L'œuvre du philosophe Daniel Innerarity, qui est également un chroniqueur réputé d'El País, s'attache à penser de nouvelles voies pour la politique en tenant compte de ses mutations contemporaines. La politique doit selon lui se penser comme un "art de la contingence", ayant vocation de "médiation" entre les différentes sphères qui composent la société, pour aider celle-ci à investir les possibilités qui se présentent à elle.

nonfiction.fr : Vous insistez dans vos ouvrages sur le rôle de la politique, tout en étant conscient des changements qu'elle subit. Comment continuer de donner force à l'action politique ? Quelle est la particularité du politique par rapport à l'économique ou au culturel ? 

Daniel Innerarity : Je m'inscris dans un mouvement de pensée qui vise à réhabiliter la politique, mais sans nostalgie, non pas en partant de ce qu'elle était (où de ce que l'on suppose qu'elle était) mais à partir de ce qu'elle peut être, aujourd'hui, à une époque où elle connaît une transformation fondamentale.

Donner force à l'action politique, aujourd'hui, c'est d'abord voir que la politique n'est, comme le dit Luhmann, qu'une sphère parmi d'autres (la science, la religion, l'économie, etc.), une sphère qui ne peut plus diriger de manière hiérarchique les autres sphères et leur imposer sa logique, mais une sphère qui met en relation les autres sphères, qui les oblige à sortir de leur logique propre et de la cécité inhérente à celle-ci, à prendre en compte la logique des autres sphères. Donner force à la vie politique, c'est donc d'abord pour moi prendre conscience des limites de l'action politique.

La politique n'est pas une science ayant vocation à régir l'ensemble de la société mais un art visant à gérer la contingence, à trouver les bons compromis entre les différentes sphères (quitte à ne pas satisfaire tout le monde). Dire cela, ce n'est pas renoncer à la politique, bien au contraire. Dans nos sociétés complexes, il est plus que jamais nécessaire de faire entendre la voix de l'intérêt général, afin de relativiser les autres sphères (la culture, par exemple, méprise souvent l'économie, or il faut bien compter, même dans le domaine culturel ; l'économie méprise souvent les questions écologiques, or il faut bien les prendre en compte aussi lorsqu'on produit, etc.).

Là est le rôle de la politique, un rôle non de direction mais de médiation. La politique est beaucoup plus forte lorsqu'elle se pense ainsi que lorsqu'elle s'imagine, fantasmatiquement, régir l'ensemble de l'ordre social. C'est pourquoi j’accorde un intérêt particulier à l'Union européenne, en laquelle je vois une des figures que prend la politique contemporaine.



nonfiction.fr : Vous insistez dans votre dernier livre paru en France sur l'orientation vers le futur. Cela peut-il vouloir dire qu'il s'agit pour la politique d'accompagner les mouvements de la société, pour leur donner un sens, par un travail commun de délibération et de réflexion ?

Daniel Innerarity : Oui, je pense que le futur est trop souvent confisqué, dans nos sociétés, de multiples manières (par la logique à court terme de l'économie, par le temps quasi-instantané des médias, par la politique réduite à la gestion du présent, obsédée par les sondages...). Il faut penser la politique comme un pouvoir de configuration des possibles. C'est-à-dire ni comme une simple gestion du présent, ni comme une fuite dans les planifications utopiques ou l'évocation creuse des valeurs. Toute ma pensée  vise à trouver cette bonne distance avec le futur, loin aussi bien de l'empirisme qui s'incline devant les faits que du rationalisme qui dessine des institutions de manière autoritaire.

On pourrait en effet définir la politique ainsi comprise comme un accompagnement des mouvements de la société pour leur donner un sens, à condition de préciser que le sens est déjà là, dans les mouvements de la société, qu'il n'est pas insufflé en eux par la politique comme on insuffle l'esprit dans une matière... Transformer un sens incomplet par l'organisation d'échanges entre les différents mouvements sociaux, entre les différents sous-systèmes qui composent notre société complexe, cela "par un travail en commun de délibération et de réflexion", oui, à la condition cependant de ne pas fétichiser la délibération ou la participation, de bien l'articuler avec la représentation.

Le sens, dans nos sociétés, naît ainsi d'une activité complexe, à niveaux multiples, où la politique met en relation et accorde, ce qui évidemment, aujourd'hui, se fait essentiellement par la délibération (même si je suis conscient des contraintes temporelles de la politique : j’insiste aussi sur le fait qu'à un moment il faut trancher).


nonfiction.fr : Vous êtes parfois considéré une source d'inspiration pour Zapatero. Comment pensez-vous les rapports entre philosophie et action politique ? La philosophie peut-elle donner des orientations à l'action politique ?

Daniel Innerarity : Je tiens à bien distinguer le rôle du philosophe et celui du politique. Le philosophe n'a pas à se mettre, en tant que philosophe, au service d'un parti, même si en tant que citoyen il a naturellement ses préférences. À la question de savoir quelle est mon influence sur Zapatero et plus largement sur la politique actuelle des socialistes en Espagne, je serais flatté d'apprendre qu'un philosophe puisse avoir une influence politique, mais je méfie beaucoup de l'idée d'une influence directe... La véritable influence que la philosophie prétend exercer et exerce me semble se situer à un autre niveau.


À une époque où la social-démocratie peine à renouveler son projet (en France encore plus qu'ailleurs), j’essaie de penser ce que pourrait être une politique de gauche aujourd'hui, acceptant l'économie de marché sans pour autant avoir des illusions sur l'autorégulation de celui-ci, redonnant un rôle à l'État sans pour autant revenir au jacobinisme.

Dans le contexte espagnol, marqué par le débat sur les identités nationales (les "nacionalidades") ma position se caractérise par la recherche d'une véritable reconnaissance des identités nationales et d'une articulation entre les différents pouvoirs (celui des nationalités, celui de l'État central et celui de l'Union européenne), qui renvoie dos-à-dos les partisans, fussent-ils ennemis, d'une même conception dépassée de la politique de l'État-nation

Propos recueillis par mail

 

- Daniel Innerarity, Le Futur et ses ennemis (Climats)

 

À lire :

- L'article consacré à Daniel Innerarity, dans nonfiction, le magazine des livres et des idées