Un recueil qui porte son attention sur une autre facette d'Edward Said, celle du critique musical, dont la pensée, riche et pertinente, ne cesse d'être engagée.

La gauche, américaine comme française, valorise Edward Said, mort en 2003, parce qu’au fond, c’est un Palestinien présentable : professeur d’anglais et de littérature comparée à Columbia, en complet veston, comme nous le présente la photo en troisième de couverture. Elle voit en lui une figure cosmopolite. Le Monde diplomatique célèbre régulièrement la mémoire de cet intellectuel engagé et hors pair, qui défendit ardemment la cause de son peuple, au nom d'un universalisme qui nous est familier   . Chez les musiciens et les mélomanes, il est particulèrement connu pour avoir fondé, avec Daniel Barenboïm, le West-Eastern Divan Orchestra, où jouent côte à côte, depuis 2001, des instrumentistes israéliens et palestiniens. On sait généralement moins que Said a également été critique musical, tout au long de sa carrière, principalement pour The Nation   , mais aussi pour le New Yorker, le New York Times ou le Washington Post ; il était lui-même un pianiste distingué. C’est en tout cas au Met (pour l’opéra) et à Carnegie Hall (pour le piano, et dans une moindre mesure, la symphonie) qu’il exerça principalement son jugement.

 

Une plume acerbe au service de la musique classique

Intellectuel de gauche, Said possède un goût exclusif pour la partie du répertoire (classique européen, cela va sans dire) qui n'intéresse pas le bourgeois, ou le provoque. Sa haine de l'opéra italien, outrageusement privilégié au Met, au détriment de l'opéra allemand notamment, est la fois réjouissante   et significative. Mais en se plaignant de la routine de la vie musicale new-yorkaise, il ressemble à ces Parisiens du XVIIIe siècle, décrits par Burney, qui ne cessent de décrier leur opéra, mais s’y étouffent tous les soirs. Post-romantique, Said est modérément friand de création contemporaine   mais fait ses délices des marges du grand répertoire   .

Les compte-rendus de représentations, de concerts et de festivals sont extrêmement analytiques ; Said y distribue les bons et les mauvais points avec méticulosité. Cette attitude soulage le lecteur français qui pourrait croire, à ne lire que la presse musicale de notre pays, que la bouillie stylistique et les élans d’irrationalité sont le seul style possible. Le revers de cette démarche analytique, c’est que Said a toujours l’air extrêmement négatif, même quand il semble avoir globalement apprécié un spectacle ou un concert ; il est aussi vrai qu’il peut être très cruel dans ses propos. Mais ce qui justifie la parution de ses articles, c’est le fait qu’ils contiennent toujours un long moment de contextualisation avant le compte-rendu proprement dit. Said s’y montre très pédagogique (on ne saurait trop recommander aux non-spécialistes de Wagner son résumé du Ring !   ) et, la plupart du temps, engagé, y compris d’ailleurs sur des sujets qui n’ont qu’un rapport lointain avec le compte-rendu du jour – on se prend à rêver de lire des articles aussi longs et aussi libres dans les revues françaises.

Musique et politique

Sur la longue durée, on trouve des thèmes récurrents. Le principal d’entre eux est Glenn Gould, sur lequel nous revenons plus bas. Said s’intéresse généralement aux relations entre musique et politique ; il accuse l’établissement et les neocons   de gommer, socialement et esthétiquement, les aspérités idéologiques de l’opéra et du grand répertoire. Il consacre notamment de longs articles aux opéras de Mozart et à Fidelio. Mais alors qu’il explicite leur force révolutionnaire, il prétend mettre de côté les aspects les moins recommandables de la personnalité de Wagner et de Richard Strauss, pour mieux faire l’apologie de leur musique, ce qui occupe au bas mot un tiers du volume. Dans le même élan, il rejoint Adorno et Nattiez dans leur défense de l’infidélité interprétative : trahir la mise en scène traditionnelle des opéras de Wagner, "en les réinterprétant", ce serait, pour les "wagnériens anti-nazis", permettre à ces œuvres "de rester vivantes"   .

Said est à son meilleur lorsqu'il mobilise dans le même article ses talents de comparatiste, de politique et de musicien. La manière dont il prend parti dans la polémique récurrente sur la légitimité de jouer Wagner en Israël est absolument ébouissante quand il entreprend, en 2001, de défendre son ami Barenboïm, qui venait, le premier, de briser le tabou.

 

Une pensée parfois prisonnière de ses parti-pris

Mais malgré toutes ces qualités, Said est quelquefois prisonnier de parti-pris. C’est avant tout un cérébral : il méprise la virtuosité gratuite   ou l’amabilité   . Said adore les "distorsions de l’original" opérées sur divers opéras par Peter Sellars   , non parce que c’est beau ou émouvant, mais parce c’est "si intéressant"   . On ne peut pas dire, également, qu’avoir pour référence les dogmatismes d’Adorno et de Boulez soit particulièrement révolutionnaire.

Car Said est aussi prisonnier d'une esthétique révolue ; il méconnaît totalement la révolution dite baroque, traitée de "vogue"   , et dont il avoue ne pas être un grand "fan". Il reste notamment attaché à une conception très datée de Bach, musicien prétendument "mathématique", dont la musique ne serait parfois pas faite pour être entendue   ou dont l’Art de la fugue serait une œuvre abstraite, destinée à aucun instrument en particulier   … On n’est guère surpris, dans ces conditions, de sa fascination pour Glenn Gould, l’homme qui, pendant des décennies, a retenu Bach en otage dans sa chambre d’hôtel, qui a renoncé à jouer en public parce que la musique de Bach serait par nature antirhétorique   , soit exactement le contraire de ce que l’on pense unanimement aujourd’hui. On est par contre étonné de voir Said, le rationnel, l’intellectuel critique, rester fidèle toute sa vie à la mémoire et aux enregistrements du plus cliniquement fou des interprètes du XXe siècle.

On retiendra enfin de Said son attention particulière à la question de l’enregistrement, sans doute suscitée, justement, par la position de Glenn Gould, et qui nous vaut un chapitre bref mais très fin sur Toscanini, "L’enregistrement et l’interprétation"

 

 

À lire également sur nonfiction.fr :

 

- Edward W. Said, Réflexions sur l'exil, et autres essais (Actes Sud), par Nejmeddine Khalfallah.  

Dans un recueil passionnant, E. W. Said analyse les faits littéraires et politiques à travers son regard d'exilé.