A un an de la prochaine élection présidentielle, trois économistes réputés relancent avec éclat le débat fiscal en France. 

A un an des prochaines élections présidentielles, Camille Landais   , Thomas Piketty   et Emmanuel Saez   ont décidé de se jeter dans la mare du débat fiscal avec un nouvel ouvrage au titre explicite : Pour une révolution fiscale.

 

Une contribution novatrice au débat fiscal...

Ce livre est composé de trois grandes parties.

Il dresse dans un premier temps, et pour la première fois, un état des lieux particulièrement clair de la manière dont le taux d’imposition global (incluant tous les prélèvements obligatoires et les impôts indirects) varie en France selon les niveaux de revenus et de patrimoine. Après avoir rappelé de manière très pédagogique les grandeurs à connaître pour entrer dans le débat fiscal (revenu moyen par habitant, patrimoine moyen par habitant, composition moyenne des revenus entre revenus du travail et revenus du capital, imposition moyenne par habitant), Landais, Piketty et Saez s’attachent à décrire la progressivité du système fiscal d’imposition français. Leur méthode repose sur de la microsimulation : il s’agit, à partir des données diverses de l’INSEE, de constituer par tirage aléatoire une série de fichiers individuels dont l’agrégation permet de reproduire les caractéristiques réelles de la société française   .

Cette technique leur permet d’obtenir une description globale de la progressivité des impôts en France. On sait que les différents impôts n’ont pas le même degré de progressivité, comme en témoigne la différence entre la TVA (impôt régressif) et l’impôt sur la fortune (impôt progressif). Mais le coup de force technique des auteurs est d’obtenir sur un même graphique l’état des lieux pour tous les impôts pris ensemble. Ils démontrent ainsi la grande régressivité du système fiscal français puisque le taux d’imposition global décline lorsqu’on atteint le sommet de la pyramide (les 5% et surtout les 1% les plus riches) : tandis que les 95% les plus pauvres paient des impôts dont la part est croissante dans l’ensemble de leurs revenus avant redistribution (de 40 à 49,5%), les 5% les plus riches paient des impôts dont la part est décroissante dans l’ensemble des revenus avant redistribution (de 49,5% à 33%). Il y a deux grandes raisons à cela : premièrement, l’impôt sur le revenu, du fait de la multiplication des régimes dérogatoires et des niches fiscales, a perdu sa progressivité ; deuxièmement, les revenus du capital participent très peu au financement des cotisations sociales, ce qui favorise, là encore, les plus riches.

Rétablir la progressivité de l’impôt pour cette tranche supérieure est alors le principal objectif de la réforme que proposent les auteurs dans la deuxième partie. Leur réforme prendrait la forme suivante : il s’agirait d’une fusion de l’actuel impôt sur le revenu et de la CSG, dont on conserverait l’assiette, le mode de prélèvement et le caractère individuel, en la dotant toutefois d’un barème progressif. La réforme se veut simple et directement applicable. Elle conduirait selon le barème que les auteurs privilégient, même si d’autres options sont proposées, à un léger accroissement du pouvoir d’achat, de l’ordre de 2 à 3%, pour la très grande majorité des contribuables, compensé par des pertes limitées pour les plus riches (les 3% des revenus les plus élevés).

C’est ici que leur technique d’analyse joue son deuxième rôle : la microsimulation permet d’observer simplement les effets redistributifs d’une modification des barèmes d’imposition. Ainsi, même si leur proposition n’est pas nouvelle, comme en témoigne par exemple le rapport du CAE de Godet et Sullerot, La famille, une affaire publique, publié en 2005   , Landais, Piketty et Saez rendent possible l’observation des arbitrages sociaux en jeu derrière toute réforme du système d’imposition français. De plus, en rendant accessible leur microsimulateur sur le site www.revolution-fiscale.fr, les auteurs rendent finalement possible l’appropriation par le citoyen de ‘‘la question fiscale et [contribuent] ainsi à l’émergence d’un large débat public’’  

La dernière partie du livre vient préciser la manière dont les auteurs envisagent de réformer le quotient familial. Elle traite également, quoique trop rapidement, de sujets importants et qui font actuellement l’objet de nombreuses discussions, mais qui ne concernent plus l’impôt sur le revenu, comme le revenu d’autonomie pour les jeunes, la protection des plus démunis (pour en renforcer la cohérence et en simplifier l’administration), le financement de la protection sociale (pour y faire participer les revenus du capital), l’impôt sur le patrimoine (l’ISF et le bouclier fiscal), ou encore un possible élargissement de l’assiette des revenus du capital et, pour finir, la coordination fiscale européenne.

... qui n'est pas exempte de limites (relançant d'autant plus le débat)

 

L’ouvrage, polémique par nature et par objectif, mériterait cependant quelques approfondissements.

L’avantage de la clarté du livre, tout au moins sur toute la première partie qui concerne l’impôt sur le revenu, est de permettre de discuter des enjeux importants, et, en premier lieu, de l’ampleur de la redistribution qu’il conviendrait de se fixer comme objectif. Même s’il n’est pas négligeable, le transfert de pouvoir d’achat en faveur des plus démunis qui résulterait du barème proposé par les auteurs reste faible, notamment parce que les classes moyennes supérieures ne sont pas mises à contribution. Les autres options proposées dans le livre, barèmes  ‘‘de gauche’’ ou ‘‘ultra égalitaire’’   , jouent uniquement sur les taux des tranches de revenus très élevés. En l’état actuel du système, cette discussion peut difficilement se tenir, mais si on rétablit la progressivité pour les plus hauts revenus, la question d’une redistribution plus large devrait sans doute être abordée   .

Les critiques de droite (mais pas uniquement) ont commencé à contester que l’on puisse adopter des taux aussi élevés pour les tranches supérieures sans provoquer une émigration massive des plus hauts revenus, des patrimoines les plus élevés et des délocalisations d’entreprises en nombre important   . Les auteurs y ont répondu par avance dans le livre, mais d’une manière sans doute trop rapide, que si l’on exceptait le cas de sous-populations très particulières et tous ceux qui relèvent de la fraude fiscale pure et simple, le risque de perte fiscale était faible. Il devrait, en outre, être plus que compensé par l’accroissement de l’offre de travail de ceux qui verront leurs impôts baisser   . Et surtout que le risque de délocalisation d’entreprises, s’il était bien réel, était à relier à la concurrence fiscale au niveau de l’impôt sur les sociétés (qu’ils abordent dans le dernier chapitre, où ils plaident sur ce plan pour une coordination fiscale européenne), qui n’est pas concerné, disent-ils, par la réforme qu’ils proposent. Ce qui aurait certainement mérité une petite explication étant donné que les auteurs ont eux-mêmes tendance à dire que tout impôt est in fine payé par les ménages. La question de la délocalisation des patrimoines rebondit ainsi à l’occasion des discussions sur l’ISF, où des chiffres très différents sont cités par les uns et les autres, alors que l’on manque dramatiquement d’études sur le sujet   .

Dans le même ordre d’idées, le lecteur non spécialiste restera forcément perplexe devant les écarts très importants, que révèlent les auteurs, entre les revenus du capital (intérêts et dividendes reçus chaque année par les ménages) tels qu’enregistrés par les comptes nationaux et ceux qui sont ceux effectivement assujettis à l’impôt, dont la moitié seulement, nous disent-ils, se retrouvent dans l’assiette de la CSG   , et qui pourraient donc représenter un gisement à exploiter, au même titre que l’inclusion dans la base fiscale des loyers ‘‘fictifs’’ des propriétaires, si l’on devait accroître les recettes fiscales   .

Mais venons-en à un autre enjeu important de la réforme proposée. L’autre principe sur lequel insistent fortement les auteurs, outre la nécessité de rétablir la progressivité de l’impôt pour les tranches supérieures, est celui de l’individualisation et donc de la suppression du quotient conjugal, qui constitue, expliquent-ils, une incitation au non-emploi ou au sous-emploi des femmes   . Même si l’on comprend la démonstration et qu’on en partage la philosophie, on peut toutefois se demander si les auteurs n’attachent pas trop de poids à ce seul élément lorsqu’ils évaluent les effets sur l’offre de travail que sa suppression serait susceptible d’entraîner.

Pour finir, nous avons dit que la troisième partie traitait trop rapidement d’un certain nombre de sujets importants. Le cas le plus criant est certainement celui du financement de la protection sociale, où la solution transitoire que préconisent les auteurs pour transférer les cotisations maladie, famille, etc. est de créer une contribution patronale généralisée assise sur les revenus du capital des ménages, mais dont les modalités,  pour pouvoir être discutées, devront être mieux explicitées.

Peut-être ces débats pourront-ils se poursuivre sur le site www.révolution-fiscale.fr, si au-delà de l’outil de simulation qu’il met à disposition de tous, celui-ci pouvait permettre de prolonger également la discussion.