Peut-on faire une histoire de la traduction? Ce livre érudit n'y répond pas mais permet aux curieux de s'orienter dans une tradition encore peu connue.

Depuis l'Après Babel de George Steiner, publié en 1975 en version originale, on écrit beaucoup — mais vraiment beaucoup — sur la traduction. De Bassnett à Venuti en passant par Berman et Eco   , le rayon des "études sur la traduction" ne cesse de s'agrandir.

On pourrait croire que cette marée montante — qui embrasse des sujets aussi variés que les dragomans dans l'Empire ottoman, les pseudo-traductions russes de l'ère soviétique, l'asymétrie du marché mondial des traductions, sans oublier une interprétation postcoloniale de la Version des Septante, le sort des Mille et Une Nuits à la Belle Époque, et d'innombrables réflexions sur un essai de Walter Benjamin   — répond à un accroissement de l'importance de la traduction elle-même dans un monde où les échanges de toutes sortes s'accroissent de façon vertigineuse. Mais ce n'est pas certain. La plupart des nombreuses contributions à l'étude de la traduction de ces trente dernières années n'ont pas pour vocation de servir la communauté des traducteurs professionnels, qui possèdent des structures, des organismes et des circuits de communication tout à fait distincts, sans lien ni liaison avec le champ que l'on nomme aujourd'hui la traductologie. Elles s'adressent plutôt à un public de lettrés et de littéraires, ainsi qu'à un nombre en constante augmentation d'enseignants et d'étudiants en traductologie, pour qui la traduction de textes littéraires ou prétendus tels est l'enjeu principal sinon exclusif. A tel point qu'au dernier congrès de la ACLA (l'Association de Littérature comparée des États-Unis) en avril 2010, il fut déclaré de façon presque solennelle que la traduction est dorénavant le "nouveau paradigme" du XXIe siècle.

Pourtant il serait difficile d'affirmer avec preuves à l'appui que cette activité — dont on a tout lieu de se réjouir — ait produit un savoir nouveau, ou même ajouté à un savoir ancien un nouvel éclairage. Car comme le montre abondamment le livre attachant et enthousiaste de Giovanni Dotoli, le discours sur la traduction tourne inlassablement autour des mêmes thèmes, et plus ou moins dans les mêmes termes, depuis le tout début. Répertoriant sur plus de 400 pages les principales déclarations faites en français depuis le Moyen Âge sur la nature de la traduction et les moyens de ne pas en faire de trop mauvaises, avec de nombreuses citations parfois savoureuses, Dotoli commente: "Nous venons de traverser la mer française de la traduction, des origines à  nos jours. Nous avons tout le temps constaté qu'au fond des choses l'enjeu est toujours le même" (p. 407). La même vérité avait frappé George Steiner alors qu'il venait de traverser un océan encore plus vaste: "Over some two thousand years of argument and precept [in the West], the beliefs and disagreements voiced about the nature of translation have been almost the same. Identical theses, familiar moves and refutations in debate recur... from Cicero ... to the present day" (p. 251).

Dotoli, traducteur chevronné entre l'italien et le français, et fort savant dans le domaine de l'histoire des traductions entre ces deux cultures liées par des siècles d'échanges privilégiés, s'est dévoué dans ce livre copieux non pas à fournir la masse d'informations historiques dont il est certainement un des détenteurs les mieux nantis, mais à "capter l'esprit des règles de la traduction en France", et à ouvrir des perspectives aux futurs chercheurs à partir des leçons de "tous les théoriciens et traducteurs du passé, surtout à partir de la Renaissance" (p. 19). Belle ambition — mais qui suppose qu’il y ait justement des leçons, ou même une seule, à tirer de cette foisonnante répétition.

La monotonie du discours sur la traduction n'empêcherait nullement de faire une histoire des traductions — de leur succession dans le temps, de leur rôle culturel, de leurs effets sur la langue, etc. — ou des biographies des traducteurs (bien que je n'en connaisse pas dans les domaines français et anglais). L'histoire des traductions peut être envisagée sur les plans sociologique, économique, anthropologique ; elle pourrait et devrait faire partie d'une histoire intellectuelle ou culturelle, et contribuer considérablement à l'histoire de disciplines aussi variées que les mathématiques et la philosophie. La question qui se pose ne concerne pas la valeur, indiscutable, d'un savoir authentique des échanges entre les langues et les cultures. La question est de savoir si "la traduction" elle-même a son histoire propre. Malgré l'impressionnante tentative de Dotoli, la réponse n'est pas évidente.

Le problème relève en partie de la restriction du champ. Une longue tradition insiste sur l'importance centrale de la traduction littéraire dans le domaine des échanges entre langues et cultures. Or, ce qui distingue cette activité, c'est que c'est la seule forme de transmission interlinguistique opérée depuis toujours et encore aujourd'hui par des amateurs. La traduction (orale et écrite) dans les domaines diplomatique, économique, juridique, religieux, philosophique, technique et commercial, par contre, activités tout aussi sinon plus anciennes que la traduction littéraire, ont toujours été poursuivies par des fonctionnaires ou des spécialistes à l’intérieur de corps souvent très fermés (et parfois très bien rémunérés).

Pourtant, ce ne sont pas aux pratiques et aux présupposés de ces "gens de langue" que la traductologie s’intéresse ; au XXe siècle surtout, leur savoir est systématiquement rejeté du champ de la réflexion sur l’échange linguistique. Pourtant il n'est pas évident que la traduction d'un roman soit un matériau mille fois plus riche d'enseignement sur la traduction en tant que processus ou en tant que problème que la rédaction du serment de Strasbourg ou la production en une vingtaine de langues du livret d'entretien d'un Airbus. La concentration du discours de la traductologie sur des phénomènes autrement difficiles à saisir — car la valeur "littérature" n'est pas moins floue que l'étiquette "traduction" — suffirait peut-être à elle seule à expliquer la stabilité de ses motifs et de son vocabulaire. Elle relève sans doute d'un a priori profondément enraciné dans notre culture, et qui donne à l'expression littéraire une place primordiale, mais c'est là justement le problème : ce que l'on dit de la traduction nous parle d'abord et surtout de la littérature.

Dotoli nous parle très bien de l'expression littéraire, dont il a une conception large et subtile ; son maître dans ce domaine est Henri Meschonnic, ce qui n'est pas peu dire. Mais pour poursuivre son ambition encyclopédique, il est bien obligé de s'appuyer sur des travaux plus spécialisés — de Michel Ballard et de Renée Balibar pour le Moyen Âge, de Jean Balsamo pour la Renaissance, d'Olivier Milet pour la traduction des textes sacrés, et de l'incontournable Antoine Berman pour le romantisme. Érudit généreux et accueillant, Dotoli accepte et intègre les travaux de ses prédécesseurs, sans chercher à les confronter ou les départager. Mais si les enjeux de la traduction littéraire ont peu varié au cours des siècles, il n'en va pas de même quant au discours traductologique. Il y a au moins un aspect de cette discipline où le champ, loin d'être unifié, se divise de façon inconciliable.

Pour Walter Benjamin, dont Berman est le héraut et le propagateur en France, l'œuvre littéraire n'est pas un acte de communication. Sa traduction vise non pas une impossible équivalence d'effet, mais un déploiement de son sens intérieur et  la révélation du "pur langage" dont elle est la coquille. Cette mystique de la langue, dont les racines seraient à trouver moins dans l'histoire de la traduction ou l'histoire littéraire que dans la spéculation théologique de l'époque romantique, est à notre avis fondamentalement incompatible avec la pratique de la traduction, qu'elle soit littéraire ou non. Sans doute est-ce pour cette raison que la prétendue "théorie benjaminienne" convient si bien à la traductologie universitaire. Évidemment, Dotoli ne s'est pas fixé comme but d'aborder ce profond clivage entre l'argument a principio sur l'objet "ineffable" de la traduction, et les multiples approches qui partent de l'étude des traductions elle-mêmes, mais, en donnant autant de place aux déclarations dans la tradition benjaminienne qu'aux observations venant d'horizons plus sensibles à la langue et aux travaux des traducteurs eux-mêmes, il se condamne à une certaine incohérence.

Dotée d'une excellente bibliographie, Traduire en français sert surtout à orienter les curieux dans une tradition relativement peu connue, et qui accompagne nécessairement l'évolution plus générale d'une littérature nationale dans ses rapports avec l'étranger. Ce n'est pas un reproche que j'adresse à ce livre érudit, abordable et attachant en disant que M. Dotoli ne resoud pas l'énigme de savoir si la traduction elle-même peut avoir une histoire. Mais c'est une déception