Jean Castex explore la métamorphose urbaine qu’entreprit au début du XXe siècle Chicago pour incarner la modernité dans le monde.

* Une autre critique de Chicago 1910-1930. Le chantier de la ville moderne a été publiée sur nonfiction.fr.

 

A l’heure où Shanghai prétend incarner la modernité urbaine aux yeux du monde entier en organisant avec faste l’Exposition Universelle consacrée à la ville durable, l’architecte Jean Castex explore le chantier non moins pharaonique qu’entreprit Chicago au début du XXe siècle pour devenir la ville phare du XXe siècle. Portée par une concurrence féroce avec New York, la ville change de peau en 20 ans, de 1910 à la crise de 1929. Cette métamorphose marque une étape majeure dans l’histoire urbaine. Comment Chicago devient-il le lieu où se fabrique un nouveau type de ville et s’invente la modernité urbaine ? A travers cette étude, Jean Castex pose une question majeure : quels sont les ressorts de la modernité en urbanisme et en architecture, comment se construit la modernité d’une ville ?

Lauréat du "prix de la ville à lire 2010", Chicago 1910-1930 – Le chantier de la ville moderne est une monographie approfondie et richement documentée, fruit de vingt cinq années de recherche et d’enseignement de l’auteur sur l’architecture et la ville de Chicago. Jean Castex fait le récit de l’ambition démesurée de Chicago et de la réalisation concrète de son chantier, dans une approche architecturale et morphologique. L’axe directeur de l’ouvrage est l’analyse de la fabrication matérielle de cette ville moderne et des prouesses techniques propres à Chicago, résultats de la fusion des travaux des architectes et des ingénieurs.

 

Le modèle inventé par Chicago

 

Le "chantier de la ville moderne" naît à la fois d’un besoin criant et d’une ambition démesurée. Au début du XXe siècle, Chicago connaît une "crise urbaine" : face à la forte croissance démographique et à l’explosion de l’automobile, la ville est de plus en plus congestionnée. Mais elle déborde aussi d’ambition : de puissants hommes d’affaires, architectes et politiciens se donnent pour objectif de concurrencer New York et de bâtir la première métropole mondiale. Le plan de l’architecte Daniel Burnham (1909), d’initiative privée mais entériné par la Municipalité, est à la fois un rejet du laisser-faire et un outil de rayonnement international.

La réorganisation du Loop (le quartier d’affaires central de Chicago) et sa "monumentalisation" vont de pair dans les années 1910 et 1920 : valorisation de la rivière, création de ponts-monuments comme celui de Michigan Avenue, élargissement des boulevards, érection de tours avant-gardistes comme le Wrigley Building ou le Civic Opera. Ces aménagements rapides et spectaculaires font le prestige de Chicago. Jean Castex cite Paul Gilbert : "C’est l’avant-garde des changements éblouissants qui s’abattront sur l’Amérique avant vingt-cinq ans, une vision du futur" (p 74).

Mais le modèle qu’invente Chicago ne se limite pas à cette vitrine majestueuse. Le chantier moderne métamorphose toute la structure de la ville : le sol se surélève, les réseaux (eau, voies ferrées, tramway, rues, autoroutes, bâtiments) s’accumulent et se superposent. Toute la ville vit désormais sur deux niveaux : la ville lumineuse et attractive pour les affaires et la déambulation au-dessus (au niveau des boulevards surélevés), la ville souterraine et logistique pour les transports de marchandises et les livraisons en dessous. La rue, qui se détache du sol, et le bâtiment, qui s’affirme comme une ville dans la ville (avec une grande mixité d’usages dans les tours : hôtels, bureaux, commerces, spectacles…), changent de statut et d’échelle. L’espace se démultiplie, l’intensité urbaine explose.

 

Un "chantier" suspendu au-dessus des réalités politiques, économiques et sociétales

 

Le terme de "chantier" mis en exergue dans le titre de l’ouvrage donne le ton. Fasciné par la créativité et l’ingéniosité architecturales déployées dans cette quête effrénée de foncier, Jean Castex décortique la transformation morphologique de Chicago (analyse fine de l’agencement des poutres et du choix des matériaux dans les gratte-ciel, notamment) : il nous livre le mode de construction de cette machine urbaine complexe. L’ouvrage devrait donc passionner les férus d’architecture, mais paraît peu accessible à d’autres publics.

On peut regretter que l’auteur ne propose pas une lecture plus ouverte et complète du chantier de la ville moderne, et effleure seulement des enjeux majeurs : selon quels jeux d’acteurs et quels processus politiques (règlements), économiques (financements) et culturels (comportements) la mutation radicale de Chicago s’est-elle réalisée, et avec quelles conséquences socio-économiques pour la ville et ses habitants ? Pas un mot par exemple sur l’école de sociologie de Chicago, ou encore sur le système mafieux, pourtant si influent dans le Chicago de la prohibition. Jean Castex a clairement décidé de marginaliser ces dimensions dans sa démonstration, mais ce choix apparaît discutable, tant celles-ci sont fondamentales pour comprendre la transformation concrète de la ville. Son "chantier de la ville moderne" apparaît ainsi quelque peu suspendu au-dessus des réalités politiques, économiques et sociétales de Chicago.

En dépit de cet écueil, l’ouvrage présente le grand intérêt d’explorer la question de la modernité urbaine, en mettant en lumière deux de ses principaux ressorts : la circulation incessante des modèles urbains et la mise en communication du projet urbain.

La circulation incessante des modèles urbains

 

Un tel chantier ne peut se réaliser sans le soutien puissant d’une élite locale, à l’ambition démesurée et à la foi inébranlable dans le progrès technique. Mais Jean Castex montre aussi que le mécanisme de la modernité urbaine ne fonctionne pas en vase clos : l’aspiration à la modernité ne peut se concrétiser sans ouverture à l’extérieur. Il ne suffit pas d’innover et d’investir, il faut aussi regarder vers d’autres villes et rechercher des modèles pour mieux asseoir le projet et convaincre la société chicagoanne de son bien-fondé. Daniel Burnham et Walter Moody, grand chef d’orchestre du Plan Burnham, font ainsi largement référence aux villes européennes, Paris, Londres et Vienne.

Paris est considéré comme un modèle de cohérence urbaine et de monumentalité, la meilleure preuve de l’efficacité de la planification urbaine, "le plus haut développement de toutes les villes du monde". La figure du Baron Haussmann est encensée pour mieux construire en miroir le prestige de Daniel Burnham, appelé à devenir le visage charismatique du chantier moderne de Chicago. Plus concrètement, l’autre ville référence majeure pour la transformation de Chicago est New York, grande rivale mais aussi "grande sœur". Le Plan de Chicago s’en inspire pour valoriser les nouvelles gares et concevoir la monumentalité urbaine : Union Station (construite à Chicago entre 1900 et 1925) est une réplique du Grand Central de New York, tandis que Michigan Avenue répond à la Ve Avenue.

A Chicago, la modernité urbaine s’est ainsi construite par référence à des modèles extérieurs, réinterprétés dans le contexte local, et s’est concrétisée par la définition d’un modèle propre : une intensité urbaine démultipliée par la création d’une ville à plusieurs niveaux. Et la circulation des modèles n’est pas univoque et figée. Jean Castex souligne qu’elle se poursuit dans l’espace et dans le temps : en retour, Chicago s’est affirmé comme une référence mondiale en architecture et en urbanisme, notamment pour de nombreuses métropoles asiatiques comme Séoul, Pékin ou Shanghai, adeptes de la densité, des réseaux d’infrastructures superposés et des gratte-ciel futuristes. Chicago est donc une plaque tournante des modèles urbains, qui a su construire un discours de la modernité.

 

La mise en communication innovante du projet urbain

 

L’autre face de la modernité de Chicago est précisément l’art de brasser et de populariser ces références et ces modèles, par une mise en communication innovante du projet urbain. Dans le Chapitre 1 (La mise à l’épreuve du Plan de Burnham), Jean Castex analyse l’avant-gardisme de Walter Moody, propagandiste en chef du chantier de Chicago, qui en assura la promotion par des canaux alors inédits : conférences géantes, film, campagne de publicité sans précédent, et surtout enseignement scolaire. Avec le Wacker’s Manual of the Plan of Chicago (1912) publié à près de 200 000 exemplaires, le Plan de Chicago, et plus largement l’urbanisme (avec la mobilisation des modèles européens), sont expliqués aux enfants de la ville, et à travers eux à leurs parents. Il s’agit de tisser un lien étroit avec l’opinion et de l’éduquer solidement. "Faire le Plan de Chicago avec le peuple", tel est le credo de Walter Moody. Cette originalité s’explique par la démocratisation avancée de l’urbanisme à Chicago, où les habitants doivent approuver par leur vote la construction de chaque morceau du Plan. Il faut donc "vendre le projet", selon l’expression de Moody : "Le planificateur moderne n’est plus seulement un architecte ; il est un personnage composite – architecte, ingénieur, promoteur, journaliste, éducateur, conférencier, juriste et, par-dessus tout, diplomate" (p 57).

 

L’ouvrage de Jean Castex apporte ainsi une contribution intéressante à la réflexion sur la modernité urbaine, et de façon indirecte un éclairage sur le débat actuel du Grand Paris. Un siècle après le lancement du chantier moderne du Loop, le cas francilien présente de fortes ressemblances : un contexte de "crise urbaine", une ambition de modernisation urbaine et de rayonnement international, une mobilisation de modèles urbains extérieurs (notamment les clusters anglo-saxons) et une communication innovante autour du projet urbain (exposition d’architecture spectaculaire, vulgarisation et échange sur Internet). Une divergence majeure apparaît en revanche : la démocratisation du projet du Grand Paris semble aujourd’hui compromise. Pourrait-on imaginer, comme au Chicago avant-gardiste des années 1910-20, un projet de Grand Paris enseigné et soumis au suffrage populaire ?