La gravure demeure incontestablement l’un des médiums parmi les plus originaux de l’histoire de l’art mexicain. Son développement a non seulement laissé au fil du temps des œuvres religieuses d’une profonde dimension sentimentale, mais il a également joué un rôle significatif dans la tournure prise par certains événements politiques   . De l’illustration évangélisatrice à la satire, l’originalité et l’inventivité des graveurs mexicains nous permettent d’apprécier toute l’authenticité culturelle de ce pays ; et sinon de comprendre ses complexités, du moins de faire l’expérience occasionnelle de ses fables, de son humour, de son autodérision. 

A ce propos, la très récente parution de la version française du Nouveau catéchisme pour Indiens insoumis   , ouvrage issu d’une alliance débridée entre l’écrivain récemment disparu Carlos Monsiváis et l’artiste Francisco Toledo, est le prétexte parfait pour revenir sur la question de son univers graphique. L’iconographie sui generis qui accompagne ce petit recueil de paraboles irrévérencieuses mérite donc une parenthèse.


Les planches du Nouveau catéchisme pour indiens insoumis signent un épisode unique dans l’art de l’illustration mexicaine moderne comme dans l’œuvre gravée de Francisco Toledo. Contrairement aux pratiques d’usage, cet ensemble d’illustrations voit le jour avant les textes, devenant ainsi la source même d’inspiration des allégories de Carlos Monsiváis et non l’inverse. La formule associant image et texte inaugure ici un genre tout à fait inédit dans la production graphique de Toledo, à savoir, la parodie religieuse.

A l’origine de ce projet, une heureuse trouvaille de l’artiste : neuf matrices de cuivre des XVIIe et XVIIIe siècles, en provenance de Tlaxcala et de Puebla, contenant des images religieuses. Semblables à celles qu’illustraient autrefois les frontispices des catéchismes novo-hispaniques, elles titillent son œil espiègle. Insatisfait par l’idée d’une simple réédition ou annexion à sa collection d’arts graphiques   , davantage audacieux, Toledo décide d’intervenir une nouvelle fois sur ces matrices, se réappropriant chacune des images de sorte que, de leur minutieuse reprise naît un ensemble profondément original. Il grave par-dessus à l’eau-forte, à la pointe sèche, au burin, au mezzotinto et imprime ses épreuves dans l’atelier de Mario Reyes à Mexico. L’artiste demande alors à Carlos Monsivais d’écrire neuf fables pour ses onze illustrations et le Nuevo Catecismo para Indios Remisos paraît sous forme d’une première édition de 31 exemplaires en 1981   .


Au fil des rééditions, le nombre d’illustrations et de textes augmente. Des neuf planches d’origine résultent quinze épreuves (les deux dernières étant uniquement retouchées à la gouache), dont seulement huit sont intégrées dans la réédition de 1996   . Actuellement, l’édition française propose une douzaine de planches en noir et blanc.

Le résultat est saisissant, illustrations et textes se répondent dans le ton comme dans la forme de façon naturelle, mettant en exergue deux imaginaires tout aussi mordants qu’habiles. Monsiváis et Toledo, tous deux amis et fins connaisseurs de la culture populaire et des racines ancestrales de leur pays, offrent une lecture inversée, pleine d’ironie et délicieusement insoumise sur l’un des piliers de la culture mexicaine : la foi chrétienne.

Pour comprendre la nature de ces œuvres il faut tout d’abord revenir sur le caractère joueur et l’esprit indépendant du binôme, et plus particulièrement sur celui de son graveur. Francisco Toledo est né à Juchitan, dans la région d’Oaxaca, un territoire réputé par la résistance idéologique, l’engagement politique et l’indocilité de ses habitants. Fortement attaché aux mythes et traditions ancestrales, fier et enraciné, le peuple de l’Isthme de Tehuantepec se démarque avant tout par son insoumission. Cette attitude prévaut depuis l’arrivée des premiers colons jusqu’à nos jours   . La parution du Nouveau catéchisme pour Indiens insoumis signifie donc bien plus qu’une boutade intellectuelle, ou simplement le fruit d’un hasard. L’ouvrage ébauche les traits d’une idiosyncrasie sous-jacente à celle de la mexicanité que nous connaissons.


Aux temps de la colonisation, la circulation d’images religieuses joue un rôle prépondérant dans le renforcement de la doctrine chrétienne et l’éducation de l’Indien. Étant un moyen de diffusion efficace, l’image gravée est alors d’un grand secours face à l’analphabétisme et aux barrières linguistiques. Les fidèles reçoivent leur instruction grâce aux représentations des passages bibliques qui ornent les lieux de culte, ou aux textes de doctrine illustrés. L’esthétique des gravures produites en Nouvelle Espagne diffère néanmoins de ses modèles européens, elle intègre des motifs propres aux mains indiennes qui les fabriquent et représente fréquemment l’Indien   .

Toledo fait ressortir toutes ces particularités éducatives des planches et sa main habile nous permet de lire clairement l’iconographie d’origine, en dépit des nouveaux symboles qu’il y introduit. Nourri de sa propre mythologie, il entremêle des éléments de son répertoire iconographique personnel à ceux de l’imagerie religieuse. D’une œuvre à l’autre son univers zoomorphe s’y glisse comme un malicieux intrus, en douceur. Le résultat est étonnamment équilibré : les formes baroques rencontrent celles de son bestiaire taquin sans choquer l’œil du spectateur.


Ainsi se dédouble le fil narratif de l’image et nous y découvrons de nombreux détails suspects qui détournent le sens de l’image chrétienne. Un lapin à peine perceptible, caché sous le manteau de la vierge, nous fait douter de son principal atout, sa chasteté. Cette connotation sexuelle s’affirme lorsque notre œil revient à la forme phallique du tuyau d’eau qu’elle tient dans les mains et face à elle, au regard extasié de l’Indien. Dans une autre gravure, les âmes du Purgatoire brûlent patiemment dans le feu éternel et dressent leurs parapluies pour éviter que les flots de sang, qui coulent des blessures du Christ en croix, n’éteignent les flammes.
Remiso   jusqu’à la moelle, Toledo va jusqu’à évoquer les grands pêchés de l’Eglise et l’hypocrisie autour de la pédérastie. Dans l’une de ces illustrations, saint Joseph tient son fils par la main droite. A l’arrière-plan, un âne au rire ambigu brise la solennité de la scène. Après une lecture attentive de l’image, nous ne sommes pas certains de distinguer si le plaisir de la bête tient plus de l’amusement que lui procure le jeu de baléro (jeu populaire mexicain), que de son intention de parvenir à sodomiser le saint.

Divers motifs et ornements additionnés autour des scènes introduisent donc des modes de lectures multiples : des haricots ailés ou en train de germer ornent les bordures baroques, des crabes menaçants, des lézards musiciens, des putti aux corps de poulet, des ânes grotesques, des jambes provocatrices ou de vicieuses âmes du Purgatoire cohabitent dans la dimension gravée. Ils rient, se moquent et menacent l’ordre morale de la culture subjuguée

 

A lire sur nonfiction.fr :

La critique du livre de Carlos Monsivais, Qui connaît Carlos Monsiváis en France ? Qui ne connaît..., par Isabelle Colrat.