Un recueil d'articles du directeur de la revue Cités qui entretient un  rapport lointain avec son titre et se révèle trop éclectique et daté pour vraiment retenir l'attention.

Yves Charles Zarka est philosophe, spécialiste de Hobbes, auquel il a consacré de nombreuses publications durant ces dernières années. On lui doit une série d'études sur la philosophie politique de ce penseur mais aussi sur sa philosophie de la connaissance et ses positions matérialistes, domaines de recherche délaissés en France.

Grâce à Zarka, Hobbes, l'interlocuteur des "méditations métaphysiques"  de Descartes, auteur de plusieurs objections, a trouvé dans l'hexagone  un statut de penseur universel.Y-C. Zarka est, en outre, le créateur aux PUF de la revue Cités, qui aborde régulièrement les grandes questions de la philosophie politique et du droit par l'intermédiaire de dossiers thématiques.

Le présent volume porte un titre qui peut laisser penser que l'on se situe en face d'un essai sur l'évolution de la place des intellectuels dans le débat public contemporain. Il n'en est rien. Cette question, si elle est effectivement  abordée,  est loin de faire le tour d’un propos d'une extrême diversité. On pourrait résumer la démarche adoptée par le philosophe par un souci  d'interpréter les enjeux politiques du monde contemporain à la lumière de grands penseurs, anciens ou modernes.

Le livre se présente en fait plutôt comme un recueil d'articles très (trop ?) diversifiés parus dans Cités au long des dernières années et abordant plusieurs domaines de la pensée politique. Les tribulations de Vincent Peillon côtoient ainsi la pensée politique de Derrida.

La question des intellectuels constitue cependant le point d'entrée  de ce recueil car, à travers la notion de "destitution", ce que Zarka pointe du doigt, c'est la dévalorisation de la condition des intellectuels dans le débat public. Celle-ci  s'opère aussi bien par un nivèlement des valeurs ou par la remise en cause de leur statut.

Une Nouvelle trahison des clercs ?

Dans son (tout) petit essai introductif, assez revigorant toutefois, Zarka pourfend de belle manière (mais Hobbes ne se séparait jamais de son épée), le paysage intellectuel médiatique dominant.

Pour lui, il n'y a pas eu tant trahison, que substitution des clercs par une catégorie d'intellectuels en quête de coups ponctuels, sachant composer avec le champ médiatique, réseau qu'il faut savoir circonscrire à  son profit. C'est la dénonciation du triomphe de l'intrigue et de l'habileté sur le contenu du propos à laquelle se livre l'auteur.

A une époque passée où la visibilité dans les médias constituait un mode de reconnaissance de l'œuvre et de la pensée est venu se substituer  le temps présent où les médias fabriquent et hiérarchisent la pensée, livrant au grand public des noms et des figures qui ne reflètent pas l'importance réelle de l'œuvre, quand œuvre il y a.

La fonction culturelle  médiatique qui était de donner le goût de la découverte s'est muée en appauvrissement du goût par une tendance à la prescription facile et une soumission au marketing éditorial.

le pouvoir des "vrais" intellectuels est de toute façon devenu bien dérisoire face à la capacité oratoire, à l'habileté de certains intellectuels  autoproclamés à se mouvoir dans l'univers politico-médiatique. Ce que décrit Zarka, c'est l'avènement de nouveaux sophistes, qui savent justifier en rhétoriciens toute position qui permet de se faire connaître auprès du grand public.Un tel se montre donc anti-freudien, un autre pro-nietzchéen ou son inverse selon l'air du temps et la volonté de capter l'attention.

Le souci de communiquer débouche sur une vulgarisation sans qualités, un simplisme mièvre, qui crée d'ailleurs une faille culturelle grandissante entre les vrais détenteurs du savoir qui peuvent et savent trier le bon grain de l'ivraie, et ceux qui se contentent d'absorber passivement une culture cyniquement livrée aux marchands du temple.

Zarka rattache avec pertinence ce phénomène à celui, plus ancien, des nouveaux philosophes. Michel Onfray est par exemple  une de ses  têtes de turc. Volée de bois vert maintes fois répétée, tant l'aisance à se mouvoir dans le monde médiatique du Diogène caennais n’aurait d'égal que le caractère peu convaincant et peu étoffé  de ses démonstrations, qu'elles s'appliquent à Freud ou à la religion. Des domaines vendeurs, par ailleurs, qui seraient livrés aux raccourcis et à la psychologie de bazar sous le parrainage bienveillant de quelques animateurs télévisuels complaisants.

Le réquisitoire est rude, assez savoureux, bien qu'il risque de ne pas trouver d’échos tant la marchandisation et la peoplisation se sont -aussi- emparées de la vie culturelle. Mais, pour Zarka, ce phénomène, qui ne date pas d'hier, doit être mis en corrélation avec la question de l’évaluation des enseignants, à la mode aujourd'hui, et qu'il assimile à une nouvelle tentative de dépréciation des intellectuels.

On sera ici un peu plus circonspect quant au lien entre les deux éléments. On pourrait de plus, objecter à l' auteur que les professeurs d’ Harvard ne se sont jamais plaints d'être évalués par leurs étudiants et qu'ils considèrent cela comme parfaitement naturel , on pourrait aussi lui rétorquer que cela n'empêche pas les dits professeurs de récolter un certain nombre de prix Nobel dans de nombreuses disciplines.

Il y a donc évaluation et évaluation. Si cette dernière est une fausse démocratisation directe du savoir de type "maoïste", c'est à dire une sorte de revanche sociale contre le mandarinat supposé des enseignants, elle est évidemment démagogique et condamnable, si elle permet de vérifier la transmission des connaissances et de faire évoluer les pédagogies, la question est plus discutable.

Il est possible, et même probable, que l'évaluation soit une mauvaise solution, il est également possible qu'elle soit la fausse réponse d'une vraie question, celui des contenus et des modalités d'un enseignement qui s'est terriblement massifié et génère donc de graves disparités entre ceux qui disposent des outils de base pour s'en extraire et s'y orienter et ceux qui s'y engluent jusqu'à s'y noyer. Il est néanmoins dommage que ce point de vue tout à fait respectable et pertinent ne s'accompagne pas d'une nécessaire et inévitable réflexion sur la place de l'enseignement et de la pédagogie à l’Université.

On aurait aimé lire à côté de cette position éminemment défendable un mot pour les étudiants en question, qui, il est vrai, se moquent d'évaluer leurs enseignants, mais préféreraient sans doute que l'institution universitaire  puisse s'interroger sur l'acquisition et la transmission des savoirs.

L’Affaire Carl Schmitt

Autre cheval de bataille d’Yves Charles Zarka : la polémique qu'il a contribué à lancer à propos de la réception de  l'œuvre de Carl Schmitt  en France. Zarka avait précédemment contribué à une critique de cette trop complaisante attitude envers le juriste phare des débuts de l’IIIème Reich en publiant un ouvrage collectif: Carl Schmitt ou le mythe du politique 

Il avait montré sans pouvoir être démenti, tant les preuves sont accablantes, les terribles compromissions de Schmitt avec l'appareil national-socialiste, son manque de repentance par la suite, ses écrits de jeunesse ou son journal intime teinté d'antisémitisme. Il avait également, avec pertinence, interrogé les incohérences de ceux qui estiment possible la séparation entre la pensée de Schmitt et son contexte historique.

On lira donc avec davantage de profit  Carl Schmitt ou le mythe du politique qui développait un contenu très critique et argumenté que les deux articles du présent recueil.

Ici, le plaidoyer se contente d'être moral. Si l'on se cantonnait à lire les deux publications sur le "cas Schmitt", on pourrait penser que L'interdit que pose Zarka est lié à des considérations purement historiques ou éthiques, certes honorables, mais sans vraie confrontation philosophique.

En conséquence, osons l'écrire, on ressent une insatisfaction par rapport à ce positionnement. Non pas qu'il faille absoudre Schmitt ou considérer sa pensée comme inoffensive, comme en témoigne ses références constantes à des penseurs profondément hostiles au libéralisme politique, comme l'aristocrate espagnol Donoso Cortès.

On comprend très vite quel est le camp naturel de Schmitt à la lecture de ses références, on partage totalement l'avis de Zarka quand il évoque la mauvaise foi avec laquelle ce dernier fait reposer sur les "Libéraux" entendus au sens large, une dépréciation du politique qui mènerait à une dégénérescence , alors que le modèle National-Socialiste ne lui apparut jamais comme porteur de ce risque.

Pour autant, on ne saurait combattre une philosophie comme celle de Carl Schmitt qu'avec les armes de la philosophie, l'usage de la Raison et la discussion pied à pied des thèses adverses. On ne peut non plus minimiser le pouvoir de fascination et la solidité de l'architecture de la pensée, ni l'extraordinaire effort phénoménologique pour dégager l'essence pure du politique qui se fait jour dans ses ouvrages majeurs. Et c'est précisément grâce à cela que cette pensée exerce toute son attraction. Elle demeure une des tentatives les plus abouties de penser le Politique et rien que lui, un politique dénué de tout mélange, pur et non contaminé par l'économique, le social, l’éthique enfin.

C'est sans doute là que réside le point nodal sur laquelle une critique peut se focaliser. Cela veut dire qu'il y a très certainement une ontologie politique qu'il convient de circonscrire chez Schmitt, d'analyser et d'interpréter en vue de la déconstruire.

Or, les articles du présent recueil laissent de côté ces vraies questions philosophiques que sont le rapport de Schmitt à Hegel, la dette de  Schmitt à l'égard de Clausewitz, ou même la nature profonde du dualisme Ami/ennemi qui est réduit bien vite à une apologie de la théorie du bouc émissaire alors qu'elle débouche plutôt sur une ontologie juridique et politique très spécifique  à mettre en relief avec celle de Hegel.

On aurait aimé aussi lire une étude sur le rapport entre  Carl Schmitt et son devancier ibère Donoso Cortès, sans cesse évoqué dans son œuvre et que l'on connaît mal en France, ou ses rapports avec les contre-révolutionnaires français comme De Bonald et De Maistre ou avec ses thuriféraires contemporains, comme son préfacier Julien Freund.

On aurait, en l'espèce, préféré lire plus de philosophie et moins d'opinions. Rappelons que la philosophie s'est construite précisément contre la doxa et qu'il est dangereux de mener un combat avec les armes de cette dernière, qui ne sont pas à la hauteur de la philosophie. Or, qu'on le veuille ou non, il y a chez Carl Schmitt de la pensée, une pensée certes profondément hostile à des valeurs consacrées par la démocratie parlementaire. Cette œuvre compte néanmoins désormais parmi les conceptions du politique et surtout les méthodes d'analyse du politique avec lesquelles il faut nécessairement se confronter, y compris pour les confondre et les déconstruire. La loi fondamentale allemande, par exemple, qui a mené à exclure de certains postes de fonctionnaires des militants communistes,  procède sans doute d'une pure logique juridique  issue de la conception schmittienne du politique.

 Schmitt s'inscrivait donc dans des débats liés à la tradition philosophique et juridique allemande la plus ancienne visant à lier les deux disciplines, dont Hegel et Fichte portent témoignage. Cela prouve également la nécessité d'une réflexion sur la notion de faiblesse des démocraties à travers une approche contradictoire de la pensée schmittienne.

Un cantique pour Leibowitz

On évoque assez peu en France la figure hautement polémique de Yeshayahou Leibowitz. On l'évoque d'autant moins lorsqu'il s'agit de positions qui n'ont pas grand  chose à voir avec sa critique très forte des institutions et de la politique intérieure israélienne.

Leibowitz est avant tout un grand scientifique spécialiste en neurobiologie. C'est également un travailliste convaincu doublé d'un orthodoxe religieux non moins convaincu, rattaché au courant dit "modern orthodox" et un commentateur de la Torah. De manière inattendue, Zarka évoque une question qui  semblerait appartenir à la seule sphère religieuse mais comprend en réalité des enjeux politiques liés à la notion de consensus démocratique.

Leibowitz avait adopté une position très critique à l'encontre du christianisme qu'il avait, avec son franc-parler habituel, qualifié d '"entreprise malhonnête de discrédit du judaïsme". En ces temps de dialogue inter-religieux et de réconciliation, de repentances papales et de célébrations post-conciliaires de la fin de "l'enseignement du mépris", pour reprendre le mot resté fameux de Jules Isaac, le propos a pu choquer. La phrase de Leibowitz résonne en effet comme un soufflet jeté à la face des artisans du dialogue judéo-chrétien.

Zarka essaye d'en extraire la signification et de réfléchir à la possibilité et les limites de ce dialogue. Comment expliquer la position de Leibowitz ? Quelle est sa signification politique ? N’est-elle que pure provocation ? En fait, derrière ces positions, Leibowitz pointerait du doigt les tentatives de minimisation des désaccords théologiques et éthiques entre les deux traditions. Pour Leibowitz, confondre dialogue et édulcoration des divergences, ce serait précisément ne pas accomplir la confrontation nécessaire et arborer une attitude diplomatique de façade des plus fragiles. C'est l'occasion de repenser les rapports entre tolérance, pluralisme et vérité.

Zarka souligne, en se distanciant rhétoriquement de Leibowitz, l'enjeu politique du dialogue inter-religieux. Ce dernier ne peut exister que sur le fondement d'un "accord de désaccord" et l'abandon d'une prétention à la vérité sans laquelle le religieux ne pourrait s'inscrire dans l’espace de discussion sécularisé de nos sociétés démocratiques modernes.

Aplanir les différences relèverait ainsi d'un dialogue biaisé alors que les accepter sans finalité consensuelle dans leur violence intellectuelle latente  relèverait au contraire d'une saine dialectique.

Faces B

La lecture de ce recueil laisse au final une impression mitigée: Le sabayon qui nous est livré est en fait assez inégal. De très bons articles comme celui  consacré au séminaire de Derrida "la bête et le souverain" côtoient des prises de position assez anecdotiques.

Dans l'ensemble, ces très courts formats, qui relèvent parfois de l'éditorial s'extraient difficilement de la revue qui les a vus paraître. Le contexte des polémiques de l'époque semble parfois trop éloigné et ces écrits demeurent  trop connectés à l'actualité du moment. Ils livraient sans doute dans l'instant une analyse pertinente qui, quelques années après, a perdu de son acuité et de son intérêt.

On regrettera aussi la fâcheuse distorsion entre le titre et le contenu, titre très alléchant mais en réel décalage avec l'ensemble des sujets abordés, ce qui donne une impression assez dérangeante de vouloir égarer le lecteur. Ce dernier aurait sans doute volontiers acheté le livre pour y découvrir une réflexion sur le paysage intellectuel actuel. Il se retrouvera malheureusement avec un contenu que l'on qualifiera poliment d’éclectique, loin de l'affichage initial. Pour tout dire, ce livre ressemble à ces vieilles compilations de faces B que ressortent périodiquement les musiciens de pop entre deux albums. On attendra donc une vraie production originale de l'auteur et on passera son chemin pour cette fois