La première biographie en langue française d’Hermann Goering, le second d’Hitler.

Depuis la biographie d’Hitler par Ian Kershaw, en 2000, peu de recherches ont été éditées en langue française concernant les principaux acteurs du IIIe Reich. La biographie de Heinrich Himmler, par Richard Breitman, n’était qu’une traduction très postérieure d’un ouvrage anglo-saxon   . Cela invite à souligner avec d’autant plus de force l’importance de l’ouvrage de François Kersaudy, qui offre aux lecteurs non seulement une nouvelle biographie de qualité, mais plus encore, la seule biographie française sur Hermann Goering, le deuxième homme du Reich après Hitler. Il existait évidemment des biographies en français, mais il s’agissait de traductions d’ouvrages assez anciens (celui de Mosley date de 1974   celui de David Irving en 1991   …). Voici donc la première « biographie française », comme l’indique le quatrième de couverture, écrite par un spécialiste de ce genre historique, puisqu’il a déjà livré de nombreuses œuvres concernant Winston Churchill.
Cette somme de plus de 700 pages nous offre une fresque de la vie de l’homme, sans jamais perdre de vue les contextes plus larges dans laquelle elle s’inscrit : celui de l’évolution du parti puis du régime nazi, d’une part ; celui de la société allemande, d’autre part. Mais dans un champ très documenté, elle pose aussi toutes les questions du genre biographique.


Turpitudes et démesures

François Kersaudy décrit de manière chronologique l’ascension puis la chute d’un homme à qui le diptyque « turpitudes et démesures » s’applique particulièrement bien, que ce soit pour décrire son addiction à la morphine ou sa carrière d’aviateur. En effet, avant d’être le bedonnant plénipotentiaire du IIIe Reich, Hermann Goering fut un as de la Première Guerre mondiale, pilote d’élite de l’escadre Richthofen. L’aviation de combat n’en était alors qu’à ses débuts. En pleine guerre de matériel, alors que les soldats meurent en masse sous les obus anonymes de l’artillerie, les jeunes et téméraires aviateurs sont auréolés d’un prestige presque chevaleresque. L’amertume de la défaite n’en frappe Goering que plus durement. Il peine à trouver un travail stable. La politique, en revanche, l’enivre, et il prête très tôt allégeance à un petit parti bavarois, le NSDAP, ou plutôt à son dirigeant charismatique, un certain Adolf Hitler. Cela le conduit à participer, le 9 novembre 1923, à la tentative de putsch à Munich : il est blessé par balle. En voulant soigner ses graves blessures, les médecins lui administrent celle qui devient alors sa compagne pour de nombreuses années : la morphine. Malgré cette dépendance, et des cures de désintoxication de plus en plus violentes, Goering n’en continue pas moins son chemin : représentant dans la vente d’avion, politicien à ses heures, il est toujours secondé dans ses tâches par sa compagne, Carin. Quand le NSDAP, profitant de la crise économique et du chômage de masse, se hisse au rang de premier parti du Reich, Goering voit ses efforts enfin récompensés : il devient député et même président du Reichstag. Cette ascension ne s’arrêtera plus, tant la soif de pouvoir de Goering est forte. Il a fallu la guerre, la défaite et la condamnation à Nuremberg pour faire comprendre au ministre du plan de quatre ans que les périodes fastes étaient définitivement terminées. Condamné à la pendaison par le tribunal, il se suicide dans sa cellule le 15 octobre 1946.

François Kersaudy utilise tous les registres possibles pour embrasser la démesure de Goering : tantôt des analyses militaires et stratégiques pour comprendre sa vie de combattant du ciel ; tantôt des connaissances techniques sur l’aviation pour expliquer les choix et les erreurs du chef de la Luftwaffe ; tantôt, enfin, des connaissances pointues sur l’organisation politique du IIIe Reich et la personnalité de Hitler, pour donner à voir « l’anarchie féodale » du régime. Dans cette logique, on peut dire que la biographie est une franche réussite, et que François Kersaudy connaît un succès là où beaucoup auraient moins bien fait. C’est qu’il fallait une extraordinaire variété de catégories d’analyse pour circonscrire la non moins extraordinaire insatiabilité de Goering. Les analyses militaires et stratégiques, centrées sur l’aviation, permettent de comprendre le second conflit mondial plus largement, et plus seulement du point de vue de l’armée de terre. L’ouvrage de François Kersaudy, malgré son caractère biographique, s’inscrit ainsi dans la lignée des travaux d’histoire stratégique d’un Philippe Masson   .

Le second homme du Reich concentra dans ses mains tous les pouvoirs et toutes les vanités : compétences militaires, diplomatiques, économiques ; médailles, œuvres d’art, reconnaissances officielles… Rien ne manque dans la biographie pour décrire l’enflure, la boursouflure de l’ego du Reichsmarschall : ni les détails de son mode de vie, ni ses excentricités, ni la manière implacable dont il a construit son empire dans l’Empire pour faire taire – souvent par la violence et le meurtre – ses adversaires. Un des éléments les plus intéressants et surprenants, car souvent laissé de côté dans les portraits, est l’attribution à Goering de nombreuses tâches de diplomatie : dès les années 1920, Goering effectue des voyages en Italie pour contacter Mussolini – sans grand résultat, certes   . La biographie dépeint, à chaque négociation d’importance – l’Anschluss, Munich, la Tchécoslovaquie – le rôle essentiel qu’a joué Goering. Cherchant à continuellement dépasser son rival Ribbentrop, il multiplie les rencontres à Carinhall – le palais qu’il s’est fait construire – et élargit sa sphère d’influence dans ce domaine. C’est un trait peu connu. Couplé à ses attributions économiques, là aussi largement décrites, ces descriptions donnent une juste image de la suractivité de l’homme   .


Du genre biographique

L’ouvrage étant une synthèse, il ne s’agit pas d’attendre autre chose que ce que l’auteur nous propose. L’appareil de note est pourtant assez fourni (1 300 notes), avec une place importante réservée à d’autres ouvrages de seconde main (Mosley, Irving, Manvel et Fraenkel, Knopp ou S. Martens). A la lecture de cette biographie se posent cependant un certain nombre de questions propres au genre biographique.
La première est celle du statut de l’interprétation psychologique dans l’histoire personnelle. La tentation est forte, lorsqu’on chemine le temps d’une vie avec un tel objet d’étude, d’ébaucher des hypothèses concernant sa psychologie, à tout le moins de se fonder sur celles que formulaient les acteurs de l’époque. François Kersaudy n’y échappe pas, lorsqu’il écrit que « (Goering) n’en est pas moins généreux, idéaliste, protecteur, affectueux avec ces proches et d’une tendresse sans limites avec tous les animaux domestiques qu’il rencontre »   . Le problème réside dans l’insertion de ces catégories dans un cadre moral. En effet, François Kersaudy tente de répondre à cette question lancinante concernant les acteurs du IIIe Reich, celle de leur humanité – formulée différemment, celle du Bien et du Mal dans leur trajectoire. A la recherche de traces d’humanité chez Goering   , F. Kersaudy se perd parfois, tentant de séparer artificiellement le Bien du Mal dans la psychologie de son personnage : « C’est la face humaine de l’homme, celui qui pense rationnellement, qui a connu les horreurs de la guerre, qui veut voir grandir sa fille, qui aimerait jouir en paix de ses richesses, et qui s’apitoie parfois sur les malheurs de ses compatriotes »   . Ces catégories morales ont prouvé depuis longtemps leurs limites heuristiques. Quand il s’agit de l’antisémitisme des époux Goering, cela conduit à des formules à tout le moins maladroites : Carin, la femme de Goering, n’est-elle pas « une tête légère, qui proclamait son antisémitisme tout en ayant d’innombrables amis juifs…»   , et Goering lui-même n’arbore-t-il pas « un antisémitisme à géométrie variable »   ? Quand bien même…

Ceci nous conduit à la deuxième question que pose la biographie, celle de sa tonalité. On peut difficilement dramatiser des aventures collectives, encore moins les lentes tendances de l’histoire sociale. La biographie, à l’inverse, appelle la tragédie, la peinture, la stylisation. François Kersaudy, s’il use d’une plume souvent acérée, n’échappe pas à ce trait, lorsqu’il écrit, par exemple, de Goering que « …cet insomniaque se couche rarement avant 3 heures du matin, et se lève toujours avant 6 heures. On ne dira jamais combien la vie peut être dure… »   . Cela ne pose pas outre mesure de problèmes, sauf quand cette plume nous invite à regarder les autres dirigeants du IIIe Reich comme une assemblée de monstres, de pervers ou pire, comme une galerie des horreurs. Gregor Strasser devient alors un « pharmacien socialisant »   , Himmler un « éleveur de poulets »   , les S.A.   de « solides gaillards »   , Goebbels un « nain venimeux »   « foncièrement amoral »   , et enfin Hitler un « célibataire endurci avec une sexualité passablement anormale »   . « Qui comprendra jamais la psychologie tourmentée d’Adolf Hitler ? »   , se demande François Kersaudy. Le lecteur a le droit de préférer s’en tenir aux faits, sans tenter de percer des mystères qui reposent bien souvent sur des hypothèses fragiles. La boucle est bouclée quand l’auteur conclut, à la fin du procès de Nuremberg, lorsque Goering est confronté aux crimes du régime, qu’ « à l’évidence, (il) vit encore dans le passé et ne saisit pas l’aspect moral de la question »   . Oui, mais voilà, la morale n’était peut-être pas le centre de la question…

Ces remarques n’ôtent rien à la qualité de l’ouvrage. On y trouve et on y comprend non seulement la vie d’un homme essentiel du IIIe Reich, mais aussi le fonctionnement d’un régime dont il a été l’un des dirigeants, peut-être le plus important après Hitler. Les références diplomatiques et stratégiques sont particulièrement riches. Pourtant, l’ouvrage refermé, le lecteur est en droit de se demander si dans le cas du IIIe Reich, avec son cortège d’horreurs et de massacres, la biographie n’invite pas, plus que pour d’autres périodes, à une moralisation rampante des questions : Ian Kershaw avait, on n’en doutait déjà pas à l’époque, tenu un équilibre instable avec brio. Il ne tombait jamais dans la problématique stérile de la moralité d’Hitler, dont l’historiographie d’un Goebbels – par exemple – est truffée. Cette nouvelle recherche apporte, avec ses contradictions, un éclairage important sur la période centrale du XXe siècle