Dans un recueil passionnant, E. W. Said analyse les faits littéraires et politiques à travers son regard d'exilé.

Rassemblant cinquante-six essais composés entre 1967 et 1998, cet ouvrage, passionnant, retrace l’analyse critique d’E. W. Said des faits littéraires et politiques les plus marquants du siècle dernier. Bien qu’étalés sur environ trente-cinq ans, ces articles sont reliés par un même fil conducteur : décrire l’exil comme une source de créativité, non comme un labyrinthe d’angoisse. Or, pour représenter cette réalité fugitive, il ne faut pas être nécessairement exilé. Pourtant, elle ne se prête à être mûrement décrite, voire magnifiée, que lorsqu’on est exilé. E. W. Said (mort en 2003) en a fait l’excellente démonstration : n’étant pas seulement un thème fictif ou une source de rancœur, un sujet de surenchères politiques et de luttes économiques, l’exil est, avant tout, un cheminement d’innovation. Dans une métropole maniant le sordide et le morbide, comme New York, les conditions scientifiques étaient réunies pour reprendre, dans une perspective esthétique et politique, les luttes pour le pouvoir, les mouvements philosophiques et les courants idéologiques de la deuxième moitié du XXe siècle. L’objet principal de cet ouvrage est de souligner les mutations mondiales, révélées par la fin de l’affrontement (froid) entre le bloc capitaliste et l’ex-Union soviétique. En se référant aux romans de cette période, l’auteur redessine les nouvelles aires de conflit et les recense avec sa sensibilité d’exilé. Il jauge les événements et les courants littéraires et critiques d’après les lorgnettes de quelqu’un qui n’a jamais vécu dans sa terre, qui n’a jamais eu le confort d’être chez lui. D’emblée, cette position d’exilé - que l’on doit distinguer de celle d’immigré, d’expatrié ou du missionnaire - devient une identité propre, véritable grille de lecture par laquelle on lit l’histoire et l’art.

Avec une aisance déroutante, l’auteur nous rappelle que "le plus grand fait de ces trois dernières décennies est, à mes yeux, la vaste migration humaine qui a accompagné la guerre, la colonisation et la décolonisation, la révolution économique et politique, et des phénomènes aussi dévastateurs que la famine, la purification ethnique, et les grandes intrigues de pouvoir". Au fondement de cette évidence, réside la marche des individus et des peuples vers la liberté. Nulle autre part ailleurs, sinon dans le déracinement que E. W. Said voit se régénérer la capacité à comprendre les vicissitudes de l’histoire et de la littérature.


Mouvement et Ancrage

Dans cette ville grandiose qu’est New York, s’épaississent les frontières entre l’habituel sentiment d’appartenance et la réelle marginalité solitaire. Au même temps, dans cette ville, les courants intellectuels se forment à mesure que les misères s’aggravent. Mouvement et ancrage, telle est la dichotomie qui gouverne, aux yeux de l’auteur, les manifestations culturelles et politiques de notre temps. Du premier concept, découlent les mouvements migratoires, la colonisation et les guerres libératrices. Du deuxième, ont apparu les tendances xénophobes, racistes et ataviques : le retour à une origine, à une partie fictive, à l’illusion d’une supériorité. D’ailleurs, c’est dans le gouffre du passéisme que la formule de Bulter revêt son sens : "On attend d’un pasteur qu’il soit une sorte de dimanche fait homme"   . On exige des citoyens d’être en parfaite conformité aux canons de la société, tel un pasteur qui absorbe les rites dominicaux au point d’en devenir, lui-même, un dimanche pastoral. Seule la position du subversif et du déraciné permettrait de saper les fondements de la civilisation marginalisatrice.



Subjectivité de l’exilé

L’enjeu théorique de cet ouvrage est donc double : théorique et pratique. Il consiste en effet à nuancer, voire même ébranler, les perspectives formalistes et structuralistes sans tomber dans le piège de l’érudition "traditionnelle" (allusion faite aux orientalistes classiques), ni dans les estimations verbales postmodernes (allusion faite aux penseurs non-engagés). Le concept sur lequel se fonde ce bouleversement n’est autre que "l’expérience historique". Sans constituer une alternative ou un dépassement, ce concept désigne les conditions politiques et personnelles qui régissent les individus et influencent leur mode d’expression et de pensée. Un écrivain (poète ou romancier) est avant tout un individu, ancré dans un contexte réel, dans une subjectivité historique palpitante. Lorsqu’il conçoit son texte, les propres conditions de vie de l’écrivain se révèlent à travers les emplois métaphoriques, les structures narratives et le choix des thématiques. Or, la subjectivité de l’exilé est plus à même de retranscrire l’expérience du déracinement, de souffrance et de désorientation. Paradoxalement, l’exilé est bien placé pour parler de cet être mal-placé, non-placé et déclassé. La position de perdition est plus propice à l’immédiateté, au vécu et au contesté, thèmes qui ont nourri et nourrissent encore autant l’expérience esthétique que la praxis politique.

Loin de rejeter ou de disqualifier les philosophes du marxisme, du formalisme et du structuralisme, ces articles reposent le problème des éternelles dialectiques entre le pouvoir et le savoir, les maîtres et les serviles, les puissances occidentales et le reste du monde, en mettant à nu les allégations égocentriques qui alimentent le discours de supériorité. Ce dernier s’est cristallisé dans le concept vicieux de "l’identité nationale" à qui l’auteur consacre une analyse poussée pour démontrer qu’il pourrait engendrer des courants contestataires, fort enrichissants.   


De la musique

De même, quelques chapitres ont été dédiés à la place de la musique dans les arts et la critique modernes. Une question brûlante régit tous ces chapitres : quelles sont les raisons qui ont conduit à l’exclusion de cet art de l’ensemble des pratiques artistiques. Dans certains cas, seule l’expérience musicale éclairerait les méandres de la quotidienneté. 



Et de la Palestine…


Et la Palestine ! Ayant traité de cette question, dérangeante et sensible, dans d’autres ouvrages, l’auteur se contente de rappeler que la Palestine, comme cause et combat, a désormais une dimension universelle dépassant largement le problème d’une région géographique ou d’un conflit politique ponctuel. Lointaine, sa patrie influence ses écrits et l’aide à défendre que l’exil n’engendre pas seulement la rancœur, mais aussi une nouvelle approche, plus édifiante.

Hormis la Palestine, l’ouvrage est plus éloquent par les sujets indicibles, tabous et impensables. Pour des raisons que nous ignorons, ces articles bannissent le phénomène symbolique (entendre : religieux) de manière assez étonnante. Entre les lignes, on décèle une sorte de prémisse selon laquelle l’exilé est forcément un individu laïc, voire même athée. L’univers symbolique et religieux que véhicule l’exilé est aussi source d’angoisse et d’ancrage. Aux États-Unis, comme dans les autres ex-colonies occidentales, la religion est un fait quotidien, fortement ancré dans les couches de l’habitus   . L’ignorer réduit le phénomène de l’exil à une subjectivité sans fondement. Les perspectives anthropologiques que l’auteur aurait pu ouvrir seraient, sans doute, d’un intérêt indéniable notamment pour décrypter les discours mêlés de l’exilé. Il en va de même pour l’approche dichotomique de l’auteur : blanc/non-blanc, colonial/colonisé, occidental/autre, qui devient, parfois, un obstacle empêchant de voir la complexité de cette expérience historique. L’exil n’est réellement source de créativité que lorsqu’on s’y émancipe des certitudes pesantes, fût-ce celles de la souffrance. Dans chacun artiste, gît un exilé, un individu en quête d’une patrie. Bien qu’elle soit réconfortante, cette quête est l’essence même de la création : chercher une expression, chercher un thème, c’est forcément chercher une patrie, une terre et un retour impossible à des origines à jamais perdues

 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.