à l’Université Libre de Bruxelles, Sophie Heine publie un ouvrage pour aider la gauche à formuler une idéologie mobilisatrice. La crise morale dont elle est victime, la désaffection qui la touche alors même que la doctrine néolibérale s’effondre… tout cela serait en effet surmontable, à la condition de reconquérir une hégémonie culturelle. Au-delà des dimensions programmatique et organisationnelle, la gauche de transformation sociale aurait donc surtout besoin d’une "vision du monde différente"   , au sein de laquelle s’articuleront des idéaux, des intérêts sociaux et des propositions concrètes qui existent déjà. La proposition de Sophie Heine consiste à réhabiliter les concepts de "libéralisme", "cosmopolitisme" et "réformisme". Alors qu’ils sont actuellement rejetés par la plupart des courants de la gauche radicale, la séduction réelle qu’ils exercent est liée à un potentiel d’émancipation détourné et falsifié par la "minorité dominante". C’est pourquoi, sous peine d’être incomprise par une société qui a changé, la gauche aurait tout intérêt à se les réapproprier et à les transformer en "outils précieux pour la lutte sociale"   .

 

Le potentiel émancipateur du libéralisme politique

 

Alors que la théorie de la justice sociale de John Rawls est devenue le nec plus ultra des adeptes d’un libéralisme progressiste, Sophie Heine n’hésite pas à s’y attaquer, jugeant que les principes rawlsiens aboutissent à disqualifier les projets de transformation sociale, "en sacralisant la propriété privée et en justifiant certaines inégalités sociales"   . Décrivant ensuite les rapports au libéralisme des différentes traditions de la gauche, elle en relève les ambiguïtés et en conclut que si la défense du libéralisme politique est nécessaire, le libéralisme économique est à combattre. En effet, si le premier consiste à défendre l’émancipation individuelle, cela implique une lutte contre l’arbitraire du marché et pour la garantie de droits sociaux étendus. D’où l’intervention nécessaire des pouvoirs publics pour agir sur les cycles économiques, corriger la répartition des revenus, et poser des bornes à la sphère concurrentielle. 

 

Le mot d’ordre de la "liberté réelle" résumerait cette conception, en permettant de rassembler dans une même logique des combats parallèles (pour les droits des salariés, contre le racisme, le sexisme, l’homophobie…). Sa mise en œuvre justifierait d’une part une limitation des pouvoirs de l’Etat, afin que celui-ci ne puisse pas remettre en cause les droits fondamentaux des individus, et d’autre part une intervention de la puissance publique dans le champ économique, afin de faire primer les choix de société démocratiquement exprimés par les citoyens. L’approche de l’auteure est cohérente et mobilisatrice, y compris quand elle exprime son attachement au libéralisme culturel. Tout en le partageant, on peut toutefois trouver sévère son jugement sur les "socialistes libéraux historiques", à qui il est reproché d’avoir pensé que "la communauté politique ne pouvait subsister sans un substrat culturel ou moral commun"   . Certains en particulier seraient trop prisonniers du patriotisme : une question abordée frontalement au chapitre suivant. 

 

Conjuguer souveraineté et universalisme

 

Plutôt que de défendre le cosmopolitisme, Sophie Heine plaide pour "un projet internationaliste émancipateur"   , à l’aide d’une argumentation en quatre points.

 

Premièrement, le patriotisme est dangereux : basé sur une homogénéité fictive, il serait gros de crispations identitaires, susceptibles de briser des solidarités d’intérêts et de "maintenir les dominations sociales existantes"   .

 

Deuxièmement, il n’est pas nécessaire, dans la mesure où partout dans le monde, contrairement aux discours éculés sur l’individu égoïste et calculateur, "on trouve des illustrations d’une orientation universaliste chez tous les citoyens"   . Surtout, les acquis sociaux arrachés au fil de l’Histoire l’ont davantage été grâce à des luttes sociales que grâce à des luttes identitaires.

 

Troisièmement, le "cosmopolitisme officiel" doit être critiqué par la gauche : d’une part, les auteurs qui le représentent   y associent des projets politiques spécifiques, pas forcément des plus progressistes ; d’autre part, ils en viennent à considérer la souveraineté comme un obstacle. Par conséquent, ils "se réjouissent de façon acritique de la globalisation ou de l’intégration européenne existantes"   . D’où le quatrième temps de l’argumentation, qui consiste à décrire l’universalisme de gauche défendu par l’auteure. Tout en refusant de lier les droits humains à un cadre identitaire particulier (sinon celui de la communauté humaine mondiale), celle-ci insiste sur le fait que la mise en œuvre de ces droits nécessite des frontières politiques et économiques, le niveau régional semblant le plus pertinent. C’est notamment le cas du niveau européen, qui d’un point de vue "universaliste de gauche", exigerait une réorientation politique majeure : politique commerciale coopérative, mesures "sociales-keynésiennes", et instauration progressive d’une citoyenneté fondée sur la résidence. S’il faut se battre au niveau régional et universel, ce n’est pas seulement pour des raisons morales, insiste Sophie Heine, mais parce que "la défense de droits communs est plus payante que le repli sur le niveau national"   , qui laisserait libre cours à la mise en concurrence des systèmes sociaux. 

 

L’apport indéniable de sa démonstration est de défendre la souveraineté populaire attaquée par les politiques néolibérales, tout en ne cédant rien sur le plan du libéralisme culturel. Une logique qui permet d’affronter à la fois les chantres de la "mondialisation heureuse" et certains souverainistes. Mais cette intransigeance a son revers : à l’heure où l’affrontement avec les droites radicales s’annonce crucial pour la gauche, il serait dommageable de jeter l’anathème sur le patriotisme, un peu facilement rappelé aux heures sombres de son histoire. Il peut en effet être concilié avec une défense de la souveraineté qui intègre le besoin de coopération entre les peuples, ainsi qu’avec une conception "civique" de la nation. Malgré ses ambiguïtés, cette dernière permet de penser la citoyenneté au-delà d’un référent religieux, culturel ou moral imposé à tous. 

 

Le réformisme n’est pas l’ennemi de la transformation sociale

 

Tout comme le libéralisme et le cosmopolitisme, le réformisme est désormais associé à l’ordre social existant. Cela n’a pas toujours été le cas, rappelle Sophie Heine, qui date la rupture de la fin des années 1970 : "le réformisme devient [alors] un moyen détaché de toute fin précise"   . Alors que les réformistes socialistes du passé poursuivaient des objectifs ambitieux de progrès social et continuaient à envisager une sortie du capitalisme, leur tradition aurait donc été usurpée par les sociaux-démocrates des années 1980, pour mieux légitimer leurs renoncements face à la vague néolibérale. Prenant acte du manque de clarté de "la gauche de la gauche" sur cette question, l’auteure propose une stratégie de changement social qui s’appuie sur un travail idéologique. Il s’agirait en un mot d’offrir aux classes dominées un "projet de société alternatif"   qui répondrait à leurs intérêts. Pas besoin en effet de restaurer des valeurs de solidarité ou de coopération qui sont en fait "dormantes" dans le cœur de chaque individu : le vrai travail, selon l’auteure, est "de toucher les individus dans leurs intérêts et d’établir un lien entre ceux-ci et les intérêts du reste de la majorité sociale"   . Le concept de "liberté réelle" prend ici tout son sens : répondant à la fois "à l’intérêt de l’individu ordinaire"   et à un idéal d’émancipation, il implique d’en créer les conditions nécessaires, et donc une action collective sur les structures économiques et sociales.

 

Cette dernière amènera-t-elle à dépasser le système capitaliste, ou à l’encadrer et le réorienter vers la satisfaction des besoins sociaux ? Peu importe, répond Sophie Heine, pour qui cette source d’affrontements idéologiques à gauche est au fond sans objet. Seuls compteraient les objectifs de garantie des droits humains : l’Histoire tranchera le fait de savoir si leur réalisation est compatible ou non avec le capitalisme. Dans cette logique, on souscrira à sa conviction que le défi le plus important pour le réformisme est de "relancer de fortes mobilisations populaires"   . Les projets d’une gauche de transformation sociale aboutiront en effet à une confrontation avec les classes sociales qui profitent du régime néolibéral actuel. Or, l’issue de cette lutte ne saurait être favorable aux travailleurs sans un appui du mouvement social aux dirigeants politiques. 

 

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"Oser penser à gauche : trois questions à Sophie Heine", par Fabien Escalona.