Trois auteurs tordent le cou aux légendes concernant la décroissance.

Nous le savons tous, les "objecteurs de croissance" sont dangereux. Ces gens qui expliquent qu’une croissance infinie n’est pas possible dans un monde fini sont, au choix : d’horribles réactionnaires, qui veulent revenir à l’âge de pierre, nier les progrès apportés par les Lumières ; de terribles catastrophistes, qui dansent sur les décombres de l’emploi et se réjouissent du fait que "la crise s’aggrave"   ; enfin, des fondamentalistes religieux, qui professent le vœu de pauvreté pour tous, et substituent à la rationalité, la mystique et l’ascèse. Ils veulent laisser le Sud dans sa pauvreté, ce sont des petits bourgeois coupés du peuple, ils refusent le progrès. La décroissance est une idéologie néfaste, qui non seulement considère la catastrophe comme inévitable, mais l’estime encore d’une certaine manière désirable.

Sauf que la décroissance n’est pas une idéologie ; qu’elle ne se réjouit pas de la crise ; qu’elle veut créer du travail là où le système capitaliste en détruit, et que les valeurs qu’elle défend sont largement ignorées du grand public. Un mot à la mode, en somme, qu’il est de bon ton de caricaturer, car son contenu polémique déplaît fortement aux orthodoxes défenseurs de "la croissance", du "développement", du "PIB", du "plein emploi", et du bien-être pour tous, sans que jamais ne soit évoquée par eux – si l’on ose dire – la facture écologique de cette vision du monde.

La décroissance en dix questions et en dix réponses

Les trois auteurs de l’ouvrage dont nous allons parler s’attellent avec talent à passer en revue une par une ces caricatures et à démêler ces incompréhensions. Loin de livrer un plaidoyer virulent en faveur de la décroissance, ils nous proposent une réflexion qui réussit, comme nulle autre depuis plusieurs années, à remettre les pendules à l’heure avec beaucoup de clarté, en embrassant d’un seul regard les théories de la génération des fondateurs du courant décroissant – comme Ivan Illich ou Nicholas Georgescu-Roegen – et les options défendues, dans le contexte français, par la génération des héritiers – comme Serge Latouche, Paul Ariès ou Pierre Rabhi.

En un petit format, ils parviennent à donner au lecteur un accès à tous les débats soulevés ces dernières années, en les guidant d’une main sûre et experte. Dix questions trouvent ainsi réponse – des plus simples telles que "que signifie ‘décroissance’ ?", aux plus complexes telles que "la décroissance, c‘est la récession et le chômage ?".


Qu’est-ce que la décroissance ?

La décroissance a plus vite trouvé des ennemis que de fervents partisans. Et la première chose que désirent ceux qui s’y opposent est de la faire passer pour une idéologie, une doctrine, un corpus cohérent. Cela présente plusieurs avantages.

Tout d’abord, cela permet, chaque fois qu’un auteur défend sa propre vision de la décroissance, d’imputer au "mouvement" des objecteurs de croissance fallacieusement unifié les erreurs et les défauts de tel ou tel théoricien.

Le deuxième avantage n’est pas moins grand : en faisant basculer la nébuleuse décroissante dans la sphère des idéologies, des systèmes d’explication globalisants, on se donne la possibilité de la classer aux côtés du stalinisme ou du nazisme, c’est-à-dire de la traiter à la façon d’une doctrine qui, si elle venait à être appliquée concrètement, conduirait inévitablement au totalitarisme. Dans une telle perspective, il va de soi que le libéralisme économique, par contraste, n’est bien sûr pas une idéologie : c’est un système naturel.

Mais qu’est-ce au juste que la décroissance ? Comme le disent les auteurs, il s’agit avant tout d’une "galaxie"   , comportant ses tendances et ses contradictions. Selon eux, "il n’existe pas, aujourd’hui, de théorie de la décroissance"   ; le mot lui-même fonctionne comme un "mot-obus" ou un "slogan"   , servant à la critique du système productiviste, mais ne contribuant pas en tant que tel à l’élaboration d’un corpus théorique.

La décroissance : ses fondateurs, ses faiblesses

Disons-le nettement : l’objectif de l’ouvrage – lequel est d’"essayer d’y voir plus clair" afin de "structurer un débat riche et vivant"   – est pleinement atteint. En quelques pages seulement, les auteurs parviennent à exposer les pensées des fondateurs de l’idée de décroissance, au premier rang desquels il convient de citer Ivan Illich.

Cet auteur des années 1970 a montré avec force la tendance de toutes les institutions à se donner des fins qui leur sont propres, à ne poursuivre que "leur propre expansion destructrice"   . S’opposant à certaines constructions trop schématiques, Illich a élaboré une pensée des seuils et des masses critiques, en montrant par exemple que des objets au départ conviviaux peuvent devenir tout à fait contre-productifs. C’est à Ivan Illich que nous devons le calcul bien connu selon lequel, en agrégeant l’ensemble des coûts horaires liés à une voiture (temps passé à conduire, à payer, à réparer), la vitesse réelle de déplacement d’un habitant des Etats-Unis est de 6 km/h. La vitesse s’arrête là où commence l’embouteillage. Voilà de quelle manière un outil qui aurait pu être convivial est rendu contre-productif à partir d’un certain seuil.
 
Les trois auteurs font aussi la lumière sur les débats qui agitent aujourd’hui la sphère décroissante, en permettant de mieux en comprendre les différentes tendances. Ainsi les postulats culturalistes de Serge Latouche sont-ils analysés pour ce qu’ils sont   ; ainsi encore la tendance, présente sous la plume d’Édouard Goldsmith ou de Pierre Rabhi, à idéaliser le "mode de vie des peuples premiers" fait-elle l’objet d’une analyse sans concessions   .

La clarté de l’exposé et la pertinence des critiques font de l’ouvrage une excellente introduction à la thématique de la décroissance. Couplé à la lecture du classique de Goergescu-Roegen, il permet d’envisager la diversité des formes qu’a prises l’idée développée par l’économiste roumain dans les années 1970.

Qui est vraiment décroissant ?

Mais le livre ne se contente pas d’être un bon résumé d’idées défendues par d’autres auteurs. Dans certains chapitres, notamment ceux concernant directement l’économie, le ton se fait plus libre, les références moins nombreuses, et c’est avec brio que les trois auteurs se livrent à une critique en règle du système capitaliste. Comme ils le rappellent, chacun "[est] engagé, à des degrés divers, suivant [sa] propre sensibilité (…) en faveur de l’objection de croissance"   , et cette expérience semble avoir nourri leur réflexion personnelle en les conduisant à se poser un certain nombre de questions fondamentales.  

Qui est vraiment décroissant ? Comment peut-on accuser les objecteurs de croissance de vouloir détruire les emplois, provoquer la récession et la dépression, alors que de toute évidence, et cela depuis des décennies, le seul système qui détruise des emplois, provoque des récessions et des dépressions, n’est autre que le système capitaliste ?

Le renversement argumentatif qui se joue ici est important. Ainsi que s’emploient à le montrer les auteurs, toutes les critiques que l’on peut adresser à la soi-disant idéologie décroissante peuvent être aisément retournées contre le capitalisme lui-même. On reprochera par exemple aux adeptes de la "simplicité volontaire" de vouloir revenir à un mode de vie plus simple. Mais le système capitaliste et productiviste, en usant et abusant des ressources naturelles et minières non renouvelables, nous ramène plus sûrement et plus brutalement à un mode de vie dont la simplicité s’annonce bien plus terrible –  à une simplicité proprement catastrophique.

Au fur et à mesure de la démonstration, l’on comprend mieux où se situe au final l’incompréhension au sujet de la décroissance : si ses ennemis lui reprochent de vouloir retourner à l’âge de pierre, c’est aussi bien parce qu’ils ne voient pas que c’est précisément à cette époque que le système capitaliste lui-même est en train de nous ramener. La décroissance propose de gérer ce changement de manière collective et intelligente, pour en réduire les effets sociaux et environnementaux autant que faire se peut. Le capitalisme nous conduit à une décroissance forcée, inéluctable, catastrophique ; la décroissance nous propose d’en maîtriser l’évolution.

L’utopie de la décroissance ?

La décroissance, prétend-on, n’est qu’une horrible utopie ; ses partisans forment une secte d’un nouveau genre ; les solutions qu’ils avancent sont irréalistes.

Mais où se situe l’utopie ? Dans le fait de trouver, sans cesse, des solutions technologiques à des problèmes environnementaux, alors que nul n’ignore plus que toutes les solutions techniques produisent en retour toujours plus d’entropie ?

Lequel peut-être dit religieux ou mystique : celui qui promeut la simplicité volontaire pour permettre à chacun de vivre bien, de vivre mieux, ou celui qui pense que chacun pourra vivre conformément à l’"American way of life", bien installé dans son pavillon de banlieue, ou paradant au volant d’un 4x4 rutilant ? Le capitalisme entretient l’illusion que l’option qu’il définit au sein des systèmes économiques exclut toutes les autres.

Il est donc bon de rappeler que la technique n’existe pas à la façon d’un fait de nature, mais bien évidemment à la façon d’un événement historiquement déterminé   , qu’elle n’est pas étrangère, dans sa genèse et son développement, à un acte de foi et à un système de croyances. Il faut une confiance toute religieuse en l’efficacité de la technique pour ne pas délaisser ses outils, alors même qu’ils ont prouvé à maintes reprises leurs nocivités.

Décroissance et tentation totalitaire

Qui est vraiment totalitaire ? Les partisans de la décroissance, qui appellent à plus de démocratie et d’autonomie, et qui souhaitent organiser des unités de vie en commun permettant une démocratie directe, ou bien les défenseurs du système capitaliste et productiviste, dont les technologies se sont révélées à la fois opaques et anti-démocratiques ? Songeons par exemple que le "débat" sur les nanotechnologies a eu lieu après leur diffusion dans la vie quotidienne, et que les questions soumises à la sagacité des citoyens ne portaient pas alors sur le bien fondé d’une telle technologie, mais sur son application à tel ou tel domaine   . La technique comme religion est le premier ferment de l’idée anti-démocratique, de la confiscation par les experts de la destinée des individus.

La théorie décroissante propose une critique massive de ce système : "le problème n’est pas ‘d’internaliser les externalités’ de manière technocratique, mais de mettre en cause la rationalité économique au profit d’une autre rationalité s’appuyant sur une autre conception de la nature, de la liberté et des droits"   .

Paradoxalement, il apparaît que tout ce qui est imputé aux objecteurs de croissance – la tentation autoritaire, le sectarisme, la récession catastrophique – constitue bien plutôt les traits les plus distinctifs du système qu’ils critiquent : à savoir, le productivisme.

Quelques pistes et perpectives

D’autres chapitres du livre mériteraient d’être commentés. Le chapitre 7, consacré au chômage, à la récession et à l’économie capitaliste, est par exemple un traité de critique économique à lui tout seul. Les trois auteurs réussissent là un tour de force : résumer avec clarté, dans toute sa diversité, une doctrine vieille de trente ans, et lui adjoindre des propositions qui leur sont propres. En ce sens, ce livre permet non seulement de "comprendre et débattre", mais encore d’ouvrir, par son ampleur de vue, des pistes permettant d’aller au-delà de certains débats actuels   .

Face à la tendance des élites et des institutions à "se protéger elles-mêmes" et à "gérer l’acceptabilité sociale du risque" collectif qu’elles ont produit   , il est urgent de lire ce livre qui nous donne des armes pour comprendre l’impasse écologique actuelle