Sur un sujet qui est redevenu d'actualité, la revue consacre un dossier à la réforme fiscale, avec en ouverture un article remarquable de Denis Clerc

Le numéro de juillet-septembre de la revue L’Economie politique mérite l’attention   . Denis Clerc y publie un article remarquable sur la réforme fiscale, auquel réagissent, dans un deuxième temps, des auteurs qu’il a conviés.


Le débat sur le bouclier fiscal et/ou les niches fiscales, dans le contexte de l’augmentation attendue des impôts pour faire face aux déficits publics, a replacé la question de la réforme fiscale au premier plan de l’actualité. Et les propositions de réforme fleurissent ces derniers temps, en particulier à gauche   .


L’injustice flagrante que constituent les allègements d’impôts divers et variés et en forte augmentation ces dernières années dont bénéficient les riches rend la réforme fiscale indispensable. Mais celle-ci doit aussi réduire la pauvreté et faire que l’on puisse en sortir rapidement lorsqu’on y est tombé. Il s’agit donc de raboter en haut pour distribuer en bas, tout en évitant de construire une nouvelle usine à gaz, écrit l’auteur.
Le système fiscal qu’il propose repose sur un principe simple :
- entre le minimum garanti et le niveau de vie médian, l’impôt est négatif et l’Etat complète les revenus des ménages ;
- au-delà, la part de ceux-ci qui excèdent le niveau de vie médian est imposée selon le même taux uniforme que celui qui régit la diminution des versements de l’Etat dans le premier cas.
Tout se passe donc comme si l’Etat donnait à chacun une somme correspondant au minimum garanti et prélevait une part proportionnelle des revenus dépassant celui-ci. Le dispositif permet de conjuguer une certaine progressivité de l’impôt, du fait qu’aucun impôt n’est dû sur les revenus en deçà du niveau de vie médian, et une contribution (au moins) proportionnelle aux revenus, dont le principe est certainement peu contestable, même si cela laisse ouverte la question de savoir si au-delà d’un certain niveau de revenu, il ne faudrait pas rétablir une progressivité plus forte.


Précisions utiles :
L’auteur parle de niveau de vie   , pas de revenu ; les revenus des ménages sont donc divisés par leur nombre d’unités de consommation (UC), ce qui pose le problème des familles qui verraient leur situation se dégrader du fait de la substitution des UC au quotient familial nettement plus favorable et de l’inclusion des prestations familiales dans le revenu imposable, qu’il conviendrait alors de régler, selon l'auteur, en augmentant les allocations familiales et en faisant démarrer celles-ci dès le premier enfant.
Tous les autres prélèvements pesant sur les revenus déclarés sont supprimés, de même que la prime pour l’emploi, que l’impôt sur la fortune, le bouclier fiscal et les niches fiscales (au moins en ce qui concerne l’impôt sur le revenu), de même que les prestations logement.
Le montant du minimum garanti et le taux de prélèvement sont les deux paramètres à définir dans ce système. Remarquons toutefois qu’ils ne peuvent pas être spécifiés indépendamment l’un de l’autre si l’on admet le principe d’une bascule qui s’effectue de part et d’autre du niveau de vie médian (soit 1 550 euros mensuels, nets d’impôts, en 2007). L’auteur propose alors de fixer le minimum garanti pour une unité de consommation à 620 euros par mois (soit 35% au-dessus du montant du RSA qui en tient lieu actuellement) et le taux de prélèvement à 40%. Si l’on fixait le minimum garanti au niveau du seuil de pauvreté, soit 950 euros par mois   , le taux de prélèvement s’établirait, dans ce système, à un peu plus de 60%, ce qui est probablement excessif si l’on vise une acceptation sociale large du dispositif. A noter, même avec un taux de prélèvement de 40% et bien que celui-ci soit fixe, la progressivité est accrue par rapport au système en vigueur.


Plus globalement, quels changements cela induit-il par rapport à la situation actuelle ? Denis Clerc nous fournit les résultats des calculs. Le niveau de vie moyen du premier décile   progresse d’un peu plus de 40% (de 642 à 910 €). Pour le deuxième décile, le gain atteint encore 20%. Les perdants sont tous situés dans les 40% les plus favorisés, mais la perte est surtout importante à partir du dernier décile, correspondant à un revenu moyen par unité de consommation supérieur à 3 600 euros par mois (si l’on ne prend pas en compte les 1% les plus favorisés), pour lequel elle atteint 16%. Elle n’augmente toutefois guère plus lorsqu’on escalade la courbe des revenus puisque qu’elle ne représente que 18% pour le millième des plus favorisés, qui disposent d’un revenu moyen mensuel de 26 800 euros.
Globalement, l’opération s’équilibre à peu près (les calculs faisant apparaître un léger excédent), même s’il convient d’être prudent, comme le précise l’auteur, du fait de la complexité du système actuel par rapport auquel la comparaison s’effectue, de la nécessité de consentir des dépenses sociales supplémentaires au bénéfice des titulaires du minimum vieillesse ou de l’allocation adulte handicapé, des familles ou encore des ménages à faible niveau de vie se révélant incapables de payer un loyer normal (en raison de la suppression des prestations logement, cf. ci-dessus), et également de l’utilité du maintien de certaines niches fiscales ou tout au moins des dépenses correspondantes   .
La force démonstrative du modèle tient à la manière simple dont il relie l’impôt sur le revenu et la redistribution (de combien pourrait-on augmenter les impôts pour améliorer la situation des pauvres sans tomber sous le coup de l’accusation d’instaurer des prélèvements confiscatoires ?). L’auteur est sans doute trop prudent en matière d’imposition des très hauts revenus et il ne traite pas de l’impôt sur le patrimoine. On pourrait aussi lui faire le reproche d’être trop rapide sur la question des niches fiscales (dont les incidences financières sont plus délicates à appréhender qu’il ne semble le prendre en compte dans cet article), mais en même temps il faut admettre que ces questions ne sont pas véritablement au cœur de sa démonstration et l’affaiblissent dont assez peu.


Alain Caillé s’interroge à la suite sur le point de savoir si les conditions politiques de l’acceptation d’un tel système pourraient un jour être réunies. C’est en effet la question essentielle que nous semble poser cet article, mais lui ne semble pas croire à la force démonstrative du modèle proposé (peut-être parce que d’autres tentatives un peu équivalentes n’ont pas produit d’effet significatif). Dans le cas contraire, il vaudrait sans doute mieux se contenter de propositions plus faciles à mettre en œuvre comme d’augmenter le niveau du RSA ou encore le taux marginal d’imposition, etc.
Michel Dollé   plaide quant à lui pour le maintien d’un taux marginal croissant, au motif que le capital social, qui justifie l’impôt, serait davantage sollicité dans les activités à plus forte valeur ajoutée par unité de travail (ou de capital). Admettons, même s’il n’est pas certain que ce soit le meilleur argument que l’on puisse trouver en faveur d’une imposition plus forte des très hauts revenus.
Vincent Drezet   exprime son accord avec le fait de réintégrer les revenus de capitaux mobiliers (dividendes, revenus d’obligations, plus-values), qui ont à la fois fortement crû et bénéficié ces dernières années de nombreux allègements, mais également la totalité des revenus d’activité, de remplacement (dont les prestations familiales) et de patrimoine, dans l’imposition de droit commun, comme le propose D. Clerc. Mais il suggère de compléter encore le dispositif en instaurant un impôt à assiette large et à taux faible (afin de ne pas mélanger imposition des flux et imposition du stock) sur le patrimoine, en lieu et place de l’ISF, et également un taux marginal au-delà d’un certain niveau de revenu, qui dissuaderait le versement de trop hautes rémunérations. Enfin, il plaide pour un examen au cas par cas des niches fiscales, non sans indiquer toutefois que le maintien (justifié) d’une partie d’entre elles affecterait l’équilibre budgétaire de la réforme proposée.
Ces propositions (et quelques autres concernant par exemple les droits de succession et la fiscalité des entreprises) sont également au cœur du livre que celui-ci vient de publier avec Liêm Hoang-Ngoc, Il faut faire payer les riches   , qui est toutefois davantage centré sur l’augmentation des impôts pour les très riches, au risque de rendre moins directement perceptibles les enjeux de la redistribution.
Enfin, Yannick Vanderborght et Philippe Van Parijs   soulignent une première différence importante entre l’allocation universelle qu’ils défendent et le système proposé par Denis Clerc : l’allocation universelle correspond en effet à une avance alors que le montant de l’impôt négatif ne peut être défini qu’ex post, ce qui n’est pas sans présenter quelques inconvénients. Une seconde différence consiste dans l’individualisation des prestations, à laquelle ils restent attachés. On pourrait imaginer, expliquent-ils, pour éviter que l’allocation individuelle ne devienne prohibitive (qui est la principale objection qu’on lui fait et que rappelait du reste Denis Clerc à la fin de son article), en fixer le montant à la moitié du seuil de pauvreté pour un couple de cohabitants, tout en maintenant un dispositif résiduel pour les ménages ne comportant qu’un adulte.
Ces différentes remarques n’épuisent pas le débat, dont il faut espérer qu’il puisse se poursuivre dans les mois qui viennent dans d’autres endroits.

Mentionnons encore rapidement les deux autres dossiers que contient ce numéro. Robert Boyer montre dans un article stimulant la réflexion comment l’on peut trouver chez de grands économistes du passé, Marx, Keynes, Minsky, Wicksell, Schumpeter, Fischer, Knight ou encore Hayek, des éléments pour comprendre la crise des subprimes et esquisser un paradigme alternatif à celui de l’économie standard. Enfin, Jean-Michel Severino répond aux questions de Christian Chavagneux (qui se fait visiblement le porte-parole des auteurs de la note de lecture qu’il publie à la suite), à propos de son livre Le temps de l’Afrique