Une nouvelle "crise allemande de la pensée française" ?

Voici un livre qui ne se prête pas aisément à la recension critique. Et, si celle-ci arrive un peu tard par rapport à la parution (février 2009), il faut y voir l’effet d’un certain embarras devant l’ouvrage publié sous la direction de Christian Lacroix, François Dosse et Patrick Garcia, qui porte sur « les tours et les détours » de la notion d’historicité.

L’ensemble ne comporte pas moins de 17 articles écrits par autant d’auteurs, venus, malgré la prédominance des historiens, d’horizons disciplinaires variés. Articles de natures fort différentes au demeurant, allant de textes déjà publiés de Paul Ricoeur et de Reinhart Koselleck à la généalogie et aux confrontations transdisciplinaires de la notion d’historicité avec la psychanalyse, l’anthropologie, la géographie ou la linguistique, en passant par des contributions, plus familières à l’historien, sur l’historiographie du nazisme et les politiques mémorielles. Qu’on se représente la difficulté de rendre compte d’un tel ensemble !

Difficulté certes bien connue de toute recension d’ouvrage collectif, qu’il soit issu d’une entreprise encyclopédique, d’un colloque ou, comme c’est le cas ici, d’un séminaire   .

Difficulté qui tient d’abord, ici comme ailleurs, à l’inégale qualité des textes rassemblés.


Aux origines de la notion d’historicité : Ricoeur et Koselleck

Disons d’emblée que l’excellence caractérise nombre d’entre eux. A commencer par les textes des deux véritables figures tutélaires du recueil, Paul Ricoeur et Reinhart Koselleck. Dans le premier, Ricoeur aborde la question de « la distance temporelle et de la mort en histoire », dans un parcours interprétatif à la fois exigeant et lumineux : de fait l’histoire a beaucoup à faire avec la mort, avec les morts. Mais de quelle façon ? Les postures sont diverses, nous rappelle Ricoeur, qui distingue celle d’un Michel de Certeau pour qui « l’écriture de l’histoire » est une véritable sépulture, celle d’un Michelet au dessein démiurgique d’une « résurrection intégrale ». Mais dans les deux cas, une commune inspiration qui pourrait bien constituer la vérité –et la grandeur- de toute authentique opération historiographique : rendre aux morts de l’histoire leur qualité première, celle d’avoir été… vivants ! Ne pas les enfermer donc dans un « passé révolu » mais leur restituer leur temporalité propre, « procéder du « ne plus vers l’avoir été »… des vivants d’autrefois ». « Finalement », conclut-il, ce dont il s’agit c’est de rouvrir le passé sur l’avenir plus précisément sur l’avenir de ce passé ».

De fait, le sens profond du texte de Ricoeur – une forme de co-présence des morts et des vivants- correspond bien à la démarche intime, donc rarement avouée, de l’historien. Quand un Pierre Chaunu commence  son « ego-histoire » par un déchirant « je suis le fils de la morte »   ; quand un Johan Huizinga déclare que sa relation au passé, pure nostalgia (dixit), baigne « dans l’atmosphère des souvenirs d’enfance »   , on est bien loin du « on meurt » général et anonyme, qui semble caractériser le rapport prétendu –ou supposé ?- des historiens à la mort. Et sur un plan plus théorique, Ricoeur ne rejoint-il pas  le premier commandement de la « tribu » historienne: haro sur l’anachronisme ? Non seulement celui qui porte sur les « faits », mais, leçon chère en son temps à Lucien Febvre, surtout celui qui méconnaît les perceptions et les représentations des hommes d’autrefois.

A commencer par leur façon même d’être au Temps, première définition de la notion d’historicité. On sait combien Ricoeur a contribué à populariser, dans le cadre de cette problématique, les concepts chers à Koselleck d’ « espace d’expérience » et d’ « horizon d’attente ».

Koselleck, auquel on doit le deuxième inédit du recueil sur la « désagrégation de la maison comme entité de domination », étude magistrale d’un de ces cas de transition historique, dont la pensée pose tant de difficultés aux historiens, en l’occurrence le processus de modernisation de la Prusse au XIXème siècle. A vrai dire l’article est plus illustratif d’une autre thèse chère à Koselleck : la « non contemporanéité du contemporain », c’est-à-dire la coexistence – qui caractérise justement les périodes de transition- de formes sociales anciennes et de nouveaux paradigmes. Toute la subtilité analytique –parfois difficile à suivre- de l’auteur se donne à lire dans ce texte où il montre qu’avant de sombrer dans « les poubelles de l’histoire », la notion de « Maison », de lien Maître/Domestique, a connu non seulement une longue survie mais une réinterprétation juridique et une réactivation sociale dans le cadre même du processus de modernisation.  
 
Evidemment, le risque est grand qu’après ces deux géants, les autres contributeurs fassent pâle figure… Ce serait injustice que de le regretter, tant certains articles apportent des éclairages décisifs sur des enjeux théoriques et historiques majeurs. On citera « les remarques sur la géographicité » de Jean-Marc Besse, qui démontre, notamment à travers un hommage mérité à l’oeuvre pionnière d’Eric Dardel, combien une démarche analogue à celle de l’historicité est productive pour penser la relation de l’homme à son espace; comme le temps, l’espace est « « vécu, c'est-à-dire éprouvé et pratiqué…orienté vers les valeurs ».

On mentionnera aussi la remarquable mise au point de Philippe Simay sur « le temps des traditions », qui en dix pages, donne une exposé clair, complet et équilibré des grands débats menés depuis une trentaine d’années au carrefour de l’anthropologie et de l’historiographie sur cette notion clef : la tradition est-elle l’objet d’une invention rétrospective ou dispose-t-elle d’une efficience réelle ? Que penser de la validité de la distinction entre « sociétés chaudes » -dans l’histoire- et « sociétés froides » -prétendument figées dans « l’éternel présent » du Passé- ? Quels sont les rôles respectifs de l’oralité et de l’écriture dans la transmission et la valorisation de la tradition ? Un viatique à distribuer d’urgence à tout étudiant en sciences sociales…

On dira la même chose des deux articles de Patrick Garcia et d’Henry Rousso, respectivement sur « le Président et l’histoire de France » et « les dilemmes d’une mémoire européenne », dont la problématique, clairement formulée, entre histoire et mémoire, entre exaltation du passé et projection dans le futur, illustre concrètement le thème général du recueil et qui fourmillent, l’un et l’autre, d’exemples parlants. On élargira même la recommandation de lecture, tant la dimension citoyenne de ces deux articles est évidente, à tous ceux qui, à Paris ou à Bruxelles, restent confits dans une forme de political correctness, dès que se profilent des enjeux mémoriels … !

 Les contributions qui portent plus spécifiquement sur la notion d’historicité en histoire, et notamment sur l’oeuvre fondatrice de Koselleck, complètent un panorama, d’où ressortent clairement trois caractères centraux d’une démarche à laquelle est liée le nom de François Hartog, depuis sa lecture  révolutionnaire d’Hérodote   .

Ouverture pluridisciplinaire d’abord : sur la philosophie, en l’occurrence le double héritage convergent phénoménologique et herméneutique allemand, abondamment évoqué dans le livre, de Droysen à Gadamer ; sur la littérature qui a été, à travers Chateaubriand ou DeLillo, une source d’inspiration décisive pour Hartog; sur l’anthropologie avec les travaux de Sahlins portant sur la temporalité propre des sociétés dites traditionnelles. Convergences qui ont contribué à ce fameux « tournant critique » des années 1980, où les concepts de représentations et de significations, investies par les acteurs eux-mêmes dans le processus historique, sont passées en tête du « questionnaire de l’historien ».

Ecrire l’histoire autrement


Finalement toutes les contributions pourraient bien être réunies par cette donnée anthropologique fondamentale : l’homme est un être de significations; il ne vit pas dans le « réel brut » ; il l’interprète. A commencer par son présent, doublement investi par un « espace d’expérience » (relation au passé) et un « horizon d’attente » (relation au futur), pour reprendre la distinction si productive de Koselleck, qui traverse tout l’ouvrage. Ce qui signifie entre autres que « la dialectique chahutée des temporalités », selon l’heureuse formule de l’introduction, pourrait bien disqualifier la définition canonique de l’histoire par Marc Bloch comme « science des hommes dans le temps »…

Nouvelle perspective qui pourrait marquer la fin d’un positivisme à la peau dure, remontant à l’Ecole méthodique du XIXème siècle et nullement remis en cause par les Annales, surtout dans leur version braudelienne… On retrouve ici l’écho du courageux combat de François Dosse, -bien solitaire au départ- contre les apories de la « nouvelle histoire »   .
 

Sortir l’histoire de l’ « entre-soi » des historiens
 

Mais voilà justement où le bât blesse: le court résumé que l’on vient de tenter, à supposer qu’il soit juste, n’aurait-il pas dû trouver sa place, moyennant développements et exemples –bien trop rares !- dans l’ouvrage en question ? Grâce notamment à une véritable introduction,  plus étoffée que le rapide survol proposé par les directeurs, et où une définition claire de l’historicité aurait pu être donnée : concept souple ne signifie pas nécessairement concept mou...

De façon générale, le livre s’adresse souvent aux seuls initiés. Trop d’allusions, voire de sous-entendus réservés à l’homo academicus historicus le traversent, pour ne rien dire des lourdeurs d’expression et d’un jargon irritant qui se retrouvent dans de bons -comme de moins bons- articles… Et peut-être déjà dans l’expression même de « régime d’historicité » que l’on doit à François Hartog: va pour le deuxième mot, venu de l’allemand et traduisible en anglais (un bon test de pertinence !). Mais « régime » ? « Forme » n’aurait-il pas été plus simple ? Et tout aussi adéquat, à en juger par sa venue « naturelle » sous la plume de plusieurs contributeurs…Et que l’on retrouve dans la définition de l’histoire de Huizinga : « la forme mentale dans laquelle une culture se rend compte de son passé »   qui pourrait se substituer avec bonheur à la définition de Marc Bloch.

Mais nos auteurs oseraient-ils aller jusque là? Malgré la grande portée théorique et pratique de la notion d’historicité, on reste en effet frappé par la prudence qui caractérise ce recueil. On  la mesure aussi bien à la révérence obligée pour Foucault et Lévi-Strauss, qu’aux pincettes prises avec le « cas Heidegger » ou aux hésitations de François Hartog pour donner une valeur autre « qu’heuristique » à sa démarche.

Prudence relevée il est vrai à plusieurs reprises dans l’ouvrage, notamment dans la contribution de Christian Delacroix et dans l’interview de François Hartog. Mais on ne sait trop si c’est pour l’approuver, la regretter ou l’accepter comme un élément inévitable de l’habitus historien...

De sorte qu’au terme de la lecture, la question des origines de ce tournant critique  débouche sur une autre : pourquoi cette nouvelle « crise allemande de la pensée française »   se produit-elle si tard ? Phénoménologie et herméneutique ne sont pourtant pas vraiment des nouveautés philosophiques… Et pourquoi, à considérer le paysage historiographique français dans son ensemble –sauf à prendre en compte tout le champ des études mémorielles- les applications de la notion d’historicité demeure-t-elles si modestes? Pourquoi, en somme, cette si longue et si résistante tradition de scientisme et de modestie épistémologique chez nos historiens ? Il y aurait là matière à une intéressante enquête dans le cadre d’une histoire rénovée des idées, qui pourrait bien remonter à la double condamnation originelle de l'histoire par Descartes et Pascal (pour une fois d'accord!). N'y aurait-il pas là un bel exemple de « tradition efficace » qui illustrerait la « Wirkungsgeschichte » chère à Gadamer et dont il est question à plusieurs reprises dans le recueil sur les « historicités » ?