L’émergence de David Cameron sur la scène politique britannique était-elle inévitable ? Si Kenneth Clarke s’était démené pour mener une campagne interne digne de ce nom face à Iain Duncan Smith pour prendre les rênes du parti conservateur, si David Davis avait été plus prompt à prendre la place laissée vacante par la démission de Michael Howard, si ce dernier avait proposé à David Cameron le poste de shadow chancellor   , si George Osborne l’avait refusé, alors peut-être que David Cameron ne serait pas devenu la figure de proue des Tories.

Pourtant, comme le note John Gray   dans la London Review of Books   , son ascension est perçue par les observateurs comme irrésistible. On le compare volontiers à l’illustre Margaret Thatcher sans suspecter ce que sa prise de pouvoir pourrait charrier avec elle de querelles intestines au sein du parti conservateur, comme au temps où Thatcher fut évincée des premiers rôles. Ainsi, les analogies en temps de victoire sont trompeuses. Thatcher n’a pas commencé par appliquer l’idéologie néolibérale décomplexée avec laquelle elle fut ensuite identifiée. Les privatisations n’étaient pas mentionnées dans son programme de 1979, qui se concentrait sur l’endiguement de l’inflation et le démantèlement du pouvoir des syndicats. Le but de Thatcher était certes de destituer l’Etat de son pouvoir sur l’économie ; mais elle avait aussi en tête de provoquer une sorte de régénération morale dans les classes populaires, en liquidant le système des council houses ou logements sociaux. Elle pensait, comme bon nombre de courants idéologiques de la droite de l’époque, que le marché récompenserait une éthique du travail et de la constance. Le laissez-faire en économie bénéficierait forcément aux travailleurs méritants et consciencieux.


Toutefois, John Gray rappelle que la Grande-Bretagne dont rêvait Thatcher était bien plus celle des années 1950 que celle façonnée par sa politique néolibérale. Un marché du travail extrêmement fluctuant n’encourage pas le travailleur typiquement révérencieux et stable qu’envisageait Thatcher. Il incite bien plus à la prise de risque et à la remise en question permanente. La révolution sociale qui devait accompagner les grandes mutations économiques mises en œuvre par Thatcher n’a pas eu lieu. Ou plutôt, elle a fait de la Grande-Bretagne une société obsédée par l’idée du succès individuel, plus ouverte sur les différences sexuelles, moins monoculturelle et organisée en classes, mais plus instable et inégalitaire. Tony Blair- avec le petit groupe à l’origine de la création du New Labour- fut peut-être le seul à comprendre la rupture politique qui eut lieu à cette époque. Contrairement à ses prédécesseurs, il s’évertua à poursuivre le travail de modernisation entamée par Thatcher, tout en instaurant sous l’égide de Peter Mandelson une sorte de centralisme démocratique, au sein du Labour Party. A son tour, David Cameron s’est largement inspiré des techniques de communication de Tony Blair. En s’offrant les services de conseillers venus des tabloïds, il s’est forgé une image d’homme moderne qui se rend au bureau tous les matins sur sa bicyclette. Mais a-t-il seulement compris la leçon de léninisme de Mandelson selon laquelle la clé pour gagner plusieurs élections successives est d’abord de vaincre son propre parti ?

En tenant pour acquis que le régime mis en place par Thatcher est voué à se perpétuer, Cameron apparaît réellement comme l’héritier de Blair. En effet, pour John Gray, Thatcher n’aurait pas réussi à limiter le rôle de l’Etat ni à restaurer la Grande-Bretagne des années 1950. Il fallait un Etat puissant pour écraser les syndicats et limiter les pouvoirs locaux, tandis que la libéralisation de certaines institutions qui ne pouvaient pas être privatisées exigeait une planification élaborée et précise. Comme Blair, Cameron a accepté le fait qu’un "dirigisme de marché" règne dans les services publics- l’école, l’université ou le système de santé- et qu’un cadre néolibéral préserve la City de la moindre régulation financière. Le problème pour le leader conservateur est donc qu’il a adhéré à une vision du monde et de la modernité quasi obsolète. D’autres modèles économiques émergent, en Chine en Inde et au Brésil, et il ne l’a pas prévu. D’ailleurs, une grande partie des conservateurs qui ont tenté d’inventer une société post-Thatcher n’a pas compris que la société qui a émergé en partie comme le résultat involontaire de la politique de Thatcher ne peut être démantelée (et à certains égards- les avancées des droits des femmes, des minorités et des gays- est même souhaitable).

La réponse de nombre d’entre eux   a été de réclamer un renforcement des valeurs traditionnelles et de dénoncer la libéralisation culturelle. Ce "conservatisme compassionnel", qui inspirerait notamment Jean-François Copé et son think-tank Génération France, cherche à "recoudre le tissu social, à rompre l’isolement moderne de l’individu en utilisant plutôt que le levier de l’Etat, celui de la société civile à travers ses associations, ses communautés, ses clubs, mais aussi les travailleurs sociaux et une politique soutenue de la famille."   . Si, toutefois, les conservateurs s’aventuraient à revenir sur les acquis en matière de droits des gays ou d’avortement, ils se mettraient probablement la majorité "permissive" du pays à dos. Comment donc les conservateurs peuvent-ils apporter une réponse distincte de celle des travaillistes britanniques à la crise, sans paraître revenir aux schémas de pensée thatcheriens ? Dans le climat d’austérité qui se prépare, un gouvernement Cameron sans majorité absolue aura du mal à tenir une discipline de parti et à taire les critiques des Liberal Democrats   . Les augmentations d’impôts inévitables ne feront pas que des heureux dans les rangs du parti conservateur. Et Nick Clegg, leader des Liberal Democrats, peinera à trouver des soutiens dans son parti pour défendre les réductions de dépenses que les conservateurs devront faire.

Ainsi, si les Tories ne parviennent pas à émerger comme le premier grand parti britannique à la sortie des urnes ce soir, et dans les esprits demain, la position de Cameron sera sans doute fragilisée, et son parti pourra très vite retomber dans les travers, querelles et passions idéologiques qui l’ont éloigné si longtemps du pouvoir. Thatcher s’est toujours attachée à éviter de mettre les questions de mœurs et de sexualité en jeu dans le débat public. Si Cameron a tenté de poursuivre cette stratégie issue d’une tradition bien ancrée dans son parti, sa tentative était vouée à l’échec car elle repose sur une tendance de fond que Thatcher a déclenchée dans la société anglaise, à contre-courant du conservatisme qu’elle voulait incarner. Ainsi, il ne serait pas impossible de voir émerger en Grande-Bretagne une droite plus proche de la droite européenne continentale qu’elle ne l’a jamais été. Plus proche de Geert Wilders que de Thatcher ou de Cameron lui-même. L’idéologie du conservatisme n’est pas prête de se dissiper. Elle rôde comme un spectre sur les élections législatives britanniques qui se tiennent en ce moment même
 

A lire aussi sur nonfiction.fr :

- 'Les années Blair et la culture', par Jérôme Tournadre-Plancq.

- Serge Audier, Le colloque Lippmann. Aux origines du néolibéralisme, par Jérôme Tournadre-Plancq.

- Jean-Philippe Fons (dir.), Le parti conservateur britannique, 1997-2007. Crises et reconstructions, par Céline Forgues.

- Florence Faucher-King et Patrick Le Galès, Tony Blair, 1997-2007. Le bilan des réformes, par Eloïse Cohen-De Timary.