Ce que masculin voulait dire au XIXème siècle.

L’historien qui s’intéresse aux identités de genre en tant que constructions sociales pourrait être comparé à un virtuose de l’escalade. Ses mains caressent un roc où les prises doivent être découvertes, quand d’autres champs offrent des appuis sûrs mais convenus. Ce risque-tout fait le pari que les documents ne répondent qu’aux questions qu’on leur pose. Sa méthode, en l’espèce, pèse donc d’un poids décisif dans le sérieux de la recherche ; non au sens du mètre-étalon positiviste – que les Annales n’ont en rien ébranlé – mais comme éthique « bricolée » par le chercheur. Anne-Marie Sohn, qui s’est imposée comme une des meilleurs spécialistes de l’étude du féminin à l’époque contemporaine   , choisit, dans son dernier ouvrage, de traiter la masculinité comme un acte d’institution. Il s’agit donc pour elle de retourner la sentence du Deuxième sexe et de montrer qu’on ne naît pas homme, mais qu’on le devient. Las ! La difficulté souvent rencontrée en matière d’histoire du féminin – le silence ou l’absence des sources – prend, pour étudier l’autre sexe, une dimension paradoxale. Comment analyser le masculin dans un monde et un temps – le XIXème siècle – où il est partout, réifié, naturalisé ? La méthode d’Anne-Marie Sohn consiste à traquer dans les archives policières, judiciaires et universitaires françaises   les épisodes de délinquance ou de déviance juvéniles. Celles-ci restent presqu’exclusivement masculines en effet à cette époque. Il serait possible, dans l’ambre de cette littérature grise qui saisit des hommes à l’aube de leur existence, de deviner des mécanismes d’inculcation du masculin. Autant préciser que l’ouvrage d’Anne-Marie Sohn se situe à la croisée des chemins de l’histoire du genre et de celle de la jeunesse. Et que l’auteur excelle à distinguer, à force de rigueur, ce qui relève des rapports entre les générations – la tolérance pour certains excès juvéniles – ou du signe de masculinité à afficher pour être considéré comme un homme.

Les marqueurs du masculin      

Au XIXème siècle, devenir un homme, c’est d’abord apprendre à maîtriser un habitus masculin. Cet ensemble de signes inclut notamment la possibilité de faire montre de sa force physique. L’homme se confond alors avec l’homme fort, celui qui s’impose par la force, qui domine un adversaire et l’humilie si nécessaire. La force physique vaut encore, à l’ombre des préaux des lycées, comme un synonyme de l’aptitude au commandement dans la France du premier XIXème siècle. Les jeux violents qui permettent de faire étalage de sa vigueur voient ainsi s’affronter des villages entiers, comme pour la soule, ancêtre du rugby, notamment pratiquée en Normandie. Être défait à l’issue d’un combat physique équivaut dès lors à une humiliation très difficilement supportable. Le jeune homme qui a eu le dessous risque de se voir raillé pour sa faiblesse – caractéristique associée au féminin – : d’où ce choix criminel de certains vaincus des luttes de coqs, qui s’emparent d’une arme blanche pour consommer leur revanche.

Les tests de virilité se présentent aussi sous la forme de provocations ou de défis pour les adolescents du XIXème siècle. Il faut afficher un air bravache, désinvolte et volontiers provocant afin de passer pour un homme ; et répondre à l’inverse, à toute bousculade, œillade ironique ou mot de travers pour ne pas laisser compromettre son honneur. L’histoire du duel résume à elle seule cette longue durée d’une masculinité qui se jauge au premier sang, jusque dans la mort si nécessaire. Démocratisée et rajeunie sous la Restauration, la pratique du duel   est un temps freinée par une décision de justice qui, le 22 juin 1839, qualifie enfin la mort donnée dans ce cadre d’homicide, puis par une répression très sévère sous le Second Empire. Les débuts de la IIIe République en signent cependant le renouveau, comme prolongement d’un débat politique alors très conflictuel   .

La pilosité vaut comme un autre signe extérieur de masculinité : la moustache, souvent réservée aux militaires au début du XIXème siècle, ne devient-elle pas la norme à la Belle Epoque ? Être un homme, c’est donc afficher sur son visage ce marqueur de maturité sexuelle : l’obligation qui leur est faite de rester glabre est encore vécue par les domestiques, les garçons de recettes de la Banque de France ou les garçons de café comme un déni de masculinité dans les années 1890 et 1900   . On comprend que la masculinité se pense souvent à partir du modèle militaire au XIXème siècle, y compris après que la conscription a dépouillé l’état de soldat d’une partie de son lustre. Le militaire arbore en effet la moustache, porte un uniforme qui le met à part et sur lequel se fixe, pense-t-on, le désir des femmes ; il a enfin la possibilité de montrer son courage sur le champ de bataille, ou à défaut, sur le champ de manœuvres. Avec la République opportuniste et l’universalité du service militaire, la caserne devient en revanche un lieu-frontière à l’ombre duquel des rites initiatiques d’entrée en masculinité sont accomplis – la visite au bordel, les tabagies et beuveries entre camarades –, alors même que, tout le monde « devenant » soldat, le surcroît de prestige « viril » des militaires sur les civils s’efface.

De l’histoire du masculin à l’histoire de la société française      

Au-delà du pittoresque de certains des exemples étudiés par Anne-Marie Sohn se dégagent plusieurs éclairages précieux sur ce « très long XIXème siècle » qui court, en France, de la Révolution française au début de la Première Guerre mondiale   . Cette période correspond d’abord à une « civilisation » des mœurs, en particulier masculines. Le passage d’un « honneur-courage » à un « honneur-maîtrise de soi   » que l’historienne diagnostique au cœur de la masculinité contemporaine n’est peut-être qu’une conséquence de l’érection du style de vie urbain en modèle ; un modèle dont l’influence se ferait sentir jusque dans les campagnes reculées à la fin du XIXème siècle, où l’autorité cesserait d’être toujours liée à la force physique, où les affrontements intercommunaux tombent en désuétude, où le prestige du masculin pourrait désormais tenir à une parole bien dite plus qu’à un coup bien asséné. Anne-Marie Sohn situe l’émergence de cet idéal nouveau du « jeune homme éduqué, maître de ses passions, citoyen et travailleur utile à son pays   » entre les années 1860 et les débuts de « La République des républicains », après 1879.

   
Le siècle de l’imperméabilité entre masculin et féminin ?


Autre confirmation de cette étude : le XIXème siècle se révèle une époque de forte division des sexes, dont les traces s’observent dans la différenciation des travaux, des emplois du temps, de l’alphabétisation et de l’espérance de vie. Le dimorphisme sexuel frappait en outre la pratique religieuse : « l’éloignement de l’Eglise, l’anticléricalisme silencieux ou militant [étaient], au XIXème siècle, des phénomènes exclusivement et ostensiblement masculins »   . Les qualités associées à la masculinité – l’audace, la vivacité de ton, le souci de dominer – présentent l’envers de ce que les pédagogues du siècle essaient d’inculquer aux femmes, en particulier la «réserve » et la « timidité ». Il n’est pas abusif de parler d’une « double morale » en matière sexuelle par exemple, qui valorise dans un même mouvement la virginité des filles – avec, il est vrai, d’importantes variations régionales – et l’expérience des garçons   . La nuance s’impose pourtant en matière de séparation des sexes au XIXème siècle. Est-on certain que les campagnes vérifiaient ce nouveau canon de la morale bourgeoise, l’offrande de jeunes oies blanches à des hommes depuis longtemps déniaisés ? Et que les femmes s’y pouvaient préserver des vertes conversations masculines en se retirant dans un espace qui leur fût consacré ? Les fermes briardes n’abondaient pas, que l’on sache, en gynécées, ni la Corrèze en pensionnats ! Anne-Marie Sohn le sait bien, qui se garde de trop insister sur l’idée d’une parfaite imperméabilité entre marqueurs du masculin et qualités attendues des femmes au XIXème siècle.


La politique, un genre masculin

Au détour d’un chapitre, l’historienne met l’accent sur le lien entre citoyenneté et masculinité au XIXème siècle. Elle prend le contre-pied des analyses qui minimisent le poids du politique pour valoriser – souvent par un schématisme qui ne s’avoue pas - la lame de fond économique ou la vaguelette culturelle. Sous la Restauration, l’affichage d’opinions bonapartistes ou républicaines agit en effet comme un marqueur de masculinité ; une République « masculine » s’invente alors, qui exclurait longtemps les femmes du vote et rejetterait le sexe faible du côté du sensible et de la nature, là où le masculin s’identifierait à la raison et à la culture. La politisation des masses, qui s’accélère avec les élections municipales sous la monarchie de Juillet, contribue ainsi à recomposer la masculinité. Pour pénétrer sur le forum, la force brute du mâle et ses attitudes agressives doivent se muer en capacité à débattre, en « masculinité apaisée ». La mise en place d’un « Etat policier et gendarmique »   autorise simultanément l’institution d’une nouvelle « police des mœurs » qui marginalise des attitudes masculines autrefois considérées comme acceptables. Encore faut-il préciser que cette évolution s’opère sur un temps long et autorise la coexistence de deux régimes d’historicité, pour parler comme Reinhart Koselleck. Ce constat n’étonnera pas, à l’heure où les frontières entre masculin et féminin se brouillent heureusement dans certaines parties de la société, pour se rigidifier dans d’autres…