Loin de l'arrogance de certains gardiens de la rationalité économique, cet opuscule du CEPREMAP offre un plaidoyer lucide, convaincant et pédagogique POUR la taxe carbone.
 

Le coup de théâtre du 30 décembre dernier, provoqué par la décision du Conseil Constitutionnel de censurer la loi instaurant une taxe carbone en France, est symptomatique d'un véritable choc des cultures entre économistes et juristes. Les mécanismes complexes d'incitations échafaudés par les premiers pour « sauver la planète »   sont condamnés par les seconds pour de bonnes raisons juridiques formelles (rupture d'égalité devant les charges publiques   ), témoignant cependant du manque de dialogue entre les raisonnements des deux disciplines en matière d'environnement.

Un dialogue de sourds : les modèles économiques au mépris des règles juridiques et vice versa

Stupeur dans les rangs des économistes : comment les sages du Conseil Constitutionnel ne peuvent-il pas comprendre que les entreprises soumises au marché de quotas européen reçoivent le même signal prix que les ménages et les entreprises qui devront s'acquitter de la taxe carbone ?  Comment peuvent-ils être incapables de faire le lien d'équivalence théorique entre l'allocation gratuite des quotas et la redistribution aux ménages des recettes de la taxe sous forme d'un chèque vert forfaitaire ?

Réponse inflexible des juristes : en droit on appelle une taxe une taxe ! Signal prix, contribution climat énergie, incitations, tout cela n'est que verbiage creux. Le principe d'égalité devant les charges publiques exige que les entreprises concernées par le marché de quotas européen (EU ETS), au même titre que toutes les autres entreprises et que tous les ménages,  participent à l'effort contributif. Des exonérations ciblées peuvent néanmoins être justifiées pour des motifs d'intérêt général tels que la perte de compétitivité (industries chimiques) , ou une menace grave pour la viabilité de certains secteurs (agriculture, transport routier). En somme, revoyez votre copie !

L'évidence de ce principe constitutionnel avait pourtant échappé aux économistes pour de bonnes raisons économiques formelles (puisqu'il y a équivalence des effets incitatifs d'une taxe et d'un marché de quotas) et en toute bonne foi environnementale. L'opuscule, Pour la taxe carbone, rédigé par Katheline Schubert avant la sentence des sages,  ne déroge pas au consensus d'experts sur le retrait « normal » des entreprises soumises à l'EU ETS du périmètre de la taxe carbone et ne prévoit pas ainsi la difficulté juridique qui sera finalement soulevée par le Conseil Constitutionnel. Cette omission n'enlève en rien la qualité pédagogique de ce plaidoyer pour la taxe carbone fondé sur un raisonnement économique solidement étayé.



La théorie économique au secours de la menace climatique

Le diagnostic est clair : la révolution industrielle a permis un formidable développement économique non durable. La fin des « énergies chaudes » (ressources fossiles) est inéluctable et la quête de nouvelles sources d'énergie représente la nouvelle frontière du XXIe siècle. La conversion de l'économie vers un régime de croissance aussi vert que possible ne se fera pas spontanément mais sous l'impulsion d'un système d'incitations adéquates. Le plus urgent face à la menace climatique est de rétablir la vérité sur le coût des émissions de carbone, pour faire payer aux agents économiques privés le prix des dommages collectifs qu'ils font porter à la société quand ils émettent du CO2.

Faut-il renchérir le prix du carbone par le biais d'une taxe ou d'un marché ? La théorie montre que les deux instruments sont équivalents et que le choix entre les  deux dépend de certaines conditions sur la forme des dommages et sur les coûts de réduction des émissions. En pratique, pendant les négociations de Kyoto, pour sceller un accord global avec les américains, les européens avaient accepté l'idée de mettre en place un marché de quotas (jugé plus opportun dans le contexte idéologique d'outre-atlantique), alors qu'ils défendaient initialement l'instauration d'une taxe carbone. Le dénouement fut malheureux puisque le Sénat américain n'a pas ratifié le traité et, ironie de l'histoire, les européens se retrouvent désormais dans la position des plus ardents défenseurs du marché de quotas tandis que de nombreuses voix parmi les économistes s'élèvent aujourd'hui aux États-Unis en faveur de la taxe (J. Stiglitz, G. Mankew ).

Comme le seul dispositif international de valorisation du carbone qui fonctionne aujourd'hui est l'EU ETS, K. Schubert estime qu'il serait absurde de le démanteler au nom d'une éventuelle solution qui serait plus optimale. Certains défenseurs de cette position radicale ont du mal à masquer les intérêts qu'ils défendent en réalité, tout à fait étrangers à la cause climatique. C'est pourquoi toute création d'une taxe carbone nationale doit être pensée comme un complément au dispositif institutionnel existant. La décision du Conseil Constitutionnel invite précisément à repenser l'articulation entre la taxe et le marché.

De la « pureté » de la théorie aux « frottements » de la réalité

Les gages de l'efficacité économiques sont largement connus : une taxe universelle avec un taux unique, un niveau initial élevé et un profil relativement plat, révisable au cours du temps pour prendre en considération l'évolution des connaissances sur le changement climatique. Ce signal prix unique est la condition nécessaire à la minimisation du coût des réductions des émissions, et donc au bon partage des efforts. Le niveau du signal prix et sa dynamique sont les leviers de l'innovation. Toutes les mesures de réductions des émissions dont le coût est inférieur au niveau de la taxe sont rentables et seront donc entreprises par des agents économiques rationnels.

Oui mais,

une harmonisation fiscale à l'échelle mondiale est une utopie car la fiscalité relève de la souveraineté des pays et il n'existe pas d'autorité supranationale capable de collecter la taxe et d'en contrôler l'application.

Par ailleurs, une législation contraignante adoptée unilatéralement dans un pays en l'absence d'un accord international favorisera à coup sûr les « fuites » de carbone, soit la délocalisation des activités polluantes dans des pays où la législation est plus accommodante. Pour éviter de telles fuites qui amputent l'efficacité de toute politique environnementale nationale, Katheline Schubert se positionne en faveur d'un ajustement aux frontières qui ne serait pas incompatible a priori avec les règles de l'OMC. En effet, l'article XX du GATT autorise une restriction au commerce si cette dernière est nécessaire pour atteindre un objectif environnemental précis.


Quant à l'objectif du prix unique, dont les vertus sont tant louées par les économistes, il restera une fiction aussi longtemps qu'un marché et qu'une taxe coexisteront. Caler une taxe sur un prix de marché, qui est par définition volatile (dans des proportions similaires aux marchés des autres commodités), soulève, en effet, des difficultés administratives insurmontables.

Enfin, l'épineuse question de l'acceptabilité sociale de taxe et de ses effets distributifs ne peut être contournée. La taxe carbone est par nature régressive ! Puisque la part de la consommation d'énergie dans le panier de consommation des ménages pauvres est relativement plus élevée que dans celui des ménages riches il est évident que la taxe affectera relativement plus les pauvres que les riches. D'où le sentiment partagé par l'opinion qu'une contribution injuste est imposée aux consommateurs qui n'ont pas toujours le choix d'opter pour d'autres moyens de transport et d'autres types de chauffage. L'exposition des secteurs économiques à la taxe carbone est également très différenciée car tous les secteurs ne sont pas autant dépendants des ressources fossiles. Les secteurs du transport, de la pêche et de l'agriculture seront ainsi relativement plus touchés par une taxe que les autres. C'est pourquoi la loi prévoyait des exemptions dirigées vers ces secteurs jugés plus sensibles au renchérissement de l'énergie fossile. Ces exemptions reconnues comme « constitutionnellement acceptables » réduisent néanmoins l'efficacité de la taxe. Conçues comme transitoires, elles risquent fortement de devenir permanentes et de refléter davantage la puissance des lobbys que les difficultés véritables de reconversion énergétique des secteurs visés.

Quel dispositif fiscal efficace ?

Cet opuscule n'est pas une réponse à la décision du Conseil Constitutionnel. Il ne dit pas ce qu'il faudrait modifier dans la loi fiscale actuelle pour la rendre compatible avec la Constitution mais  défend un certain dispositif fondé sur une prise de position en faveur de tel ou tel argument économique. 

1/ les entreprises soumises à l'EU ETS sont exemptées de la taxe et répondent au signal prix envoyé par le marché ;
2/ toutes les autres entreprises et les ménages paient la taxe d'un montant initialement élevé (calé sur les valeurs fournies dans le rapport Quinet 2008 du CAS   ) avec un profil de croissance modéré dans le temps. Un tel dispositif fait l'aveu que l'unicité du prix ne peut être atteint dans les conditions institutionnelles présentes ;
3/ l'usage des recettes : l'auteure demeure sceptique sur l'existence d'un double dividende important (environnemental et économique par la réduction d'autres taxes distorsives)   . La taxe carbone est avant tout une taxe incitative dont l'objectif est de modifier les comportements et donc de rétrécir progressivement son assiette. C'est pourquoi l'Etat ne pourrait guère compter sur les recettes de la taxe pour réduire durablement d'autres impôts plus distorsifs tels que les cotisations sociales qui pèsent sur le travail (or, cette formule est souvent utilisée dans les pays européens qui ont déjà instauré une taxe). Katheline Schubert défend plutôt une redistribution intégrale sous forme forfaitaire des recettes aux ménages (taxe payée par les ménage et celle payée par les entreprises dans la mesure où ces dernières vont répercuter le surcoût introduit par la taxe dans leurs prix). Une telle  restitution aurait le mérite de favoriser l'acceptabilité sociale de la taxe sans nuire à ses vertus incitatives. Elle permettrait aussi d'éviter toute confusion sur la nature de cette taxe qui n'a pas vocation à être une recette pour l'Etat mais un prix reflétant une rareté environnementale.

Ce dispositif parviendrait-il à convaincre le Conseil Constitutionnel ? L'avenir ne le dira pas car le futur projet de loi a peu de chances de lui ressembler. Se profile plutôt une taxe applicable à tous les agents économiques d'un montant initial faible (sans perspective d'évolution) et associée à un inventaire d'exemptions pléthoriques totalement contradictoire avec l'universalité affichée de la taxe mais ayant reçu le blanc seing du Conseil Constitutionnel dans sa dernière décision. Les thuriféraires idéalistes de la taxe carbone peuvent encore espérer que sous l'impulsion de la présidence suédoise de l'Union Européenne, un projet de taxe carbone européenne harmonisée aboutisse. Les juristes réalistes leur répondront que le volontarisme suédois se heurtera nécessairement à la règle de l'unanimité requise au niveau européen en matière de fiscalité

 

A lire aussi sur nonfiction.fr :

- 'Taxe carbone ou taxe pollen ?', par Pierre Testard.