À l'heure des bilans, la mondialisation semble bien moins unificatrice qu'on ne la présente généralement.

“Tout changement important de politique économique est toujours précédé d'une victoire dans le champ intellectuel”   : cette remarque, faite à propos de l'histoire de la mondialisation, résume bien l'ambition et la portée du livre très particulier que Pierre-Noël Giraud consacre à la mondialisation. À un moment où la crise économique pose des questions économiques plus pressantes que jamais, cet ouvrage court se présente à la fois comme un bilan et comme un ensemble de propositions politiques. Pédagogique, vulgarisateur dans le meilleur sens du terme, ce petit livre relève clairement de l'économie politique dans ce qu'elle a de plus intéressant : une pensée scientifique de qualité mise au service de la décision politique.

À quel type d'ouvrage a-t-on affaire ? Ce n'est ni vraiment le résultat d'une recherche économique particulière, ni vraiment un manuel présentant les différentes approches de la mondialisation. S'il fallait absolument le classer, sans doute faudrait-il le mettre dans la catégorie des “anti-manuels” : Pierre-Noël Giraud présente de façon très claire différentes théories, recherches et débats portant sur la mondialisation. L'élève de terminale ES ou l'étudiant en économie en apprendra plus dans ces quelques 160 pages que dans bien des manuels beaucoup plus épais. Mais pour autant, l'objectif n'est pas ici l'exhaustivité : s'il s'agit bien d'un résumé de différentes approches, en particuliers des travaux précédents de l'auteur   , c'est un résumé raisonné, au service d'un propos précis, d'une véritable thèse. L'élève ou l'étudiant y trouvera donc également un exemple frappant de ce que peut être une bonne réflexion économique.

Cette thèse est assez simple à formuler, bien que légèrement contre-intuitive : alors que libéraux et altermondialistes voient généralement la mondialisation comme un mouvement d'unification du monde (entre les économies, les peuples, les individus, les cultures, etc.) pour le meilleur ou pour le pire, Pierre-Noël Giraud soutient qu'elle produit des fragmentations (entre les économies, les peuples, les individus, etc.). Pour autant, il n'y a pas de raison de réclamer une sortie de la mondialisation ou simplement une transformation radicale du sens de celle-ci – ce qui constitue les deux attitudes de l'altermondialisme. Il est simplement nécessaire que le politique prenne acte de ces transformations et les intègre dans ses décisions. Pour cela, il faut d'abord une transformation dans le champ intellectuel : c'est ce à quoi s'emploie l'ouvrage en dressant le bilan de la mondialisation.


Un bilan de la mondialisation et de ses débats


L'ouvrage s'ouvre sur un bilan général de l'état de la mondialisation, c'est-à-dire de l'avancée de celle-ci en tant que processus   . Il faut reconnaître que c'est là la partie “faible” de l'ouvrage, non qu'elle soit inintéressante, loin de là, pour celui qui découvre ces questions, mais simplement qu'elle s'en tient à des considérations assez générales. En témoigne le premier chapitre où Pierre-Noël Giraud résume les deux récits possibles de la mondialisation, un récit d'inspiration libérale qui met l'accent sur l'efficacité économique de l'ouverture économique, l'autre qui souligne la déstabilisation de la “croissance sociale démocrate auto-centrée”   à partir des années 80. On s'en tient malheureusement à une juxtaposition des deux, sans volonté de trancher ni même de dépasser ces deux présentations. Pierre-Noël Giraud nous promet bien que “nous en écrirons certainement un troisième”   lorsque le processus sera parvenu à son terme, mais cela nous est de peu de secours pour la situation présente.

De même, “l'état actuel du processus de mondialisation”   n'apporte rien de bien nouveau : détaillant en quelques pages l'ouverture commerciale, les globalisations numériques et financières et la compétition internationale entre entreprises, cette partie dresse un bilan certes synthétique mais sans surprise, concluant que le processus n'est pas réversible. Le rôle de l'État est toutefois souligné avec une grande justesse : une économie véritablement mondiale exigerait une libre-circulation des hommes – un point trop souvent passé sous silence par certains apologues de la mondialisation – et ce sont les prérogatives des États en la matière qui sont ici l'obstacle principal, ce qui met l'accent d'une façon plus générale sur la construction politique de la mondialisation. Le thème de l'immigration reviendra d'ailleurs plusieurs fois dans l'ouvrage, Pierre-Noël Giraud soulignant la nécessité d'accepter tout immigré trouvant un emploi, sans créer de sous-travailleurs par le refus de l'octroi de papier ni compter sur une immigration “choisie” par un État central dont l'efficacité en la matière ne peut qu'être douteuse.

 

Une question centrale : la mondialisation et les inégalités

Ces premiers jalons posés, Pierre-Noël Giraud rentre alors dans le vif du sujet et analyse plus en détail la mondialisation. On quitte alors l'exposé proprement pédagogique pour se confronter à la pensée d'un grand économiste, sans que la clarté du propos n'en souffre de quelque manière : le bilan de la mondialisation se fait thèse et discussion. L'ouvrage affronte trois grandes questions concernant la mondialisation : ses conséquences sur les inégalités, le rôle de la finance, la problématique du développement durable.

Les inégalités sont de toute évidence la question la plus traitée et celle qui préoccupe le plus Pierre-Noël Giraud. La mondialisation a eu, selon les enquêtes qu'il mobilise, des effets positifs et négatifs en la matière. Positifs : elle a réduit les inégalités. Négatifs : elle a accru les inégalités. Paradoxal ? Non, car il ne s'agit jamais tout à fait des mêmes inégalités. Les premières sont les inégalités sociales : la mondialisation a permis à un grand nombre de personnes de s'engager “de façon probablement irréversible dans un processus de rattrapage des riches”   , exception faite du “milliard du bas”, expression reprise à Paul Collier   , qui désigne le milliard d'individu encore condamné à une extrême pauvreté. Les secondes, qui, par la mondialisation, succèdent historiquement aux premières, sont des inégalités entre territoires. Pierre-Noël Giraud distingue les acteurs sédentaires des acteurs nomades : si les premiers sont attachés à un territoire précis, les autres – grandes firmes, travailleurs internationaux – sont susceptibles de se déplacer d'un territoire à l'autre, de telle sorte que les écarts se creusent entre entre les pays riches et certains pays asiatiques, attractifs, et des zones moins attractives comme l'Afrique, l'Amérique latine ou le Moyen-Orient. Le même phénomène se rencontre à l'intérieur des pays, entre des régions insérés dans la mondialisation et d'autres qui en sont exclues, entraînant une augmentation des inégalités((voir Des lieux et des liens, de Pierre Veltz). Ce phénomène, particulièrement marqué en Inde et en Chine, se retrouve dans tous les pays qui participent à la mondialisation.

La question des inégalités entre nations, et donc entre territoire, occupe les chapitres 4 à 7((p. 61-121)), soit près de la moitié de l'ouvrage. Après une présentation générale (chap. 4), l'analyse se porte plus précisément sur  différentes aires géographiques et économiques : Asie, pays riches, Afrique (l'Amérique latine n'est pas traitée, et c'est regrettable). C'est ici que Pierre-Noël Giraud développe l'essentiel de sa thèse de la mondialisation comme fragmentation.

Reprenant les thèses ricardiennes relatives au libre-échange, l'auteur rappelle que celles-ci se placent dans un cadre dynamique : si le principe des avantages comparatifs montre bien que, à un moment donné (en statique) l'ouverture commerciale est profitable à tous, David Ricardo insistait surtout sur les gains sur la croissance (en dynamique), l'ouverture des économies stimulant la concurrence et, par là, la croissance   . Cela implique alors de prendre en compte les imperfections de marché et les “frottements”, le temps et les rythmes nécessaires aux économies pour s'ajuster à l'ouverture. Afin d'y parvenir, Pierre-Noël Giraud propose de reprendre un cadre analytique qu'il avait déjà développé dans un précédent ouvrage, “l'inégalité du monde”   , liant compétitivité de la main d’œuvre, mobilité de la production et inégalités internes   .

Les trois chapitres qui suivent se concentrent donc chacun sur des zones économiques particulières. Le chapitre 5, consacré à l'Asie, s'intéresse essentiellement aux deux grands pays “émergeant” de cette région du monde, l'Inde ou la Chine, et illustre parfaitement la pertinence du modèle précédemment développé. Ces deux pays ont en effet très nettement bénéficié de la mondialisation (p. 85-86) : par l'ouverture commerciale, les IDE, les transferts de technologie, etc., le nombre de compétitifs a pu augmenter, enrichissant ces pays, et entraînant dans leur sillage les protégés. L'avenir n'est pourtant pas assuré : ces compétitifs se tournent de plus en plus vers des produits “compétitifs” en provenance d'autres pays ou de leur propre production, au détriment de la production des protégés. Les inégalités se creusent donc, en particulier entre régions urbaines et rurales. Cette situation socialement inquiétante exigerait que les politiques cherchent à augmenter le nombre de compétitifs et  leur préférence pour la production locale.

Le chapitre consacré aux pays riches met l'accent sur les “fragmentations internes” (p. 93) propres à ces derniers. Repoussant l'idée d'un retour au protectionnisme – difficilement praticable, inutile et même défavorable au fameux “milliard du bas” - Pierre Noël Giraud recense les options possibles pour renverser la vapeur (“si l'on y tient”, rajoute-t-il) : si l'augmentation du nombre de compétitif est la voie “classique”, il y ajoute également la possibilité de jouer sur la croissance endogène du secteur protégé ou de faire des transferts du secteur compétitif au secteur protégé. Quant à l'Afrique, traitée dans le chapitre 7 (p. 109-121), c'est surtout de la Chine et des autres “émergeants”, qui, tôt ou tard, viendront l'industrialiser, que doit venir son salut. On peine cependant à être convaincu par le fait que les pays africains n'aient qu'à “attendre leur tour” : Pierre-Noël Giraud se borne à souligner l'importance de la société civile, de la mise en place d'États forts et vertueux, ou encore d'un capital social problématique, sans véritablement esquisser de solutions, lesquelles, certes, dépassent sans doute la macro-économie qu'il met en œuvre.

Les enjeux contemporains : finance et développement durable

Si les inégalités se taillent la part du lion dans ce bilan critique de la mondialisation, Pierre-Noël Giraud n'en évoque pas moins, bien que plus rapidement, des enjeux plus contemporains, particulièrement dans le contexte actuel : la stabilité financière internationale et le développement durable. Ces chapitres sont un peu à part, dans le sens où ils ne participent pas à la thèse centrale de la fragmentation consécutive à la mondialisation. Mais ils permettent de développer une vue plus exhaustive des débats et questions traditionnellement liés à la globalisation.

Concernant la finance, son propos est relativement simple : elle est indispensable, et les crises qui en découlent sont inévitables. Contre les “Saint-simoniens attardés”   qui n'y voient qu'un système parasitaire, l'auteur rappelle ses fonctions classiques de collecte et d'allocation de l'épargne et de répartition des risques. Reprenant son analyse du “commerce des promesses”, assez proche de l'économie des conventions, il souligne cependant l'existence d'un “mistigri”, soit les projets non-rentables qui seront tout de même financé faute de possibilité de faire des estimations toujours parfaites – et ce quel que soit le système. Chercher à réduire à tout prix ce mistigri reviendrait, pour les autorités monétaires, à brider la croissance (un certain nombre de projets rentables ne pourrait plus trouver financement) : des moments de “purge du mistigri” sont donc inévitables et “nécessaires”   . Dans le système actuel, cela se fait par les krach, susceptibles toujours de se transmettre au reste de l'économie. Que faire alors ? Pas grand chose malheureusement : l'existence du mistigri, et donc de sa purge, repose sur “l'incomplétude et l'asymétrie irréductibles de l'information”, et, de ce fait, “la réglementation est condamnée à une course poursuite derrière l'imagination financière”   . Reste que Pierre-Noël Giraud signale à plusieurs reprises que la façon dont la purge du mistigri par la crise est une caractéristique du système actuel, mais il n'explique jamais quelles seraient les autres possibilités : c'est dommage car il y aurait peut-être matière à réfléchir.

Concernant le développement durable, Pierre-Noël Giraud rappelle tout d'abord qu'“un grand nombre de questions environnementales relèvent de l'économie sédentaire”   . Rien ne permet de dire que les firmes globales polluent plus (ou dégradent plus l'environnement d'une manière plus générale) que les firmes locales : en particulier, les entreprises “nomades” sont plus soucieuses de leur image et plus surveillées par les ONG internationales “qu'une firme d'État chinois sévissant dans l'industrie lourde des provinces du Nord”   . En la matière, la mondialisation n'est donc pas coupable.


L'économie peut-elle nous dire quoice qu’il faut faire ?

Au-delà de ces différentes analyses et bilans, l'ouvrage est, comme on a pu le suggérer, traversé par une interrogation plus générale sur le rôle de l'État et du politique face aux transformations induites par la mondialisation. Derrière celle-ci se trouve une conception très intéressante du rôle de la science économique.

Le chapitre 3, intitulé “États et marchés” est ainsi sans doute le plus intéressant de l'ouvrage, car, comme son titre ne le laisse pas forcément deviner, il traite du rôle de la science économique dans les décisions et constructions politiques. Giraud ne tranche en effet pas pour le plus ou le moins d'État, mais souligne que “le passage aux recommandations politiques exige toujours l'analyse concrète d'une situation concrète, c'est-à-dire un diagnostic, une évaluation nécessairement en partie qualitative et donc subjective des imperfections respectives des marchés et des États”   . L'économie ne donne pas de solutions toutes faites aux hommes politiques ou aux militants. Cela découle directement de sa nature scientifique : ne pouvant produire des lois a-historiques, intemporelles et universellement valable, “elle doit établir des lois qui prétendent à la validité dans une certaine période historique, pendant laquelle les interventions des États sont globalement stables et le capital social d'un certain niveau” (p. 55), et qui, en outre, doivent tenir compte des déséquilibres, transformations et autres dynamiques des situations où elles s'appliquent. Le sociologue pensera ici au “nomologisme deictique” de Jean-Claude Passeron, c'est-à-dire la possibilité de formuler des lois valables seulement indexés à un contexte historique précis.

Partant de là, Pierre-Noël Giraud affirme que l'économie ne peut se permettre de faire des propositions normatives par elles-mêmes. Cela n'est possible que par rapport à un ensemble de normes qui doivent formulées en dehors du cadre strictement scientifique : l'économiste ne peut pas définir, à l'intérieur de son système, quel est l'intérêt général. Il peut seulement mettre ses outils au service d'une conception particulière, pour mesurer les gains et les pertes des individus dans une situation donnée et indiquer les conséquences possibles de telle ou telle décision. Voilà une position que l'on aimerait voir lue (et comprise !) par beaucoup “d'experts” et bon nombre de “critiques” de la science économique...

 

À lire également sur nonfiction.fr :

Jean-Noël Giraud, La mondialisation. Émergences et Fragmentations (Sciences humaines), par Jean Bastien.