Une enquête au centre d’un des plus terribles crimes de guerre soviétique.

« … l’affaire de Katyn. Sous l’intense pression de notre propagande massive, l’ennemi consent à rompre le silence. Les Soviets publient une déclaration (…) qui atteint le comble de la duperie. (…) Je constate en tout cas avec satisfaction que notre campagne de Katyn a causé une impression très profonde dans le monde entier, y compris dans les pays ennemis ».

    C’est du moins ce que pense et écrit Joseph Goebbels, le ministre de la propagande nazi, le 12 avril 1943 dans son journal intime   . Le crime commis par les Soviétiques dans le bois de Katyn, en Pologne, est une aubaine politique pour lui : en 1943, on découvre que les bolcheviques ont exécuté 27 500 officiers polonais, au printemps 1940. Goebbels insiste aussitôt lourdement sur ce massacre, à tel point que beaucoup restent incrédules et pensent que les nazis sont responsables, habitués aux mensonges de la propagande nazie. Hélène Berr, membre de la communauté juive parisienne, l’écrit d’ailleurs dans son journal, le 17 novembre 1943 :

« …il est fort probable qu’en reculant sur le front russe, les Allemands reviendront sur ces lieux découvriront des cadavres, et proclameront que ce sont les bolcheviks pour faire peur à nos bons bourgeois. Qui sait si Katyn n’était pas leur œuvre aussi ? »   .

    L’URSS, pour se défendre, crie au crime nazi, arguant qu’une partie des 230 000 polonais tombés entre les mains des Soviétiques après l’offensive de 1939 ont changé de mains pour choir entre celles des fascistes – seuls responsables de la tuerie. De chaque côté, les arguments semblent plausibles, et même en Pologne, on ne sait, du moins au départ, qui croire.

    Dès la découverte du charnier en 1943, l’histoire et la mémoire de Katyn sont soumises à une pression intense, celle d’une lutte de pouvoir internationale, où la Pologne a le plus grand mal à trouver sa place entre la volonté de l’URSS d’effacer toute trace du massacre commis par le NKVD, et celle des nations occidentales, prêtes à enterrer le débat selon la conjoncture des relations avec le voisin communiste. C’est ce douloureux trajet que retrace pour le lecteur Alexandra Viatteau   , journaliste et historienne spécialiste du monde slave et plus exactement des deux épisodes les plus tragiques de la récente histoire polonaise, le massacre de Katyn en 1940 et la destruction de Varsovie insurgée en 1944. Dans ce dernier ouvrage concernant Katyn, l’auteure née en Pologne en 1948 ne se contente pas d’améliorer son ouvrage de 1982   comme elle l’avait déjà fait en 1992, mais bien d’intégrer à l’histoire de Katyn tous les soubresauts de la mémoire récente de cet événement. Katyn est encore aujourd’hui au centre de l’attention, notamment en Europe de l’Est : le musée de la Terreur de Budapest (Terror Haza) consacre à Katyn une exposition temporaire en ce moment. (Katyn, Génocide, politique et moralité).

    Publiés chez André Versaille, nouvelle maison du fondateur des éditions Complexe, l’ouvrage s’inscrit dans la droite ligne du combat acharné que mène Alexandra Viatteau pour faire éclater « La vérité sur un crime de guerre », que les intérêts politiques, les relations russo-polonaises et les rapports de force enterrent de manière cyclique, même après les aveux officiels de la Russie en 1992. Ce combat habite tout l’ouvrage, empêchant de la classer réellement dans la catégorie des livres « d’histoire »   ; il est en même temps pamphlet et enquête. Il soulève une question centrale : celle du déséquilibre entre la prise en compte des crimes nazis et des crimes soviétiques.

50 ans d’assassinats

    L’objectif de l’ouvrage est militant, faire reconnaître à tous la vérité sur le massacre de Katyn. Sous les effets du mensonge, de l’intoxication par la désinformation, « l’Europe risque à tout moment l’erreur politique, la confusion idéologique et l’errance morale »   . Dans un ouvrage à la chronologie éclatée, l’élève d’Hélène Carrère d’Encausse fait beaucoup plus l’histoire de l’après-Katyn que de l’événement en lui-même, dont on peine parfois à comprendre les contours exacts, même si à la fin du livre, on imagine plus précisément les événements. Quels ont été les résultats des différentes commissions d’enquêtes ? Comment les changements de gouvernement à la tête de l’Union soviétique ou de la Pologne ont modifié peu à peu ce qu’on voulait bien connaître de l’événement ? Comment en est-on arrivé, le 13 avril 1990, à l’aveu du crime par Moscou ? C’est ce cheminement que retrace Alexandra Viatteau, mettant en lumière des épisodes ubuesques de guerre de la mémoire : une nuit de 1981, des polonais viennent inscrire « Katyn 1940 NKVD » sur la tombe symbolique du cimetière de Powazki. L’inscription est retirée, remplacée en 1983 par un hommage « aux victimes du fascisme, aux officiers polonais fusillés par les hitlériens en 1941 »   . C’est le deuxième assassinat, celui de la mémoire et de la vérité, que piétine allègrement la raison d’État du gouvernement communiste polonais de l’époque. Gorbatchev tente, à partir de la perestroïka, de reconstruire conjointement avec les Polonais, une vérité commune. Les puissances occidentales ne sont pas en reste dans cet enfouissement de la vérité. « Les Nations unis n’avaient pas réagi. Le désir des Alliés de voir entrer et participer l’URSS à l’ONU après la guerre n’avait-il pas été en partie payé par le silence sur Katyn ? »   demande l’auteure. Katyn fut en effet retiré des chefs d’accusation à Nuremberg, le 30 septembre 1946, puisque les juges n’arrivaient pas à faire porter le crime par les nazis.


Un certain malaise

    Le livre est militant. Non seulement, il désigne clairement sa cible, l’URSS, mais l’auteure ne lésine pas sur les notes qui rappellent sans ambages les crimes multiples dont s’est rendu coupable le régime soviétique – et pas seulement stalinien – durant les décennies où il a dominé la Russie et les pays satellites. « L’ONU ignora la destruction d’un « groupe social » inscrite dans la « haine de classe » et la « lutte des classes » marxistes-léninistes et communistes soviétiques, qui avaient aussi inspiré Katyn et qui semaient la mort et la désolation bien après la guerre »   ; ce genre de phrases ponctue souvent l’ouvrage. De la même manière, Alexandra Viatteau se livre à des décomptes dont on peut se demander si, en dehors de comparaison vraiment qualitative, ils ont une réelle validité heuristique : « Seulement 3% des officiers polonais prisonniers de guerre en URSS ont survécu, alors que 97% des officiers polonais prisonniers de guerre en Allemagne ont survécu »   . A trop rejeter dos à dos « les deux partis criminels que furent le PCUS et le NSDAP à l’époque »   , Alexandra Viatteau laisse de côté les résultats des comparaisons ambitieuses   entre les deux totalitarismes : l’importance des différences entre les deux régimes, au-delà de la proximité des mécanismes qu’on regroupe sous le paradigme totalitaire. Cette tendance, couplée à une construction de l’ouvrage parfois un peu complexe, des témoignages rapportés parfois envahissants, desservent le propos, qui ne se projette jusqu’à son achèvement que grâce à la verve militante de son auteure.

    Alexandra Viatteau comble un manque abyssal, c’est certain. Mais finalement, tout comme je préfère lire Raul Hilberg ou Christopher Browning, plutôt que de trop souvent céder aux « énoncés mémoriels »   , j’aurais préféré que l’ouvrage de l’historienne soit expurgé des petites notes qui ne font pas honneur au reste du livre.   .


    C’est plutôt ce registre qui a, à mes yeux, un peu desservi l’ouvrage, pas la démarche. On ne peut que souhaiter, comme le fait Alexandra Viatteau, que la « tentation d’oubli » ne prenne pas le relais de la « tentation d’ignorance »   , en continuant à étudier au plus près, et dans la mesure où la pression politique sur les ouvertures d’archives le permet, les crimes soviétiques, dans leur totalité et leur complexité, sans abuser d’un paradigme totalitaire qui a trouvé une partie de ses limites

 

* À lire également : Victor Zaslavsky, Le massacre de Katyn. Crime et mensonge (Perrin), par François Quinton.